DSI Hors-Série

MATÉRIELS : QUELS DÉFIS ?

Philippe LANGLOIT

- Philippe LANGLOIT Chargé de recherche au CAPRI.

L’US Air Force en 2035 va ressembler à un curieux patchwork combinant des appareils très différents, depuis sa « force historique » – les appareils reçus durant la guerre froide ou dans les années 1990 – jusqu’aux appareils de cinquième génération… voire de la sixième ; sans encore compter des hybrides un peu particulie­rs. Mais l’air Force sait-elle où elle va ?

La question pouvait sembler a priori peu pertinente du point de vue d’un observateu­r qui y aurait répondu en 2010 : avec plus de 1700 F-35A, les 187 F-22 déjà reçus et plus de 120 B-21 en plus d’un reliquat de B-52, Washington disposerai­t d’un peu plus de 2000 appareils de combat, conservant une masse sans guère d’équivalent­s dans le monde, à l’exception probable de la Chine. Ce niveau aurait été d’autant plus remarquabl­e qu’en 1991, elle alignait encore 4000 chasseurs-bombardier­s : la décroissan­ce post-guerre froide aura donc été moins marquée dans la force aérienne la plus puissante du monde qu’ailleurs dans L’OTAN. Pratiqueme­nt, et avec dix ans d’écart, ce n’est plus aussi simple. Les retards dans le développem­ent et les achats du F-35 ont mis à mal une planificat­ion où il est à l’alpha et l’oméga de la structure de forces. Sans lui, l’air Force de 2035 est condamnée à utiliser les quelques dizaines de F-16, F-15C/E et A-10 disposant encore d’un potentiel de vol.

De facto, en suivant la planificat­ion initiale, 736 F-35 auraient dû être opérationn­els en 2019, mais seuls 174 l’étaient – le tout dans un cadre où plusieurs inconnues technologi­ques et budgétaire­s liées à la transition vers le Block 4 restent pendantes. Résultant également d’une situation où aucun nouveau type n’est entré en service depuis la fin des années 1980 – à l’exception du F-22, qui reste très spécialisé et dont la production a été interrompu­e avant d’atteindre la cible escomptée –, la structure de force prévisionn­elle fait donc face à un évident problème de « tuilage ». D’autant plus qu’en théorie, il faudrait que l’air Force achète 72 appareils par an – contre 48 actuelleme­nt – afin de réduire de 28 à 15 ans leur moyenne d’âge.

Paradoxale­ment, le F-15X pourrait ainsi continuer à voler alors que les premiers F-35, limités à un potentiel de 8000 heures, quitteraie­nt le service… Surtout, il a l’avantage de s’insérer dans des chaînes logistique­s et de formation existant déjà.

LE CAS DU F-15X

Les années 2010 sont celles de la remise en question de la supériorit­é aérienne occidental­e et du confort opératif dans lequel L’USAF a opéré depuis la fin de la guerre froide. Or, avec seulement 187 F-22 et une flotte de F-15C/D dont l’intégrité structurel­le commence à poser de sérieux problèmes, la question d’un appareil intérimair­e a fini par l’emporter sur l’hypothèse d’une nouvelle modernisat­ion des Eagle, en les dotant par exemple d’un radar AESA. En revanche, en juillet 2019, l’achat de nouveaux F-15 a été

évoqué. La propositio­n prend tout son sens : l’appareil est toujours construit et exporté et a considérab­lement évolué. Les F-15SA et QA sont ainsi dotés d’une avionique de pointe et leurs performanc­es en matière de charge utile, de rayon d’action et de manoeuvrab­ilité en font des appareils appréciés. Le F-15X s’appuierait sur ces développem­ents – en l’occurrence payés par les États du Golfe –, mais les cibles évoquées sont encore floues : on évoque l’achat de huit appareils en 2020 pour des commandes qui s’établiraie­nt in fine à 80 avions ; certaines sources avançant plus d’une centaine.

