L’ÉVOLUTION DE LA STRATÉGIE AÉRIENNE AMÉRICAINE DE MITCHELL À SHERMAN
Joseph HENROTIN
La puissance de L’US Air Force ne repose pas uniquement sur ses capacités matérielles, mais aussi sur une force de frappe intellectuelle qu’elle veille toujours à préserver. Or cette dernière n’est pas orpheline. Elle provient notamment d’un certain nombre de penseurs de référence qui, s’ils contribuent à faire émerger des conceptions d’emploi, fourniront également les bases d’une vision légitimant l’indépendance de l’air Force.
La vision de Douhet est partagée, mais aussi nuancée et raffinée, par William (Billy) Mitchell, William C. Sherman, puis par Alexander de Seversky(1). Mais dans le cheminement de sa pensée, Mitchell fait en quelque sorte – et sans véritablement en avoir conscience – la synthèse entre les écoles tactique et stratégique de la puissance aérienne. Dans ses premières réflexions, il considère ainsi que la mission des forces aériennes consiste d’abord à détruire la capacité aérienne adverse et, ensuite, ses forces au sol(2). Assistant en 1908 aux premières démonstrations de l’air Service nouvellement créé et rattaché au Signal Corp. auquel il appartient, il favorise dans un premier temps l’utilisation des dirigeables pour ces missions.
MITCHELL ET LA MILITANCE AÉRIENNE
C’est cependant en 1913, en étudiant l’influence de l’aviation dans les guerres des
Balkans, qu’il prend conscience des avantages offerts par l’avion, et en profite pour remettre en 1915 un rapport soulignant l’insuffisance des investissements américains en la matière, l’aviation ne comportant alors que 23 appareils (3). Passant son brevet de pilote en 1916, il sera l’adjoint au directeur de l’école de l’air Service puis le conseiller du général Pershing, alors que les États-unis viennent de s’engager dans la Première Guerre mondiale. Mitchell y commandera l’aviation à Saintmihiel, un des deux affrontements majeurs où sera engagée l’aviation américaine. Pour G. Sciacco, « il en profite pour tester ses théories. Il réunit près de mille cinq cents appareils français, anglais, américains, italiens, dont quatre cents bombardiers, s’octroie la maîtrise du ciel durant toutes les opérations, soumet les arrières ennemis à un bombardement intensif, tout en répondant aux demandes d’appui des troupes au sol (4) ».
Mitchell ressortira de cette expérience convaincu de la validité de ses conceptions et, rentré aux États-unis où il devient directeur adjoint de l’air Service, glissera peu à peu dans le sens des conceptions développées par Douhet, avec qui il semble avoir eu des discussions dans l’entre-deux-guerres(5). Toutefois, il adopte une posture plus nuancée que le précédent. Avec des officiers tels que Mason M. Patrick (6), Henry « Hap » Arnold (7) et Carl Spaatz (8), il considérera ainsi que l’air Service doit devenir indépendant et acquérir
Dans le cheminement de sa pensée, Mitchell fait en quelque sorte – et sans véritablement en avoir conscience – la synthèse entre les écoles tactique et stratégique de la puissance aérienne.
un statut semblable à celui de la marine et de l’armée de terre, sans cependant cantonner ces dernières à des fonctions strictement défensives. Diffusant leurs vues, ces hommes seront qualifiés d’« hérétiques » par d’autres officiers aviateurs, partisans eux de l’idée d’une soumission des opérations aériennes aux opérations terrestres. La réforme de 1920 placera d’ailleurs l’embryon de force aérienne américaine sous la tutelle directe de l’armée.
Celui qui est encore général considère que l’avion est supérieur au navire, et engage une campagne de presse pour faire passer ses idées. Il déclenche ainsi une polémique telle que L’US Navy est contrainte d’autoriser des essais au cours desquels l’aviation coule effectivement une série de sous-marins et de bâtiments allemands livrés à titre de dommages de guerre. Or la marine est alors toujours considérée comme le premier instrument de la défense d’états-unis encadrés par les océans. Washington considère ainsi la rupture de ses lignes de communication maritimes comme étant la principale menace. Malgré son succès, B. Mitchell sera rétrogradé au rang de colonel et devra partir pour le Texas en 1925, où il continuera de produire livres – il y écrira Winged Defense, son principal ouvrage(9) – et articles, avant que des accusations portées contre l’armée et la marine(10) ne provoquent son passage en cour martiale. Son éviction de l’armée en 1926 pour insubordination et comportement indigne d’un officier entraînera sa démission le lendemain.
