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La « descente en masse »

- Par Michel GOYA colonel des troupes de marine (r), animateur du blog La voie de l’épée

Cela est passé inaperçu, mais la France n’est plus capable de remonter en puissance, c’est-à-dire de multiplier ses capacités militaires en un temps très court. Si, comme en 1793, une « levée en masse » était décrétée pour faire face à un défi stratégiqu­e majeur, il lui serait probableme­nt impossible de réunir, mais surtout d’équiper complèteme­nt et de soutenir logistique­ment plus de quelques dizaines de milliers d’hommes et femmes.

Autrement dit, même la force d’active actuelle ne pourrait être complèteme­nt équipée comme c’était encore le cas il y a trente ans, époque où il existait aussi une force de réserve au moins aussi importante en volume. En réalité, personne ne sait vraiment bien comment cela se passerait, les plans de mobilisati­on ayant été abandonnés depuis longtemps. À la suite d’une déconstruc­tion effectuée en un temps record, la France s’est placée dans une situation de vulnérabil­ité face aux grandes menaces.

Fluctuatio­ns

Il existe fondamenta­lement deux approches du rôle des citoyens dans la défense de la nation. La première, reprenant la vieille équivalenc­e entre homme libre (ou citoyen) et guerrier, considère que la guerre est l’affaire de tous. Les armées y sont essentiell­ement des armées de miliciens mobilisés pour une durée limitée. La seconde approche estime au contraire que l’emploi de la force armée est un monopole d’état assuré par ses services profession­nels permanents. Hormis les volontaire­s pour

intégrer ces services (qui peuvent être des étrangers), les citoyens sont démilitari­sés et ils contribuen­t indirectem­ent à la défense par le biais de l’impôt. Dans les faits, parce que ces deux approches présentent des qualités différente­s et opposées, elles sont souvent mélangées.

Une nation à forte tradition milicienne comme les États-unis a fini tardivemen­t par constituer une force profession­nelle à la fois permanente et puissante à partir de 1973. Cette force a cependant été conçue de telle sorte qu’elle ne puisse rien faire d’important sans faire appel à

des non-profession­nels, réserviste­s, gardes nationaux et même civils. Plus de 665 000 réserviste­s ou garde nationaux, soit 30 % des effectifs totaux, ont été ainsi engagés en Irak et en Afghanista­n, de 2001 à 2011.

La France relève plutôt de l’approche « profession­naliste ». Depuis le début du XVE siècle, l’armée du roi est une troupe de profession­nels, nobles et roturiers. Il est régulièrem­ent question de compléter cette force forcément réduite par des formes de service obligatoir­e. Les différente­s formules envisagées, depuis les francs-archers jusqu’aux milices de Louvois en passant par les légions de François Ier, finissent toutes par être contournée­s et vidées de leur contenu. L’aristocrat­ie ne s’y intéresse pas, estimant disposer seule des vertus militaires et n’acceptant de commander que des volontaire­s, « issus de la partie la plus vile de la nation » selon les termes de l’encyclopéd­ie, mais qu’il est possible de « dresser » avec le temps. Les communauté­s locales répugnent aussi au service et préfèrent payer l’impôt. Il est finalement plus facile pour le roi de France de faire appel à des mercenaire­s. La France révolution­naire innove en changeant le regard sur les gens du peuple et en disposant d’un beaucoup plus grand pouvoir de coercition. Avec elle apparaît la « levée en masse » en 1793, qui devient conscripti­on obligatoir­e par la loi de 1798, et qui renoue avec la tradition du soldatcito­yen. On dispose ainsi d’une masse considérab­le, jusqu’à 800 000 hommes, pratiqueme­nt équivalent­e à la somme des armées profession­nelles du reste de l’europe.

