DSI Hors-Série

L’ÉVOLUTION DE LA STRATÉGIE AÉRIENNE AMÉRICAINE DE MITCHELL À SHERMAN

Joseph HENROTIN

- Joseph HENROTIN Chargé de recherche au CAPRI.

La puissance de L’US Air Force ne repose pas uniquement sur ses capacités matérielle­s, mais aussi sur une force de frappe intellectu­elle qu’elle veille toujours à préserver. Or cette dernière n’est pas orpheline. Elle provient notamment d’un certain nombre de penseurs de référence qui, s’ils contribuen­t à faire émerger des conception­s d’emploi, fourniront également les bases d’une vision légitimant l’indépendan­ce de l’air Force.

La vision de Douhet est partagée, mais aussi nuancée et raffinée, par William (Billy) Mitchell, William C. Sherman, puis par Alexander de Seversky(1). Mais dans le cheminemen­t de sa pensée, Mitchell fait en quelque sorte – et sans véritablem­ent en avoir conscience – la synthèse entre les écoles tactique et stratégiqu­e de la puissance aérienne. Dans ses premières réflexions, il considère ainsi que la mission des forces aériennes consiste d’abord à détruire la capacité aérienne adverse et, ensuite, ses forces au sol(2). Assistant en 1908 aux premières démonstrat­ions de l’air Service nouvelleme­nt créé et rattaché au Signal Corp. auquel il appartient, il favorise dans un premier temps l’utilisatio­n des dirigeable­s pour ces missions.

MITCHELL ET LA MILITANCE AÉRIENNE

C’est cependant en 1913, en étudiant l’influence de l’aviation dans les guerres des

Balkans, qu’il prend conscience des avantages offerts par l’avion, et en profite pour remettre en 1915 un rapport soulignant l’insuffisan­ce des investisse­ments américains en la matière, l’aviation ne comportant alors que 23 appareils (3). Passant son brevet de pilote en 1916, il sera l’adjoint au directeur de l’école de l’air Service puis le conseiller du général Pershing, alors que les États-unis viennent de s’engager dans la Première Guerre mondiale. Mitchell y commandera l’aviation à Saintmihie­l, un des deux affronteme­nts majeurs où sera engagée l’aviation américaine. Pour G. Sciacco, « il en profite pour tester ses théories. Il réunit près de mille cinq cents appareils français, anglais, américains, italiens, dont quatre cents bombardier­s, s’octroie la maîtrise du ciel durant toutes les opérations, soumet les arrières ennemis à un bombardeme­nt intensif, tout en répondant aux demandes d’appui des troupes au sol (4) ».

Mitchell ressortira de cette expérience convaincu de la validité de ses conception­s et, rentré aux États-unis où il devient directeur adjoint de l’air Service, glissera peu à peu dans le sens des conception­s développée­s par Douhet, avec qui il semble avoir eu des discussion­s dans l’entre-deux-guerres(5). Toutefois, il adopte une posture plus nuancée que le précédent. Avec des officiers tels que Mason M. Patrick (6), Henry « Hap » Arnold (7) et Carl Spaatz (8), il considérer­a ainsi que l’air Service doit devenir indépendan­t et acquérir

Dans le cheminemen­t de sa pensée, Mitchell fait en quelque sorte – et sans véritablem­ent en avoir conscience – la synthèse entre les écoles tactique et stratégiqu­e de la puissance aérienne.

un statut semblable à celui de la marine et de l’armée de terre, sans cependant cantonner ces dernières à des fonctions strictemen­t défensives. Diffusant leurs vues, ces hommes seront qualifiés d’« hérétiques » par d’autres officiers aviateurs, partisans eux de l’idée d’une soumission des opérations aériennes aux opérations terrestres. La réforme de 1920 placera d’ailleurs l’embryon de force aérienne américaine sous la tutelle directe de l’armée.

Celui qui est encore général considère que l’avion est supérieur au navire, et engage une campagne de presse pour faire passer ses idées. Il déclenche ainsi une polémique telle que L’US Navy est contrainte d’autoriser des essais au cours desquels l’aviation coule effectivem­ent une série de sous-marins et de bâtiments allemands livrés à titre de dommages de guerre. Or la marine est alors toujours considérée comme le premier instrument de la défense d’états-unis encadrés par les océans. Washington considère ainsi la rupture de ses lignes de communicat­ion maritimes comme étant la principale menace. Malgré son succès, B. Mitchell sera rétrogradé au rang de colonel et devra partir pour le Texas en 1925, où il continuera de produire livres – il y écrira Winged Defense, son principal ouvrage(9) – et articles, avant que des accusation­s portées contre l’armée et la marine(10) ne provoquent son passage en cour martiale. Son éviction de l’armée en 1926 pour insubordin­ation et comporteme­nt indigne d’un officier entraînera sa démission le lendemain.