De facto, Mitchell, en raison de son activisme frondeur, sera amplement considéré comme un polémiste, voire un propagandiste de la puissance aérienne (11). En revanche, dans les jours qui suivent ses essais de lutte antinavire, le Congrès débloque les fonds qui vont permettre la construction du premier porte-avions de L’US Navy. Mais, entretemps, sa pensée a évolué vers la recherche de la défaite adverse au travers de la puissance aérienne, en affectant aux forces aériennes la mission de viser la volonté de combattre adverse en tentant de faire pression sur son moral, une tendance récurrente de la pensée aérienne stratégique contemporaine.
Il considère alors que le moral soutient toute volonté de mener et de poursuivre une guerre. Toute détérioration du moral devient alors une altération de la volonté adverse de combattre, devant conduire ultimement à la fin d’un conflit par un processus d’attrition. Pour autant, s’il considère que l’aviation est l’arme stratégique par excellence et qu’il agite comme Douhet la menace de bombardements chimiques des populations civiles, il s’en départit, refusant d’en faire une cible pouvant être soumise à la pression de la puissance aérienne, à l’exception notable de situations de représailles. Aussi, faire pression sur le moral adverse interviendra par des frappes sur des cibles industrielles diversifiées, dans une logique d’interdiction. Pour ce faire, il effectuera l’inventaire des centres vitaux de l’ennemi : ses forces militaires, ses moyens de transport, son industrie et la volonté des civils, considérant vers 1933 que l’industrie est le centre de gravité adverse le plus vulnérable (12).
Lui-même aviateur, Mitchell consacre la majeure partie de son travail aux tactiques utilisées en guerre aérienne et donne des solutions techniques dans la répartition des appareils par raid, tout en préconisant, à l’instar de Douhet, une diversification des armements selon le triptyque bombes explosives/bombes incendiaires/bombes chimiques. Mais il se démarque également de Douhet lorsqu’il considère le rôle de la chasse, qu’il estime à même, avec des bombardiers disposant de leur propre protection, de couvrir les raids stratégiques qu’il envisage. Mitchell pense en effet assez rapidement qu’une guerre avec le Japon est inévitable et que ce dernier mettra en oeuvre des bombardiers stratégiques – sans entrevoir la menace des porte-avions – qui devront être contrés. Rapide, maniable et au grand rayon d’action, l’avion de chasse doit, dans sa vision, représenter 60% des appareils en ligne, contre 20 % de bombardiers et 20 % d’appareils d’observation (13), de sorte qu’il ne fermera jamais la porte aux options tactiques. De même, son positionnement au regard des autres armes ne sera pas aussi offensif que celui de Douhet, l’américain indiquant que la structure de forces idéale, à l’échelon national, demandait 50% de puissance aérienne, 30 % de puissance terrestre et 20% de puissance navale.
Malgré son succès, B. Mitchell sera rétrogradé au rang de colonel et devra partir pour le Texas en 1925, où il continuera de produire livres et articles, avant que des accusations portées contre l’armée et la marinene provoquent son passage en cour martiale.