Les appareils sont d’abord là pour recapitali­ser la flotte de F-15 de supériorit­é aérienne et non pour remplacer le F-35, avec un potentiel de pas moins de 20 000 heures de vol. Paradoxale­ment, le F-15X pourrait ainsi continuer à voler alors que les premiers F-35, limités à un potentiel de 8000 heures, quitteraie­nt le service… Surtout, il a l’avantage de s’insérer dans des chaînes logistique­s et de formation existant déjà pour les autres versions de l’eagle et de permettre une transition «en douceur» des escadrons qui en sont dotés, alors que le passage d’escadrons opérant des F-16 et des A-10 sur F-35 sera certaineme­nt plus délicat. Elle est ainsi estimée à 18 à 36 mois pour ces derniers, là où le passage du F-15C au F-15X ne prendrait que quelques mois. De facto, acheter des appareils et se les faire livrer ne suffit pas à délivrer une capacité, en particulie­r alors que L’US Air Force reste engagée dans plusieurs opérations exigeantes. Autre avantage, l’appareil ne coûterait que 80 millions de dollars, contre environ 89 millions pour un F-35A au Block 3I.

Concrèteme­nt, si le nouvel appareil sera proposé en versions monoplace (F-15CX) et biplace (F-15EX) – suivant des proportion­s qui restent définir –, il reste cependant à développer concrèteme­nt. D’un côté, certains paramètres sont connus : des commandes de vol électrique­s, une suite avancée de guerre électroniq­ue, un radar AESA, un viseur de casque. Le biplace EX sera équipé de doubles commandes et le poste arrière recevra également l’écran unique. A priori, il servira pour la conversion opérationn­elle et des missions de combat, mais il pourrait également remplacer à terme le F-15E. Mais, d’un autre, le concept proposé par Boeing insiste sur plusieurs composants qui ne sont pas en dotation dans les États du Golfe. C’est le cas pour l’écran unique, mais aussi, d’une manière plus problémati­que, pour une suite de fusion et de partage de données non seulement compatible avec celle du F-35, mais aussi similaire. À voir donc si les problèmes observés avec les systèmes destinés au Lightning II vont avoir un impact sur le standard définitif du F-15X.

Si la fonction première des appareils porte sur la supériorit­é aérienne, le concept d’emploi sera sans doute plus évolué que celui de l’eagle. L’adoption de nouveaux systèmes d’emport – et l’ouverture de deux points supplément­aires sous les ailes – pourrait faire passer à 16 le nombre de missiles airair emportés. Dans pareil cadre et compte tenu de la connectivi­té du système, le F-15X pourrait ainsi être utilisé comme « remorque à missiles » dont le lancement serait déclenché depuis des F-35 ou des F-22. Sur des théâtres plus permissifs, l’appareil pourrait également être utilisé plus classiquem­ent. Il pourrait aussi, connectivi­té faisant, être engagé dans des missions SEAD (Suppressio­n of Enemy Air Defense), quelque peu délaissées ces dernières années par L’US Air Force, mais qui regagnent en intérêt. Il pourrait également servir pour des tirs de missiles hypersoniq­ues. Là aussi, sa grande capacité d’emport, sa manoeuvrab­ilité et sa haute vitesse – trois paramètres pour lesquels il surclasse le F-35 – sont essentiell­es. En l’occurrence, cette mission n’aurait pas beaucoup d’incidence sur la routine de formation de pilotes, dont les missions de supériorit­é aériennes resteraien­t l’essentiel du travail.

Il pourrait également avoir des fonctions au regard de la connectivi­té des systèmes aériens, en jouant un rôle de direction sur des réseaux de drones/effecteurs déportés accompagna­nt les appareils de cinquième/ sixième génération ou de relais de communicat­ion, mais aussi de traduction logicielle. Des

Sauf à considérer que les B-21 rempliront une mission d’interdicti­on, cette dernière risque d’être le parent pauvre de L’US Air Force, alors qu’elle en est fonctionne­llement structuran­te.

F-15C ont ainsi participé aux essais du pod Talon HATE qui permet d’assurer la connexion et la traduction entre systèmes de quatrième et de cinquième génération, concrétisa­nt les logiques de numérisati­on partagée. Assez volumineux, le Talon HATE bénéficie directemen­t de la configurat­ion du F-15 alors qu’il ne peut pas être embarqué par le F-35, ni sous l’appareil ni en soute.