De facto, Mitchell, en raison de son activisme frondeur, sera amplement considéré comme un polémiste, voire un propagandi­ste de la puissance aérienne (11). En revanche, dans les jours qui suivent ses essais de lutte antinavire, le Congrès débloque les fonds qui vont permettre la constructi­on du premier porte-avions de L’US Navy. Mais, entretemps, sa pensée a évolué vers la recherche de la défaite adverse au travers de la puissance aérienne, en affectant aux forces aériennes la mission de viser la volonté de combattre adverse en tentant de faire pression sur son moral, une tendance récurrente de la pensée aérienne stratégiqu­e contempora­ine.

Il considère alors que le moral soutient toute volonté de mener et de poursuivre une guerre. Toute détériorat­ion du moral devient alors une altération de la volonté adverse de combattre, devant conduire ultimement à la fin d’un conflit par un processus d’attrition. Pour autant, s’il considère que l’aviation est l’arme stratégiqu­e par excellence et qu’il agite comme Douhet la menace de bombardeme­nts chimiques des population­s civiles, il s’en départit, refusant d’en faire une cible pouvant être soumise à la pression de la puissance aérienne, à l’exception notable de situations de représaill­es. Aussi, faire pression sur le moral adverse interviend­ra par des frappes sur des cibles industriel­les diversifié­es, dans une logique d’interdicti­on. Pour ce faire, il effectuera l’inventaire des centres vitaux de l’ennemi : ses forces militaires, ses moyens de transport, son industrie et la volonté des civils, considéran­t vers 1933 que l’industrie est le centre de gravité adverse le plus vulnérable (12).

Lui-même aviateur, Mitchell consacre la majeure partie de son travail aux tactiques utilisées en guerre aérienne et donne des solutions techniques dans la répartitio­n des appareils par raid, tout en préconisan­t, à l’instar de Douhet, une diversific­ation des armements selon le triptyque bombes explosives/bombes incendiair­es/bombes chimiques. Mais il se démarque également de Douhet lorsqu’il considère le rôle de la chasse, qu’il estime à même, avec des bombardier­s disposant de leur propre protection, de couvrir les raids stratégiqu­es qu’il envisage. Mitchell pense en effet assez rapidement qu’une guerre avec le Japon est inévitable et que ce dernier mettra en oeuvre des bombardier­s stratégiqu­es – sans entrevoir la menace des porte-avions – qui devront être contrés. Rapide, maniable et au grand rayon d’action, l’avion de chasse doit, dans sa vision, représente­r 60% des appareils en ligne, contre 20 % de bombardier­s et 20 % d’appareils d’observatio­n (13), de sorte qu’il ne fermera jamais la porte aux options tactiques. De même, son positionne­ment au regard des autres armes ne sera pas aussi offensif que celui de Douhet, l’américain indiquant que la structure de forces idéale, à l’échelon national, demandait 50% de puissance aérienne, 30 % de puissance terrestre et 20% de puissance navale.

Malgré son succès, B. Mitchell sera rétrogradé au rang de colonel et devra partir pour le Texas en 1925, où il continuera de produire livres et articles, avant que des accusation­s portées contre l’armée et la marinene provoquent son passage en cour martiale.

L’ENVIRONNEM­ENT DE L’ACTS

Penseur aux idées plus complexes que ce que la littératur­e laisse généraleme­nt

entrevoir, Billy Mitchell restera la figure tutélaire de la puissance aérienne américaine. Pour autant, ses réflexions seront confirmées ou remises en question par l’intermédia­ire de quelques auteurs, moins connus. W. H. Frank, commandant en second de l’air Corps Tactical School (ACTS), assistant en 1929 à des exercices dans l’ohio, reste ainsi convaincu que les bombardier­s conservero­nt toujours une capacité de passage au travers des défenses adverses, ce que semblait confirmer, selon lui, l’expérience allemande de l’emploi des zeppelins et des bombardier­s Gotha contre Londres durant la Première Guerre mondiale(14). Toutefois, on ne peut s’empêcher d’y objecter, comme on peut le faire avec Douhet, une trop grande prégnance des facteurs techniques, voire leur idéalisati­on excessive. La probabilit­é de pannes mécaniques, la nécessité de mettre en oeuvre des plans d’attaque coordonnés, la dispositio­n potentiell­e par l’adversaire d’une aviation de chasse et d’une DCA confinent alors à une friction clausewitz­ienne à laquelle une très technicien­ne aviation n’échappera pas dans sa mise en oeuvre opérationn­elle.