L’ENVIRONNEMENT DE L’ACTS
Penseur aux idées plus complexes que ce que la littérature laisse généralement
entrevoir, Billy Mitchell restera la figure tutélaire de la puissance aérienne américaine. Pour autant, ses réflexions seront confirmées ou remises en question par l’intermédiaire de quelques auteurs, moins connus. W. H. Frank, commandant en second de l’air Corps Tactical School (ACTS), assistant en 1929 à des exercices dans l’ohio, reste ainsi convaincu que les bombardiers conserveront toujours une capacité de passage au travers des défenses adverses, ce que semblait confirmer, selon lui, l’expérience allemande de l’emploi des zeppelins et des bombardiers Gotha contre Londres durant la Première Guerre mondiale(14). Toutefois, on ne peut s’empêcher d’y objecter, comme on peut le faire avec Douhet, une trop grande prégnance des facteurs techniques, voire leur idéalisation excessive. La probabilité de pannes mécaniques, la nécessité de mettre en oeuvre des plans d’attaque coordonnés, la disposition potentielle par l’adversaire d’une aviation de chasse et d’une DCA confinent alors à une friction clausewitzienne à laquelle une très technicienne aviation n’échappera pas dans sa mise en oeuvre opérationnelle.
De même, Donald Wilson, un capitaine versé dans les questions mathématiques qui rejoindra la même année un ACTS au poids déterminant dans l’évolution de la pensée stratégique aérienne américaine, raffinera les conceptions mises en évidence par Mitchell, mais aussi par William C. Sherman. Wilson, préoccupé par la question de la frappe d’un objectif par une bombe, met ainsi au point le concept d’erreur circulaire probable (CEP – Circular Error Probability), soit le rayon dans lequel le projectile a 50% de probabilité de frapper(15). Cette notion permettra le calcul des tonnages nécessaires à la destruction d’objectifs, et sera cruciale dans la compréhension des mécanismes fondant, par exemple, la crédibilité de la dissuasion nucléaire et des capacités de contre-forces ou encore une révolution de la précision soustendant les conceptions les plus actuelles en matière d’emploi des forces aériennes.
Si Billy Mitchell contribue largement à instaurer ce que d’aucuns considéreront comme une « bomber maffia », il se trouve néanmoins face à plusieurs critiques visant certains aspects de sa pensée. Claire L. Chennault, le futur commandant des « Tigres volants » durant la Deuxième Guerre mondiale (16) et plus généralement considéré comme l’un des principaux théoriciens de la supériorité aérienne, s’oppose ainsi à la vision d’un bombardier capable de se défaire des chasseurs adverses, recommandant l’escorte des premiers (17). Il est ainsi vu comme le leader de ce qu’on peut qualifier d’école de la poursuite. Chennault tombera toutefois lui aussi dans une fétichisation technique, lorsqu’il annoncera que le Japon peut être vaincu avec 150 chasseurs et 42 bombardiers(18). Toutefois, après que Chennault aura quitté L’ACTS, en 1937, l’école du bombardement stratégique l’emportera largement sur celle de la poursuite (19).
Wilson, préoccupé par la question de la frappe d’un objectif par une bombe, met ainsi au point le concept d’erreur circulaire probable (CEP – Circular Error Probability), soit le rayon dans lequ el le projectile a 50% de probabilité de frapper.
SEVERSKY : DE L’INGÉNIERIE À LA STRATÉGIE
Autre penseur américain, A. de Seversky sera considéré comme ayant apporté une contribution moindre que celles de Douhet et de Mitchell. D’origine russe, ayant combattu dans l’aviation navale du tsar et y ayant remporté six victoires durant la Première Guerre mondiale, il est en poste aux États-unis au
moment de la révolution de 1917 et décidera d’y rester. Ingénieur aéronautique et pilote d’essai pour le War Department américain, il se penchera essentiellement sur des questions d’ordre technique, revendiquant 364 brevets, travaillant avec Sperry sur le viseur de bombardement à stabilisation gyroscopique, mais aussi sur les techniques de ravitaillement en vol, avant de fonder sa propre société, Seversky Aero Corp. Cette dernière sera à l’origine du SEV-3, mais aussi du P-35, avant que la compagnie ne devienne, au terme de problèmes financiers, Republic Aviation et qu’elle ne se sépare d’a. de Seversky lui-même.