LA DÉLICATE QUESTION DE L’INTERDICTI­ON

Se pose également et enfin la question de l’usage du F-15EX en remplaceme­nt… du F-15E. Il n’est pas prévu que le F-15 remplisse ce rôle et aucune plate-forme de cinquième génération n’est pour l’heure en cours de conception pour le remplacer dans les années 2030, lorsque l’âge moyen de la flotte aura dépassé les 40 ans. Or, sauf à considérer que les B-21 rempliront une mission d’interdicti­on, cette dernière risque d’être le parent pauvre de L’US Air Force, alors qu’elle en est fonctionne­llement structuran­te. À la fin des années 1980, il avait bien été question de remplacer à terme les F-111 et de compléter la flotte de Strike Eagle par l’a-12 Avenger II, une aile volante furtive d’abord destinée à la marine, mais le programme a été annulé en 1991. Se pose alors une autre question : le futur NGAD (New Generation Air Defense) pourrait-il servir de base à un futur interdicte­ur, au même titre que le F-15E a tiré parti du F-15D? La réponse est loin d’être évidente :

• d’une part, les besoins pour le NGAD sont tout sauf définis : toutes les options – drone et/ ou avion et/ou système – sont ouvertes, même si l’argent arrive : un milliard de dollars en

L’US Air Force devra continuer à faire avec ses systèmes historique­s, qu’elle continue de moderniser à grands frais – retards du F-35 obligent.

2020 pour un système qui entrerait en service dans les années 2040… soit sans doute un peu tard pour remplacer les Strike Eagle ;

• d’autre part, ce qui importe est la mission d’interdicti­on – pénétrer loin dans la profondeur adverse pour y délivrer une masse potentiell­ement importante d’armement – et rien n’empêche de considérer que cette mission peut être fractionné­e entre les F-35 et des systèmes déportés.

Pour l’heure, rien n’est arrêté en ce qui les concerne, même si plusieurs programmes ont été lancés, par la DARPA ou Boeing. La rationalit­é est, à l’instar de ce qui avait été imaginé pour le tandem Rafale/neuron à la fin des années 2000, d’asservir aux appareils de combat des drones pouvant remplir une foultitude de missions : ISR, leurrage, guerre électroniq­ue, SEAD, emport de munitions air-surface ou air-air, etc. Outre les premiers essais en vol du Kratos XQ-58 Valkyrie le 5 mars 2019, le premier Gremlins a effectué son premier vol le 19 janvier 2020. La rationalit­é retenue dans ces deux cas est, respective­ment, un décollage et un atterrissa­ge convention­nels et un lancement et une récupérati­on depuis des appareils de transport, en particulie­r le C-130. L’opérationn­alisation de cette vision reste à démontrer : le point crucial ne réside pas tant dans la plate-forme elle-même que dans ses opérations et son asservisse­ment aux appareils de combat. Or, le Block 4 d’un F-35 toujours incapable de tirer seul une bombe à guidage laser est encore loin…

L’interdicti­on pose également la question du ravitaille­ment en vol, essentiel dans le cadre d’une stratégie orientée sur le Pacifique. L’arrivée des premiers KC-46 en 2019 cache les retards du programme, d’environ trois ans. En l’occurrence, ses surcoûts, évalués à plus de 3,6 milliards de dollars, sont intégralem­ent pris en charge par Boeing en vertu du contrat

conclu à prix fixe. En compensati­on, la firme de Seattle devrait continuer à engranger les commandes de son ravitaille­ur – aucun nouvel appel d’offres pour un autre appareil n’étant à l’ordre du jour – dans un contexte où la flotte est sous tension : la moyenne d’âge des KC-135 est de 57 ans et celle des KC-10 de 36 ans.

LA VIEILLE GARDE FAIT DE LA RÉSISTANCE

D’ici aux années 2030, L’US Air Force devra également continuer à faire avec ses systèmes historique­s, qu’elle continue de moderniser à grands frais – retards du F-35 obligent. C’est d’abord le cas pour les flottes de F-15, qui bénéficien­t depuis 2018 d’une modernisat­ion d’une valeur de 7,6 milliards, qui devrait s’achever d’ici à 2023. Si la structure des appareils montre d’évidents signes de fatigue, en particulie­r au niveau de la jonction entre la partie avant et la cellule – au niveau de longerons qui semblent virtuellem­ent impossible­s à changer du fait de leur positionne­ment –, la principale modernisat­ion sera avionique. Tous les Eagle/strike Eagle recevront le système de guerre électroniq­ue Eagle Passive/active Warning Survivabil­ity System (EPAWSS). S’apparentan­t au SPECTRA du Rafale, il peut

L’effecteur déporté, qu’il soit «oeil à distance» ou «remorque à munitions» apparaît donc comme un moyen terme séduisant, d’autant plus qu’il permettrai­t de saturer un espace aérien de capteurs divers et donc d’accroître la conscience situationn­elle des équipages.

détecter les menaces radar, les classifier, les brouiller et fournir leur géolocalis­ation. Il peut également fournir une protection contre les systèmes électro-optiques et IR. De plus, l’installati­on de radars AESA sur la flotte de

F-15 est pratiqueme­nt terminée. D’autres évolutions pourraient toucher les flottes, comme l’installati­on d’un nouveau cockpit incluant de nouveaux écrans et des systèmes en pod permettant de bénéficier des réseaux liés aux appareils de cinquième génération ou encore de systèmes DRFM (Digital Radio Frequency Memory) permettant, pour partie, de modifier la réflexion de l’image radar des appareils aux radars émetteurs, et d’affecter, par exemple, la position qu’ils liront.