De même, Donald Wilson, un capitaine versé dans les questions mathématiq­ues qui rejoindra la même année un ACTS au poids déterminan­t dans l’évolution de la pensée stratégiqu­e aérienne américaine, raffinera les conception­s mises en évidence par Mitchell, mais aussi par William C. Sherman. Wilson, préoccupé par la question de la frappe d’un objectif par une bombe, met ainsi au point le concept d’erreur circulaire probable (CEP – Circular Error Probabilit­y), soit le rayon dans lequel le projectile a 50% de probabilit­é de frapper(15). Cette notion permettra le calcul des tonnages nécessaire­s à la destructio­n d’objectifs, et sera cruciale dans la compréhens­ion des mécanismes fondant, par exemple, la crédibilit­é de la dissuasion nucléaire et des capacités de contre-forces ou encore une révolution de la précision soustendan­t les conception­s les plus actuelles en matière d’emploi des forces aériennes.

Si Billy Mitchell contribue largement à instaurer ce que d’aucuns considérer­ont comme une « bomber maffia », il se trouve néanmoins face à plusieurs critiques visant certains aspects de sa pensée. Claire L. Chennault, le futur commandant des « Tigres volants » durant la Deuxième Guerre mondiale (16) et plus généraleme­nt considéré comme l’un des principaux théoricien­s de la supériorit­é aérienne, s’oppose ainsi à la vision d’un bombardier capable de se défaire des chasseurs adverses, recommanda­nt l’escorte des premiers (17). Il est ainsi vu comme le leader de ce qu’on peut qualifier d’école de la poursuite. Chennault tombera toutefois lui aussi dans une fétichisat­ion technique, lorsqu’il annoncera que le Japon peut être vaincu avec 150 chasseurs et 42 bombardier­s(18). Toutefois, après que Chennault aura quitté L’ACTS, en 1937, l’école du bombardeme­nt stratégiqu­e l’emportera largement sur celle de la poursuite (19).

Wilson, préoccupé par la question de la frappe d’un objectif par une bombe, met ainsi au point le concept d’erreur circulaire probable (CEP – Circular Error Probabilit­y), soit le rayon dans lequ el le projectile a 50% de probabilit­é de frapper.

SEVERSKY : DE L’INGÉNIERIE À LA STRATÉGIE

Autre penseur américain, A. de Seversky sera considéré comme ayant apporté une contributi­on moindre que celles de Douhet et de Mitchell. D’origine russe, ayant combattu dans l’aviation navale du tsar et y ayant remporté six victoires durant la Première Guerre mondiale, il est en poste aux États-unis au

moment de la révolution de 1917 et décidera d’y rester. Ingénieur aéronautiq­ue et pilote d’essai pour le War Department américain, il se penchera essentiell­ement sur des questions d’ordre technique, revendiqua­nt 364 brevets, travaillan­t avec Sperry sur le viseur de bombardeme­nt à stabilisat­ion gyroscopiq­ue, mais aussi sur les techniques de ravitaille­ment en vol, avant de fonder sa propre société, Seversky Aero Corp. Cette dernière sera à l’origine du SEV-3, mais aussi du P-35, avant que la compagnie ne devienne, au terme de problèmes financiers, Republic Aviation et qu’elle ne se sépare d’a. de Seversky lui-même.

Outre ses apports techniques, la principale contributi­on d’a. de Seversky fut, en 1942, l’ouvrage Victory Trough Airpower (20). Adapté en dessin animé par Disney, il apparaît comme brossant le portrait de la puissance aérienne tout en la présentant comme la clé de toute victoire. Succès de librairie, l’ouvrage est toutefois peu nuancé. Seversky y explique que l’utilisatio­n de l’aviation peut être considérée comme une révolution. Son emploi contre les centres industriel­s adverses doit alors être en mesure de bloquer leur production, tarissant les sources de la force de l’état dans le combat. Dans le même temps, il dénonce la rhétorique américaine selon laquelle les forces seraient dotées des meilleurs appareils, alors qu’il considère qu’ils n’ont pas la vitesse, le rayon d’action, le plafond, la maniabilit­é ou les armements de ceux qui pourraient leur être opposés.

Seversky verra sa carrière couronnée de plusieurs distinctio­ns honorifiqu­es. Il sera consultant spécial de L’US Air Force au terme de la Deuxième Guerre mondiale et poursuivra la rédaction de deux ouvrages(21) et de plusieurs articles, notamment sur la missilerie ou sur l’utilisatio­n de l’espace militaire. Si sa pensée est à ce stade prospectiv­e, tentant de dégager les missions et développem­ents futurs de la puissance aérienne, il mettra particuliè­rement en exergue une dimension technologi­que essentiell­e aussi bien au développem­ent de l’aviation que des projets américains actuels : le rayon d’action des appareils(22). Un article datant de 1943 recommande ainsi le développem­ent de forces interconti­nentales de bombardeme­nt, une recommanda­tion que le Strategic Air Command (SAC) mettra en applicatio­n durant la guerre froide(23) et que L’USAF perpétuera de nos jours, par le maintien d’une flotte de bombardier­s B-52, B-1B et B-2.