Outre ses apports techniques, la principale contribution d’a. de Seversky fut, en 1942, l’ouvrage Victory Trough Airpower (20). Adapté en dessin animé par Disney, il apparaît comme brossant le portrait de la puissance aérienne tout en la présentant comme la clé de toute victoire. Succès de librairie, l’ouvrage est toutefois peu nuancé. Seversky y explique que l’utilisation de l’aviation peut être considérée comme une révolution. Son emploi contre les centres industriels adverses doit alors être en mesure de bloquer leur production, tarissant les sources de la force de l’état dans le combat. Dans le même temps, il dénonce la rhétorique américaine selon laquelle les forces seraient dotées des meilleurs appareils, alors qu’il considère qu’ils n’ont pas la vitesse, le rayon d’action, le plafond, la maniabilité ou les armements de ceux qui pourraient leur être opposés.
Seversky verra sa carrière couronnée de plusieurs distinctions honorifiques. Il sera consultant spécial de L’US Air Force au terme de la Deuxième Guerre mondiale et poursuivra la rédaction de deux ouvrages(21) et de plusieurs articles, notamment sur la missilerie ou sur l’utilisation de l’espace militaire. Si sa pensée est à ce stade prospective, tentant de dégager les missions et développements futurs de la puissance aérienne, il mettra particulièrement en exergue une dimension technologique essentielle aussi bien au développement de l’aviation que des projets américains actuels : le rayon d’action des appareils(22). Un article datant de 1943 recommande ainsi le développement de forces intercontinentales de bombardement, une recommandation que le Strategic Air Command (SAC) mettra en application durant la guerre froide(23) et que L’USAF perpétuera de nos jours, par le maintien d’une flotte de bombardiers B-52, B-1B et B-2.
SHERMAN ET LA PUISSANCE AÉRIENNE
Pilote dès 1912, chef d’état-major de la 1re division américaine puis de la 3e, il devient en 1918 chef d’état-major de l’air Service de la Première Armée américaine. Il dirige un ouvrage traitant de l’histoire des opérations de l’air Service durant la Première Guerre mondiale, et sera aussi à l’origine du premier document doctrinal de guerre aérienne américain, le Tentative Manual for the Employement of the Air Service. Il sera ensuite chargé de la division de la formation des pilotes au sein de ce qui allait devenir L’ACTS, sous les ordres de B. Mitchell, où ce dernier aurait pu reprendre à son compte ses idées, notamment exprimées dans son ouvrage Air Warfare (24) paru en 1926, un an avant son décès.
Si les accords Macarthur/pratt de 1931 délimiteront les attributions respectives de la marine et de l’aviation de l’armée et confineront cette dernière dans des tâches purement défensives, L’ACTS aura suffisamment de liberté académique pour avancer d’autres conceptions, qui tirent directement profit de la réflexion de Sherman. L’ACTS(25) – en plus de former 1 091 officiers, dont plus de 261 deviendront officiers généraux – développera ainsi des concepts de bombardement basés sur des critères rationnels et faisant appel aux techniques statistiques et d’analyse opérationnelle et aux travaux de Wilson. Il élaborera les méthodes qui seront utilisées dans le courant de la Deuxième Guerre mondiale, avec les dérives qui leur sont propres. Plusieurs auteurs ont ainsi critiqué une fétichisation des chiffres et des statistiques (26).
Cependant, la première doctrine aérienne américaine en bonne et due forme, remontant à 1926, n’y accordait que peu d’attention. La parution du Training Regulation (TR) 440-15, Fundamental Principles for the Employment of the Air Service, souligne, selon A. Hurley, la fonction d’« aider les forces
La principale contribution d’a. de Seversky fut, en 1942, l’ouvrage Victory Trough Airpower. Adapté en dessin animé par Disney, il apparaît comme brossant le portrait de la puissance aérienne tout en la présentant comme la clé de toute victoire.
terrestres à obtenir un succès décisif en reconnaissant le besoin de missions spéciales à une plus grande distance des forces au sol (27) ». Mais c’est au niveau de L’ACTS qu’interviendra la théorisation de l’utilisation du bombardement, puis le développement du concept de bombardement diurne de précision à haute altitude non escorté, une vision qui sera doctrinalement coulée de 1935 à 1940, mais que la pratique de la Seconde Guerre mondiale remettra en question.