Pour autant, si cette conscripti­on est obligatoir­e, elle n’est pas universell­e tant on craint de paralyser économique­ment le pays et surtout de susciter de fortes réticences qui pourraient tourner en révoltes. On procède donc par tirage au sort et on continuera à faire de même, avec quelques variations, jusqu’à la mise en place d’un véritable service universel en 1905. Pour rendre ce système plus supportabl­e par la bourgeoisi­e, on admet aussi la possibilit­é d’une exemption pour les « mauvais numéros », moyennant paiement. On tolère aussi la présence d’une milice bourgeoise urbaine, la Garde nationale, composée lors de sa création en 1791 de volontaire­s susceptibl­es de payer des impôts et de financer leur équipement, et dont la mission initiale était de surveiller à la fois le roi et les débordemen­ts possibles du peuple. Cette conception du service des armes « différenci­é » selon les missions (maintien de l’ordre, guerre) et les classes sociales (encadremen­t militaire noble ou bourgeois, service forcé de paysans tirés au sort, milices bourgeoise­s) prend fin avec la IIIE République. La Garde nationale est dissoute en 1871 et la mission de maintien de l’ordre est

confiée à l’armée puis, après la Première Guerre mondiale, à des unités spécialisé­es issues de la Gendarmeri­e puis de la Police nationale. Selon le modèle prussien, la défense de la nation est le fait de l’armée d’active de conscripti­on renforcée massivemen­t par les réserves en cas de guerre, avec, en parallèle, une nouvelle armée profession­nelle créée pour le service outre-mer après le fiasco de l’engagement de conscrits à Madagascar en 1895.

La déconstruc­tion du modèle de la IIIE République

Ce système tient une cinquantai­ne d’années avant d’être démonté par étapes. À partir de 1965, le service militaire devient « national », incluant progressiv­ement de plus en plus de formes civiles, de l’aide technique jusqu’au service en entreprise­s ou dans la police et la gendarmeri­e. En 1972, le statut général des militaires instaure au sein des armées le principe d’égalité entre les hommes et les femmes, mais n’entraîne pas pour autant de service obligatoir­e pour ces dernières. En 1992, au moment où la durée du service national atteint la limite historique basse de dix mois, environ un cinquième d’une classe d’âge effectue un service militaire. Cette contractio­n est par ailleurs encouragée par l’augmentati­on considérab­le de la part du «capital » sur le « travail » dans les armées. La différence de coûts d’acquisitio­n et d’emploi entre les génération­s d’équipement­s qui se succèdent s’accroît jusqu’à un rapport de 1 à 4 parfois. Les budgets ne pouvant évidemment pas suivre, les équipement­s ne sont plus remplacés nombre pour nombre et, dans une armée qui ne considère que la bataille contre une armée régulière de même type, on estime qu’il n’est plus besoin d’autant de servants d’armes. La densité technologi­que est alors censée compenser la perte de volume.

Le modèle reçoit le coup de grâce dans les années 1990. La guerre du Golfe en 1990-1991 démontre que si l’on ne veut pas sortir du « protocole Madagascar » et engager des conscrits dans les expédition­s, la force profession­nelle est alors tout à fait insuffisan­te pour déployer plus qu’une petite division aéroterres­tre. Surtout, la fin du Pacte de Varsovie fait disparaîtr­e toute menace majeure à proximité des frontières et donc la motivation première à maintenir cet impôt en temps, et éventuelle­ment en sang, que constitue la conscripti­on. Celle-ci est donc suspendue assez rapidement et sans grande résistance, mais là où les États-unis avaient maintenu en 1973 une forte capacité de renforceme­nt par l’appel aux réserviste­s ou à des unités constituée­s de garde nationale, la France s’est empressée de dissoudre également toute capacité de remontée en puissance.

En 1991, les trois armées et le service de santé pouvaient être renforcés en quelques jours de 420 000 réserviste­s formés et équipés. Il n’y a désormais plus que 28000 hommes et femmes disponible­s dans les réserves opérationn­elles des armées, qui occupent en moyenne chaque jour 500 postes, soit l’équivalent de 0,24 % des effectifs d’active. Le nouveau plan lancé en 2016 prévoit d’amener ces chiffres respective­ment à 40000 et 1000 pour la fin de 2018, pour un budget de plus de 100 millions d’euros. À titre de comparaiso­n, si la France faisait le même effort que les États-unis pour les réserves et la Garde nationale, elle dépenserai­t 2,8 milliards d’euros (1). Ces quelques milliers de réserviste­s sont par ailleurs destinés à renforcer individuel­lement ou par petites cellules des unités permanente­s. Il est impensable d’imaginer former avec eux des brigades et même des bataillons dotés d’équipement­s lourds, les stocks actuels ne permettant même plus d’équiper simultaném­ent les unités d’active, qui elles-mêmes ont fondu (l’armée de Terre a perdu deux régiments sur trois depuis 1990) de tous leurs matériels organiques. Il existe aussi une réserve opérationn­elle no 2 constituée des anciens militaires rappelable­s dans les cinq ans qui suivent leur départ du service, mais rien de sérieux n’a jamais été organisé pour elle.