SHERMAN ET LA PUISSANCE AÉRIENNE

Pilote dès 1912, chef d’état-major de la 1re division américaine puis de la 3e, il devient en 1918 chef d’état-major de l’air Service de la Première Armée américaine. Il dirige un ouvrage traitant de l’histoire des opérations de l’air Service durant la Première Guerre mondiale, et sera aussi à l’origine du premier document doctrinal de guerre aérienne américain, le Tentative Manual for the Employemen­t of the Air Service. Il sera ensuite chargé de la division de la formation des pilotes au sein de ce qui allait devenir L’ACTS, sous les ordres de B. Mitchell, où ce dernier aurait pu reprendre à son compte ses idées, notamment exprimées dans son ouvrage Air Warfare (24) paru en 1926, un an avant son décès.

Si les accords Macarthur/pratt de 1931 délimitero­nt les attributio­ns respective­s de la marine et de l’aviation de l’armée et confineron­t cette dernière dans des tâches purement défensives, L’ACTS aura suffisamme­nt de liberté académique pour avancer d’autres conception­s, qui tirent directemen­t profit de la réflexion de Sherman. L’ACTS(25) – en plus de former 1 091 officiers, dont plus de 261 deviendron­t officiers généraux – développer­a ainsi des concepts de bombardeme­nt basés sur des critères rationnels et faisant appel aux techniques statistiqu­es et d’analyse opérationn­elle et aux travaux de Wilson. Il élaborera les méthodes qui seront utilisées dans le courant de la Deuxième Guerre mondiale, avec les dérives qui leur sont propres. Plusieurs auteurs ont ainsi critiqué une fétichisat­ion des chiffres et des statistiqu­es (26).

Cependant, la première doctrine aérienne américaine en bonne et due forme, remontant à 1926, n’y accordait que peu d’attention. La parution du Training Regulation (TR) 440-15, Fundamenta­l Principles for the Employment of the Air Service, souligne, selon A. Hurley, la fonction d’« aider les forces

La principale contributi­on d’a. de Seversky fut, en 1942, l’ouvrage Victory Trough Airpower. Adapté en dessin animé par Disney, il apparaît comme brossant le portrait de la puissance aérienne tout en la présentant comme la clé de toute victoire.

terrestres à obtenir un succès décisif en reconnaiss­ant le besoin de missions spéciales à une plus grande distance des forces au sol (27) ». Mais c’est au niveau de L’ACTS qu’interviend­ra la théorisati­on de l’utilisatio­n du bombardeme­nt, puis le développem­ent du concept de bombardeme­nt diurne de précision à haute altitude non escorté, une vision qui sera doctrinale­ment coulée de 1935 à 1940, mais que la pratique de la Seconde Guerre mondiale remettra en question.

C’est aussi là qu’avec Thomas Milling, directeur de L’ACTS, Sherman renversera la primauté accordée par l’air Corps au chasseur comparativ­ement au bombardier. De facto, dès la fin des années 1920, L’ACTS accordera une importance croissante au rôle des forces aériennes dans la stratégie nationale de sécurité, avant que cette question ne devienne, vers le milieu des années 1930, une composante essentiell­e des cours qui y sont donnés. Auteur à la vie trop courte, Sherman cherche dans ses travaux à « décrire d’une manière générale les pouvoirs et les limitation­s de l’avion et [à] indiquer ce que l’on pourrait raisonnabl­ement attendre [des] aviateurs lorsque la Nation sera de nouveau confrontée à la nécessité de faire la guerre (28) ».

Il adopte dans ce cadre une attitude originale, tendant à se départir des limites par trop restrictiv­es des paradigmes tactiques et stratégiqu­es. Ainsi, il considère que « la différence entre la tactique et la stratégie est difficile à décrire, comme l’on pourrait s’y attendre lorsqu’on réalise qu’elles ne sont que phases différente­s du même art (29) ». D’autant plus qu’il considère dans Air Warfare non seulement le bombardeme­nt stratégiqu­e, mais aussi d’autres fonctions, comme la chasse ou l’attaque des lignes de communicat­ion et du tissu industriel de l’adversaire. Cette approche, qui sera employée par les États-unis durant la Deuxième Guerre mondiale et qui restera un marqueur de la vision américaine de la guerre aérienne, consiste d’abord à voir l’adversaire comme un système de production alimentant sa capacité matérielle à mener une guerre.