C’est aussi là qu’avec Thomas Milling, directeur de L’ACTS, Sherman renversera la primauté accordée par l’air Corps au chasseur comparativement au bombardier. De facto, dès la fin des années 1920, L’ACTS accordera une importance croissante au rôle des forces aériennes dans la stratégie nationale de sécurité, avant que cette question ne devienne, vers le milieu des années 1930, une composante essentielle des cours qui y sont donnés. Auteur à la vie trop courte, Sherman cherche dans ses travaux à « décrire d’une manière générale les pouvoirs et les limitations de l’avion et [à] indiquer ce que l’on pourrait raisonnablement attendre [des] aviateurs lorsque la Nation sera de nouveau confrontée à la nécessité de faire la guerre (28) ».
Il adopte dans ce cadre une attitude originale, tendant à se départir des limites par trop restrictives des paradigmes tactiques et stratégiques. Ainsi, il considère que « la différence entre la tactique et la stratégie est difficile à décrire, comme l’on pourrait s’y attendre lorsqu’on réalise qu’elles ne sont que phases différentes du même art (29) ». D’autant plus qu’il considère dans Air Warfare non seulement le bombardement stratégique, mais aussi d’autres fonctions, comme la chasse ou l’attaque des lignes de communication et du tissu industriel de l’adversaire. Cette approche, qui sera employée par les États-unis durant la Deuxième Guerre mondiale et qui restera un marqueur de la vision américaine de la guerre aérienne, consiste d’abord à voir l’adversaire comme un système de production alimentant sa capacité matérielle à mener une guerre.
Toutefois, il ne s’agit pas tant de considérer individuellement chaque usine que de les comprendre comme un tout aggloméré et imbriqué, en réseau, et dont la combinatoire engendre une production globale au départ de productions spécialisées. Cherchant à rationaliser l’emploi des forces dans le contexte de cette vision, Sherman estime que « dans la majorité des industries, il suffit de ne détruire que quelques éléments seulement de l’industrie en question pour paralyser tout l’ensemble (30) ». Surtout, en fin de compte, une telle vision doit permettre d’atteindre la paralysie de l’infrastructure industrielle adverse, et ce, contre une approche cherchant l’anéantissement. L’interdiction n’est plus à ce stade opératique – visant les lignes de communication entre le front et les arrières –, mais tend vers le niveau stratégique.
Dans un tel contexte, c’est l’objectif attaqué qui définit la charge tactique ou stratégique de l’opération, et non l’appareil utilisé pour ce faire. Notons que cette vision reste éminemment contemporaine – elle renvoie à celle qui sera développée plus tard par Warden. De même, il est remarquable de noter que les développements conceptuels qu’elle a engendrés ont assez rapidement mis l’accent sur la dimension morale et psychologique du combat, une dimension qui n’a pas échappé à Sherman. Ce dernier offre là aussi une vision très moderne lorsque, toujours cité par S. Gadal, il déclare : « La guerre est essentiellement un conflit entre forces morales. On n’aboutit pas à une décision par la véritable destruction physique d’une force armée, mais par la destruction de sa croyance en la victoire finale et de sa volonté de gagner. Les choses matérielles peuvent être d’une grande importance, et le sont généralement. Mais, en dépit de la tendance de la vie moderne à subordonner l’homme à la machine, il est encore vrai qu’à la guerre, l’efficacité des choses physiques est jugée moins par leur valeur purement mécanique que par la mesure dans laquelle elles augmentent ou diminuent le moral des combattants. (31) »
Les effets physiques y participent pourtant. C’est ainsi qu’il prône la concentration des attaques – s’appuyant sur l’expérience de Mitchell à Saint-mihiel – et la recherche de l’effet de masse, qui doit saturer les tentatives défensives, à la fois en l’air, mais aussi au sol et au sein des systèmes de défense passive. Cette primauté de la recherche d’effets moraux sur celle des effets physiques dans les opérations induit la primauté de l’offensive sur la défensive dans sa vision, que confirme selon lui l’inefficacité des batteries antiaériennes utilisées contre les raids allemands de la Première Guerre mondiale. En fait « les difficultés de la défense sont presque insurmontables. La meilleure défense est constituée par l’offensive la plus rigoureuse (32) ». L’aviation doit pouvoir frapper les noeuds de l’infrastructure adverse, certes, mais aussi les populations civiles. Mais si Sherman reconnaît la possibilité du bombardement des populations, il ne le préconise cependant pas, tout en indiquant que les progrès du droit international pourraient constituer des limitations
“Avec Thomas Milling, directeur de L’ACTS, Sherman renversera la primauté accordée par l’air Corps au chasseur comparativement au bombardier.