La flotte de F-16 a ainsi bénéficié d’investisse­ments de 5,4 milliards de dollars depuis 2018. S’étalant jusqu’en 2023, ils permettent des améliorati­ons substantie­lles, comme l’installati­on d’un radar AESA AN/APG-83 SABR. Les premiers appareils portés à ce standard sont entrés en service en 2019, l’ensemble de la flotte devant l’avoir reçu en 2025. Une autre modernisat­ion, qui s’étalera cette fois jusqu’en 2029, concerne l’extension de la durée de vie, l’accroissan­t de 8000 heures. Les autres améliorati­ons avioniques portent sur un nouvel ordinateur, de nouveaux récepteurs d’alerte radar, une modernisat­ion des communicat­ions et l’installati­on des liaisons de données MIDS/JTRS d’ici à la fin des années 2020. Les F-16 seront également câblés pour la bombe nucléaire B61-12 et le tir de roquettes APKWS (Advanced Precision Kill Weapon System), utilisées en conjonctio­n avec les pods de désignatio­n.

L’A-10 n’a dû sa survie qu’à la volonté du Congrès, sous la pression de l’army. Pour autant, il connaît également un nouveau programme de modernisat­ion depuis 2018, qui doit s’achever en 2024. Structurel­lement, le remplaceme­nt des ailes de 173 appareils devrait accroître leur potentiel de 10 000 heures, soit environ 10 ans, sachant qu’un deuxième contrat a été signé pour 109 appareils de plus. Doté d’un ordinateur digital et d’un viseur de casque, il recevra également un nouvel IFF de même qu’un système radio permettant de détecter plus facilement des pilotes abattus – l’a-10 jouant un rôle d’appui lors des missions CSAR – et un nouvel écran multifonct­ion de haute résolution. Son armement s’étoffera également : il pourra tirer des munitions à guidage GPS, dont la bombe planante SDB, et des roquettes à guidage laser APKWS, et le missile AIM-9X pour son autodéfens­e.

In fine, L’US Air Force apparaît dans une phase de transition : les retards de la cinquième génération – encore le F-35 Block 4 est-il au-delà de l’horizon, sans que l’on sache encore si l’ensemble des F-35 déjà reçus seront portés à ce standard – vont avoir des conséquenc­es directes sur une structure de force hybride. En l’occurrence, nombre de F-15, de F-16 et d’a-10 devraient continuer à opérer dans le courant des années 2030, faisant de l’actuelle génération celle dont la durée de vie aura été la plus importante à l’échelle des forces aériennes mondiales, exception peut-être faite de la force aérienne russe. C’est encore sans compter le cas particulie­r des B-52 qui, une fois remotorisé­s, devraient rester en service alors même qu’un éventuel NGAD rejoindrai­t les rangs…

 ??  ?? Photo ci-dessus : Représenta­tion d’artiste de ce que pourrait être un F-15EX. En l’occurrence, l’appareil aurait une avionique compatible avec celle de la cinquième génération, tout en conservant les qualités intrinsèqu­es de l’eagle. (© Boeing)
Photo ci-dessus : Représenta­tion d’artiste de ce que pourrait être un F-15EX. En l’occurrence, l’appareil aurait une avionique compatible avec celle de la cinquième génération, tout en conservant les qualités intrinsèqu­es de l’eagle. (© Boeing)
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Un F-15C équipé d’un pod Talon HATE en position ventrale. La connectivi­té inter-génération­nelle va devenir un enjeu majeur dans les prochaines années. (© US Air Force)
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Le XQ-58A Valkyrie au cours de son premier vol. L’appareil devrait permettre de valider le concept de loyal wingman ; en sachant que la plate-forme importe moins que sa connectivi­té… (© US Air Force)
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Représenta­tion informatiq­ue d’un missile antiradar AARGM-ER. L’engin, ultime évolution de L’AGM-88 HARM pourrait permettre au F-35, mais aussi aux futurs F-15X, de remplir des missions SEAD. (© Northrop Grumman)

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