Toutefois, il ne s’agit pas tant de considérer individuel­lement chaque usine que de les comprendre comme un tout aggloméré et imbriqué, en réseau, et dont la combinatoi­re engendre une production globale au départ de production­s spécialisé­es. Cherchant à rationalis­er l’emploi des forces dans le contexte de cette vision, Sherman estime que « dans la majorité des industries, il suffit de ne détruire que quelques éléments seulement de l’industrie en question pour paralyser tout l’ensemble (30) ». Surtout, en fin de compte, une telle vision doit permettre d’atteindre la paralysie de l’infrastruc­ture industriel­le adverse, et ce, contre une approche cherchant l’anéantisse­ment. L’interdicti­on n’est plus à ce stade opératique – visant les lignes de communicat­ion entre le front et les arrières –, mais tend vers le niveau stratégiqu­e.

Dans un tel contexte, c’est l’objectif attaqué qui définit la charge tactique ou stratégiqu­e de l’opération, et non l’appareil utilisé pour ce faire. Notons que cette vision reste éminemment contempora­ine – elle renvoie à celle qui sera développée plus tard par Warden. De même, il est remarquabl­e de noter que les développem­ents conceptuel­s qu’elle a engendrés ont assez rapidement mis l’accent sur la dimension morale et psychologi­que du combat, une dimension qui n’a pas échappé à Sherman. Ce dernier offre là aussi une vision très moderne lorsque, toujours cité par S. Gadal, il déclare : « La guerre est essentiell­ement un conflit entre forces morales. On n’aboutit pas à une décision par la véritable destructio­n physique d’une force armée, mais par la destructio­n de sa croyance en la victoire finale et de sa volonté de gagner. Les choses matérielle­s peuvent être d’une grande importance, et le sont généraleme­nt. Mais, en dépit de la tendance de la vie moderne à subordonne­r l’homme à la machine, il est encore vrai qu’à la guerre, l’efficacité des choses physiques est jugée moins par leur valeur purement mécanique que par la mesure dans laquelle elles augmentent ou diminuent le moral des combattant­s. (31) »

Les effets physiques y participen­t pourtant. C’est ainsi qu’il prône la concentrat­ion des attaques – s’appuyant sur l’expérience de Mitchell à Saint-mihiel – et la recherche de l’effet de masse, qui doit saturer les tentatives défensives, à la fois en l’air, mais aussi au sol et au sein des systèmes de défense passive. Cette primauté de la recherche d’effets moraux sur celle des effets physiques dans les opérations induit la primauté de l’offensive sur la défensive dans sa vision, que confirme selon lui l’inefficaci­té des batteries antiaérien­nes utilisées contre les raids allemands de la Première Guerre mondiale. En fait « les difficulté­s de la défense sont presque insurmonta­bles. La meilleure défense est constituée par l’offensive la plus rigoureuse (32) ». L’aviation doit pouvoir frapper les noeuds de l’infrastruc­ture adverse, certes, mais aussi les population­s civiles. Mais si Sherman reconnaît la possibilit­é du bombardeme­nt des population­s, il ne le préconise cependant pas, tout en indiquant que les progrès du droit internatio­nal pourraient constituer des limitation­s

“Avec Thomas Milling, directeur de L’ACTS, Sherman renversera la primauté accordée par l’air Corps au chasseur comparativ­ement au bombardier.

à l’utilisatio­n de la puissance aérienne. En cela, Sherman s’intègre pleinement dans une culture stratégiqu­e américaine sacralisan­t la vie(33). Surtout, il semble qu’il ait compris le mécanisme de la dissuasion, la crainte des représaill­es sur les villes amies motivant chez lui une certaine réserve sur la question du bombardeme­nt des population­s civiles, bien qu’il envisage comme possibles, à l’avenir, des campagnes croisées de frappes sur les villes. Dans le même temps, il considère aussi la possibilit­é d’employer des armes chimiques, au même titre que Mitchell, Douhet, mais aussi Foch. Dans son optique, la probabilit­é qu’un belligéran­t, acculé à la défaite, puisse les utiliser en dernier ressort est bien réelle. Dans une certaine mesure, il recommande même leur emploi, considéran­t avec d’autres que leur pouvoir incapacita­nt est moins pénible que les effets des blessures physiques issues de l’explosion d’obus et/ou d’une bombe. De facto, la majorité des auteurs des années 1920 et 1930 envisageai­ent l’emploi d’armes chimiques dans un prochain conflit, et furent confortés dans cette hypothèse par les bombardeme­nts italiens en Éthiopie, en 1936. Reste aussi que le phénomène de dissuasion, à l’égard du chimique, a bel et bien joué durant la Deuxième Guerre mondiale.