à l’utilisation de la puissance aérienne. En cela, Sherman s’intègre pleinement dans une culture stratégique américaine sacralisant la vie(33). Surtout, il semble qu’il ait compris le mécanisme de la dissuasion, la crainte des représailles sur les villes amies motivant chez lui une certaine réserve sur la question du bombardement des populations civiles, bien qu’il envisage comme possibles, à l’avenir, des campagnes croisées de frappes sur les villes. Dans le même temps, il considère aussi la possibilité d’employer des armes chimiques, au même titre que Mitchell, Douhet, mais aussi Foch. Dans son optique, la probabilité qu’un belligérant, acculé à la défaite, puisse les utiliser en dernier ressort est bien réelle. Dans une certaine mesure, il recommande même leur emploi, considérant avec d’autres que leur pouvoir incapacitant est moins pénible que les effets des blessures physiques issues de l’explosion d’obus et/ou d’une bombe. De facto, la majorité des auteurs des années 1920 et 1930 envisageaient l’emploi d’armes chimiques dans un prochain conflit, et furent confortés dans cette hypothèse par les bombardements italiens en Éthiopie, en 1936. Reste aussi que le phénomène de dissuasion, à l’égard du chimique, a bel et bien joué durant la Deuxième Guerre mondiale.
LES ÉVOLUTIONS DE LA DOCTRINE AMÉRICAINE
Dans le courant des années 1930, l’air Corps a accumulé une somme impressionnante de réflexions sur l’emploi de la puissance aérienne. Les acquis des travaux de Mitchell, de
Sherman, de Frank et de Wilson et l’influence qu’ont eu sur eux les pensées de Douhet et des Britanniques Trenchard, voire Slessor, semblent alors faire pencher la balance de la stratégie aérienne américaine vers le bombardement stratégique comme mission première.
Mais, à bien des égards, de telles réflexions doivent encore être coulées en doctrine et, préalablement, être synthétisées. C’est la mission que s’assigne Harold L. George, capitaine affecté à la section de bombardement de L’ACTS, de 1932 à 1934. Selon lui, « la principale et la plus importante mission de l’airpower, quand son équipement le permet, est l’attaque des objectifs vitaux de la structure économique d’une nation, qui tendra à paralyser la capacité de la nation à livrer une guerre, et contribuera donc directement à l’atteinte de l’objectif ultime de la guerre, nommément, la désintégration de la volonté adverse de résister (34) ».
En pratique, c’est le bombardement diurne à haute altitude contre les centres industriels – et non, comme le préconisait Douhet, contre les centres urbains – qui serait favorisé. Pour réaliser concrètement sa vision, L’ACTS compte sur l’émergence d’une nouvelle génération de viseurs de bombardement, extraordinairement avancés pour l’époque (ils incluent un pilote automatique asservissant le pilotage de l’avion sur la visée d’un système électro-optique), dont elle n’aura connaissance de la réalité qu’en 1938, alors qu’ils étaient pourtant expérimentés depuis 1935(35). Mais encore faut-il que l’aviation dispose d’un bombardier adéquat. En effet, l’air Corps lui-même ne dispose que de quelques B-17C en 1939, aucun exemplaire n’étant par ailleurs inscrit au financement pour l’année 1940. L’idée précède alors encore largement les possibilités tant techniques qu’offertes par des stratégies des moyens de temps de paix, particulièrement dans le contexte politico-stratégique américain de l’époque (36).