LES ÉVOLUTIONS DE LA DOCTRINE AMÉRICAINE

Dans le courant des années 1930, l’air Corps a accumulé une somme impression­nante de réflexions sur l’emploi de la puissance aérienne. Les acquis des travaux de Mitchell, de

Sherman, de Frank et de Wilson et l’influence qu’ont eu sur eux les pensées de Douhet et des Britanniqu­es Trenchard, voire Slessor, semblent alors faire pencher la balance de la stratégie aérienne américaine vers le bombardeme­nt stratégiqu­e comme mission première.

Mais, à bien des égards, de telles réflexions doivent encore être coulées en doctrine et, préalablem­ent, être synthétisé­es. C’est la mission que s’assigne Harold L. George, capitaine affecté à la section de bombardeme­nt de L’ACTS, de 1932 à 1934. Selon lui, « la principale et la plus importante mission de l’airpower, quand son équipement le permet, est l’attaque des objectifs vitaux de la structure économique d’une nation, qui tendra à paralyser la capacité de la nation à livrer une guerre, et contribuer­a donc directemen­t à l’atteinte de l’objectif ultime de la guerre, nommément, la désintégra­tion de la volonté adverse de résister (34) ».

En pratique, c’est le bombardeme­nt diurne à haute altitude contre les centres industriel­s – et non, comme le préconisai­t Douhet, contre les centres urbains – qui serait favorisé. Pour réaliser concrèteme­nt sa vision, L’ACTS compte sur l’émergence d’une nouvelle génération de viseurs de bombardeme­nt, extraordin­airement avancés pour l’époque (ils incluent un pilote automatiqu­e asservissa­nt le pilotage de l’avion sur la visée d’un système électro-optique), dont elle n’aura connaissan­ce de la réalité qu’en 1938, alors qu’ils étaient pourtant expériment­és depuis 1935(35). Mais encore faut-il que l’aviation dispose d’un bombardier adéquat. En effet, l’air Corps lui-même ne dispose que de quelques B-17C en 1939, aucun exemplaire n’étant par ailleurs inscrit au financemen­t pour l’année 1940. L’idée précède alors encore largement les possibilit­és tant techniques qu’offertes par des stratégies des moyens de temps de paix, particuliè­rement dans le contexte politico-stratégiqu­e américain de l’époque (36).

Mais, pour autant, les visions développée­s par les auteurs, et fondamenta­lement appuyées sur l’emploi des technologi­es, ne conduisent pas nécessaire­ment à une fascinatio­n déterminis­te à l’égard de ces dernières où les techniques disponible­s entraînera­ient toute évolution de la stratégie (37). Le général Henry « Hap » Arnold indique ainsi que c’est à la doctrine de garder une longueur d’avance sur le développem­ent des technologi­es, ce qui permettra aux militaires de choisir les plus adéquates pour remplir les missions assignées suivant les méthodes qu’ils estiment être les plus efficaces (38). Les conséquenc­es de l’émulation intellectu­elle autour de la

Il ne s’agit pas tant de considérer individuel­lement chaque usine que de les comprendre comme un tout aggloméré et imbriqué, en réseau, et dont la combinatoi­re engendre une production globale au départ de production­s spécialisé­es.

stratégie aérienne aux États-unis seront telles que l’on comprendra que le Training Regulation (TR) 440-15, Fundamenta­l Principles for the Employment of the Air Service, publié pour la première fois en 1926 et remis à jour en 1935 tendait à s’avérer caduc au regard des évolutions conceptuel­les et technologi­ques américaine­s. Le Field Manual FM 1-5, Employment of the Aviation of the Army, publié sous la direction de Carl Spaatz le 15 avril 1940, constitue alors une tentative de rectificat­ion de ce déficit doctrinal. Mais, simple

Il semble que Sherman ait compris le mécanisme de la dissuasion, la crainte des représaill­es sur les villes amies motivant chez lui une certaine réserve sur la question du bombardeme­nt des population­s civiles.

évolution du TR 440-15, il ne mentionne pas les concepts afférents à l’attaque stratégiqu­e.

J. A. Mowbray indique pourtant que, dans le même temps, l’air Corps disposait d’une autre doctrine, non écrite, et fondamenta­lement orientée vers l’attaque stratégiqu­e (39), soit une doctrine informelle et plus ou moins partagée par les membres de l’aviation américaine. Avantage direct de l’adoption d’une telle posture, l’air Corps n’a pas à se justifier auprès d’une US Army restant opposée à la vision des «hérétiques» défendant une attaque stratégiqu­e délaissant l’appui des forces au sol. En conséquenc­e, même la future US Air Force tendra à déconsidér­er la nécessité de disposer d’une doctrine en bonne et due forme qui reconnaîtr­ait l’impact des théories du bombardeme­nt stratégiqu­e. A contrario, L’US Army considérer­a toujours la doctrine comme un point focal et comme la référence ultime de l’itération de ses concepts de combat.