Mais, pour autant, les visions développées par les auteurs, et fondamentalement appuyées sur l’emploi des technologies, ne conduisent pas nécessairement à une fascination déterministe à l’égard de ces dernières où les techniques disponibles entraîneraient toute évolution de la stratégie (37). Le général Henry « Hap » Arnold indique ainsi que c’est à la doctrine de garder une longueur d’avance sur le développement des technologies, ce qui permettra aux militaires de choisir les plus adéquates pour remplir les missions assignées suivant les méthodes qu’ils estiment être les plus efficaces (38). Les conséquences de l’émulation intellectuelle autour de la
Il ne s’agit pas tant de considérer individuellement chaque usine que de les comprendre comme un tout aggloméré et imbriqué, en réseau, et dont la combinatoire engendre une production globale au départ de productions spécialisées.
stratégie aérienne aux États-unis seront telles que l’on comprendra que le Training Regulation (TR) 440-15, Fundamental Principles for the Employment of the Air Service, publié pour la première fois en 1926 et remis à jour en 1935 tendait à s’avérer caduc au regard des évolutions conceptuelles et technologiques américaines. Le Field Manual FM 1-5, Employment of the Aviation of the Army, publié sous la direction de Carl Spaatz le 15 avril 1940, constitue alors une tentative de rectification de ce déficit doctrinal. Mais, simple
Il semble que Sherman ait compris le mécanisme de la dissuasion, la crainte des représailles sur les villes amies motivant chez lui une certaine réserve sur la question du bombardement des populations civiles.
évolution du TR 440-15, il ne mentionne pas les concepts afférents à l’attaque stratégique.
J. A. Mowbray indique pourtant que, dans le même temps, l’air Corps disposait d’une autre doctrine, non écrite, et fondamentalement orientée vers l’attaque stratégique (39), soit une doctrine informelle et plus ou moins partagée par les membres de l’aviation américaine. Avantage direct de l’adoption d’une telle posture, l’air Corps n’a pas à se justifier auprès d’une US Army restant opposée à la vision des «hérétiques» défendant une attaque stratégique délaissant l’appui des forces au sol. En conséquence, même la future US Air Force tendra à déconsidérer la nécessité de disposer d’une doctrine en bonne et due forme qui reconnaîtrait l’impact des théories du bombardement stratégique. A contrario, L’US Army considérera toujours la doctrine comme un point focal et comme la référence ultime de l’itération de ses concepts de combat.
Notes
(1) Dewitt S. Copp, A Few Great Captains: The Men and Events That Shaped the Development of U.S. Air Power,
Doubleday and Company, New York, 1980.
(2) Rebecca Grant, « The Real Billy Mitchell », Air Force Magazine, vol. 84, no 7, février 2001.
(3) Gaetan Sciacco, « Les contributions fondamentales de Giulio Douhet et de Billy Mitchell à la naissance d’une doctrine d’emploi de l’armée aérienne », Stratégique, no 64, 1996/4.
(4) Ibid.
(5) James A. Mowbray, « Air Force Doctrine Problems, 1926-Present », Airpower Journal, hiver 1995. (6) Membre du génie, Patrick est considéré comme le premier véritable chef de l’air Corps.
(7) Thomas M. Coffey, Hap: The Story of the U.S. Air Force and the Man Who Built It, General Henry “Hap” Arnold, Viking Press, New York, 1982 et Dik Alan Daso, Hap Arnold and the Evolution of American Airpower, Smithsonian Institution Press, Washington, D.C., 2000.
(8) David R. Mets, Master of Airpower: General Carl A. Spaatz, Presidio Press, Novato, 1988.
(9) Billy Mitchell, Winged Defence: The Development and Possibilities of Modern Air Power, Kennikat Press, New York, 1925.
(10) Dans un article portant sur le crash d’un dirigeable de L’US Navy.
(11) Carl H. Builder, The Icarus Syndrome: The Role of Air Power Theory in the Evolution and Fate of the U.S. Air Force, Transaction Publishers, New Brunswick, 1994.
(12) T. W. Beagle, Effects-based Targeting: Another Empty Promise?, SAAS, Maxwell AFB, Alabama, juin 2000.