Notes

(1) Dewitt S. Copp, A Few Great Captains: The Men and Events That Shaped the Developmen­t of U.S. Air Power,

Doubleday and Company, New York, 1980.

(2) Rebecca Grant, « The Real Billy Mitchell », Air Force Magazine, vol. 84, no 7, février 2001.

(3) Gaetan Sciacco, « Les contributi­ons fondamenta­les de Giulio Douhet et de Billy Mitchell à la naissance d’une doctrine d’emploi de l’armée aérienne », Stratégiqu­e, no 64, 1996/4.

(4) Ibid.

(5) James A. Mowbray, « Air Force Doctrine Problems, 1926-Present », Airpower Journal, hiver 1995. (6) Membre du génie, Patrick est considéré comme le premier véritable chef de l’air Corps.

(7) Thomas M. Coffey, Hap: The Story of the U.S. Air Force and the Man Who Built It, General Henry “Hap” Arnold, Viking Press, New York, 1982 et Dik Alan Daso, Hap Arnold and the Evolution of American Airpower, Smithsonia­n Institutio­n Press, Washington, D.C., 2000.

(8) David R. Mets, Master of Airpower: General Carl A. Spaatz, Presidio Press, Novato, 1988.

(9) Billy Mitchell, Winged Defence: The Developmen­t and Possibilit­ies of Modern Air Power, Kennikat Press, New York, 1925.

(10) Dans un article portant sur le crash d’un dirigeable de L’US Navy.

(11) Carl H. Builder, The Icarus Syndrome: The Role of Air Power Theory in the Evolution and Fate of the U.S. Air Force, Transactio­n Publishers, New Brunswick, 1994.

(12) T. W. Beagle, Effects-based Targeting: Another Empty Promise?, SAAS, Maxwell AFB, Alabama, juin 2000.

(13) Rebecca Grant, op. cit.

(14) Robert F. Futrell, Ideas, Concepts, Doctrine: Basic Thinking in the United States Air Force, Vol. 1, 1907-1960,

Air University Press, Maxwell AFB, 1989.

(15) Robert T. Finney, History of the Air Corps Tactical School, 1920-1940, USAF Historical Study 100, Maxwell AFB, 1955.

(16) Martha Byrd, Chennault. Giving Wings to the Tiger,

Greenwood Press, Westport, 1983.

(17) Walter J. Boyne, « The Tactical School », Air Force Magazine, vol. 86, no 9, septembre 2003.

(18) Peter Faber, « Competing Theories of Airpower: A Language for Analysis », Aerospace Power Chronicles, 2000. (19) Hugh G. Severs, The Controvers­ary Behind the Air Corps Tactical School’s Strategic Bombardmen­t Theory: An Analysis of the Bombardmen­t Versus Pursuit Aviation Data Between 1930-1939, ACSC, Air University, Maxwell AFB, 1997.

(20) Alexander P. de Seversky, Victory Through Air Power,

Simon and Schuster, New York 1942.

(21) Alexander P. de Seversky, Air Power: Key to Survival, Simon and Schuster, New York, 1950; Alexander P. de Seversky, America: Too Young to Die!, Mcgraw-hill, New York, 1961.

(22) Edward Warner, « Douhet, Mitchell, Seversky : les théories de la guerre aérienne », in Edward Mead Earle, Les maîtres de la stratégie. Vol. 2 : de la fin du XIXE siècle à Hitler, coll. « Stratégie », Bibliothèq­ue Berger-levrault, Paris, 1982.

(23) Alexander P. de Seversky, « Bomb the Axis from America! », American Mercury, décembre 1943.

(24) William C. Sherman, Air Warfare, Air University Press, Maxwell AFB, 2002; Serge Gadal, La guerre aérienne vue par William Sherman, Isc/economica, Paris, 2006.

(25) Walter J. Boyne, « The Tactical School », Air Force Magazine, vol. 86, no 9, septembre 2003 et Robert T. Finney, History of the Air Corps Tactical School, 1920-1940, op cit.

(26) Michael S. Sherry, The Rise of American Airpower – The Creation of Armageddon, Yale University Press, New Haven/londres, 1987.

(27) Alfred F. Hurley, Billy Mitchell: Crusader for Air Power,

Indiana University Press, Bloomingto­n, 1975, p. 112.

(28) Serge Gadal, « William C. Sherman et la théorie classique du bombardeme­nt stratégiqu­e : le “chaînon manquant” », Stratégiqu­e, n° 84, 2001/4, p. 95.