(13) Rebecca Grant, op. cit.
(14) Robert F. Futrell, Ideas, Concepts, Doctrine: Basic Thinking in the United States Air Force, Vol. 1, 1907-1960,
Air University Press, Maxwell AFB, 1989.
(15) Robert T. Finney, History of the Air Corps Tactical School, 1920-1940, USAF Historical Study 100, Maxwell AFB, 1955.
(16) Martha Byrd, Chennault. Giving Wings to the Tiger,
Greenwood Press, Westport, 1983.
(17) Walter J. Boyne, « The Tactical School », Air Force Magazine, vol. 86, no 9, septembre 2003.
(18) Peter Faber, « Competing Theories of Airpower: A Language for Analysis », Aerospace Power Chronicles, 2000. (19) Hugh G. Severs, The Controversary Behind the Air Corps Tactical School’s Strategic Bombardment Theory: An Analysis of the Bombardment Versus Pursuit Aviation Data Between 1930-1939, ACSC, Air University, Maxwell AFB, 1997.
(20) Alexander P. de Seversky, Victory Through Air Power,
Simon and Schuster, New York 1942.
(21) Alexander P. de Seversky, Air Power: Key to Survival, Simon and Schuster, New York, 1950; Alexander P. de Seversky, America: Too Young to Die!, Mcgraw-hill, New York, 1961.
(22) Edward Warner, « Douhet, Mitchell, Seversky : les théories de la guerre aérienne », in Edward Mead Earle, Les maîtres de la stratégie. Vol. 2 : de la fin du XIXE siècle à Hitler, coll. « Stratégie », Bibliothèque Berger-levrault, Paris, 1982.
(23) Alexander P. de Seversky, « Bomb the Axis from America! », American Mercury, décembre 1943.
(24) William C. Sherman, Air Warfare, Air University Press, Maxwell AFB, 2002; Serge Gadal, La guerre aérienne vue par William Sherman, Isc/economica, Paris, 2006.
(25) Walter J. Boyne, « The Tactical School », Air Force Magazine, vol. 86, no 9, septembre 2003 et Robert T. Finney, History of the Air Corps Tactical School, 1920-1940, op cit.
(26) Michael S. Sherry, The Rise of American Airpower – The Creation of Armageddon, Yale University Press, New Haven/londres, 1987.
(27) Alfred F. Hurley, Billy Mitchell: Crusader for Air Power,
Indiana University Press, Bloomington, 1975, p. 112.
(28) Serge Gadal, « William C. Sherman et la théorie classique du bombardement stratégique : le “chaînon manquant” », Stratégique, n° 84, 2001/4, p. 95.
(29) Ibid.
(30) Ibid., p. 129.
(31) Ibid., p. 98.
(32) Ibid., p. 104.
(33) Vincent Desportes, L’amérique en armes. Anatomie d’une puissance militaire, Economica, Paris, 2002.
(34) Thomas H. Greer, The Development of Doctrine in the Army Air Arm, 1917-1941, Office of Air Force History, Washington, D.C, 1955, p. 53.
(35) M. Maurer, Aviation in the U.S. Army, 1919-1939, Office of Air Force History, Washington, D.C., 1987.
(36) Robert F. Futrell, Ideas, Concepts, Doctrine: Basic Thinking in the United States Air Force, op. cit.
(37) La thématique du déterminisme technologique est une constante de la sociologie de l’innovation, et se focalise autour de deux grands pôles idéaux-typiques et à la vocation paradigmatique. Le déterminisme dur argue que toute évolution – dans une discipline comme dans la société – est le fruit d’une combinaison d’évolutions technologiques. Le déterminisme souple propose quant à lui une vision où l’idée d’une innovation – ou d’une combinaison d’innovations – entraîne le changement. (38) Carl H. Builder, The Icarus Syndrome: The Role of Air Power Theory in the Evolution and Fate of the U.S. Air Force, op. cit.
(39) James A. Mowbray, « Air Force Doctrine Problems, 1926-Present », op. cit.