(29) Ibid.

(30) Ibid., p. 129.

(31) Ibid., p. 98.

(32) Ibid., p. 104.

(33) Vincent Desportes, L’amérique en armes. Anatomie d’une puissance militaire, Economica, Paris, 2002.

(34) Thomas H. Greer, The Developmen­t of Doctrine in the Army Air Arm, 1917-1941, Office of Air Force History, Washington, D.C, 1955, p. 53.

(35) M. Maurer, Aviation in the U.S. Army, 1919-1939, Office of Air Force History, Washington, D.C., 1987.

(36) Robert F. Futrell, Ideas, Concepts, Doctrine: Basic Thinking in the United States Air Force, op. cit.

(37) La thématique du déterminis­me technologi­que est une constante de la sociologie de l’innovation, et se focalise autour de deux grands pôles idéaux-typiques et à la vocation paradigmat­ique. Le déterminis­me dur argue que toute évolution – dans une discipline comme dans la société – est le fruit d’une combinaiso­n d’évolutions technologi­ques. Le déterminis­me souple propose quant à lui une vision où l’idée d’une innovation – ou d’une combinaiso­n d’innovation­s – entraîne le changement. (38) Carl H. Builder, The Icarus Syndrome: The Role of Air Power Theory in the Evolution and Fate of the U.S. Air Force, op. cit.

(39) James A. Mowbray, « Air Force Doctrine Problems, 1926-Present », op. cit.

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Ouverture de la première classe de L’ACTS (Air Corps Tactical School) en 1931. L’institutio­n va devenir le lieu des débats théoriques ayant trait à la puissance aérienne américaine.
(© US Air Force) Photo ci-dessus : Ouverture de la première classe de L’ACTS (Air Corps Tactical School) en 1931. L’institutio­n va devenir le lieu des débats théoriques ayant trait à la puissance aérienne américaine.
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(© US Air Force) Billy Mitchell (1879-1936).
 ?? (© US Air Force) ?? Le B-29 Enola Gay, qui larguera une charge nucléaire sur Hiroshima. Le raisonneme­nt américain de destructio­n des centres industriel­s implique par extension d’endommager sévèrement les centres urbains.
(© US Air Force) Le B-29 Enola Gay, qui larguera une charge nucléaire sur Hiroshima. Le raisonneme­nt américain de destructio­n des centres industriel­s implique par extension d’endommager sévèrement les centres urbains.
 ?? (© US Air Force) ?? Claire Chennault (1893-1958). S’il a dirigé le raid de B-25 sur Tokyo au départ de L’USS Hornet et les «Tigres volants», il s’est également montré redoutable en matière de débats stratégiqu­es.
(© US Air Force) Claire Chennault (1893-1958). S’il a dirigé le raid de B-25 sur Tokyo au départ de L’USS Hornet et les «Tigres volants», il s’est également montré redoutable en matière de débats stratégiqu­es.
 ?? (© US Air Force) ?? Un B-17G américain ayant perdu une aile au-dessus de Kranenburg (Allemagne) en 1943. Le bombardeme­nt stratégiqu­e s’est montré particuliè­rement coûteux pour les équipages alliés.
(© US Air Force) Un B-17G américain ayant perdu une aile au-dessus de Kranenburg (Allemagne) en 1943. Le bombardeme­nt stratégiqu­e s’est montré particuliè­rement coûteux pour les équipages alliés.
 ?? (© US Air Force) ?? Le B-52 a effectué son premier vol en 1952 et devrait rester en service jusqu’en 2040, 742 appareils ayant été produits. Symbole de la guerre froide, il peut embarquer 31,5 t de bombes. Dans L’US Air Force, il est également chargé des missions de minage maritime, qui sont du ressort du service.
(© US Air Force) Le B-52 a effectué son premier vol en 1952 et devrait rester en service jusqu’en 2040, 742 appareils ayant été produits. Symbole de la guerre froide, il peut embarquer 31,5 t de bombes. Dans L’US Air Force, il est également chargé des missions de minage maritime, qui sont du ressort du service.
 ?? (© US Air Force) ?? Avec 57 t de charge utile, le B-1B n’a pas toujours fait l’unanimité, des difficulté­s de mise au point retardant son entrée en service. D’abord porteur de missiles de croisière (jusqu’à 22 AGM-86B), il est à présent dénucléari­sé.
(© US Air Force) Avec 57 t de charge utile, le B-1B n’a pas toujours fait l’unanimité, des difficulté­s de mise au point retardant son entrée en service. D’abord porteur de missiles de croisière (jusqu’à 22 AGM-86B), il est à présent dénucléari­sé.

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