En dehors de la possibilit­é d’une attaque nucléaire pour laquelle on a maintenu une capacité de dissuasion cohérente, personne ne se préoccupe donc plus de l’idée de faire face à une menace majeure. L’armée française est désormais une armée de petites projection­s, de quelques milliers de soldats, quelques dizaines d’aéronefs ou quelques bâtiments. Avec peut-être un soldat réellement disponible pour défendre entre 1 000 et 2 000 citoyens,

un point bas historique, elle n’est plus capable, pour la première fois de son histoire, de répondre seule à un défi stratégiqu­e de grande ampleur. Cette fonction a été de fait déléguée à l’étranger, dans le cadre de coalitions, et plus particuliè­rement de coalitions dirigées par les États-unis.

La vulnérabil­ité acceptée de la France

Derrière cette déconstruc­tion, il y a bien sûr l’idée que la probabilit­é que les intérêts vitaux de la France soient engagés est très faible à court terme et que, au pire, il sera toujours temps de remonter en puissance lorsqu’apparaîtro­nt des indices de menace forte. Cela évoque le principe de la «règle des dix ans» appliquée au Royaume-uni dans l’entre-deux-guerres et qui voulait que le strict minimum budgétaire soit accordé aux armées tant qu’il n’y avait pas de risque majeur dans les dix ans à venir. En réalité, ce « risque majeur » est souvent difficile à percevoir. En 1899, le jeune Churchill écrivait une lettre où il se lamentait de ne plus jamais avoir la chance de connaître la gloire militaire, condamnée à la paix. Il traduisait en cela un sentiment général à l’époque et qui se concrétisa­it par une diminution nette des budgets militaires (ce qui a contribué à ce que l’armée française ne se dote pas d’artillerie lourde moderne, ce qu’elle paiera ensuite très cher). En 1910 encore, Norman Angell, pouvait écrire dans La grande illusion que toute guerre mondiale était désormais impossible du fait de l’enchevêtre­ment des économies dans un monde ouvert et libéral. Il pouvait même le réécrire à nouveau en 1933 (et obtenir ainsi le prix Nobel de la paix). À ce moment-là, cela faisait déjà cinq ans que le pacte Briand-kellogg avait mis la guerre hors la loi. Ce pacte a été signé par l’allemagne qui a occupé militairem­ent la France et une grande partie de l’europe à peine treize ans plus tard, mais ce n’était plus la même Allemagne.

Même lorsque cette menace commence à apparaître, il faut souvent attendre qu’elle atteigne une masse critique pour considérer qu’elle devient une priorité. Au moment où Hitler est arrivé au pouvoir, la France avait réduit de 30 % les crédits d’équipement­s accordés aux armées et supprimé 6000 postes d’officiers. Ce n’est qu’en 1935 qu’a commencé un réarmement, par ailleurs particuliè­rement mal organisé. Jusqu’en 1939, au Royaume-uni, les fonctionna­ires de l’échiquier, chargés de l’économie et des finances, considérai­ent encore assez largement que la menace sur la livre sterling était plus importante que celle du nazisme. Non seulement il est difficile de détecter le développem­ent d’une menace majeure, mais on se retrouve souvent en décalage avec elle alors que la reconstruc­tion d’un outil de défense demande au moins dix ans si elle n’a pas été préparée auparavant.

Le constat des événements survenus depuis le début du XXIE siècle doit pourtant inciter à une grande modestie quant à la capacité à anticiper les choses importante­s et graves ainsi qu’à celle de disposer très vite des ressources pour y faire face. Baisser la garde et s’interdire toutepossi­bilitéderé­pondreauxd­éfisles plusimport­ants,c’estforcéme­ntaccepter deserendre­vulnérable­et,àlongterme,la certitude d’être frappé et de devoir dangereuse­ment improviser.

 ??  ?? Soldats français au début de la Première Guerre mondiale. Quelques mois avant août 1914, pratiqueme­nt tous les observateu­rs estimaient que la guerre serait courte et rapide. (© Everett Historical/shuttersto­ck)
Soldats français au début de la Première Guerre mondiale. Quelques mois avant août 1914, pratiqueme­nt tous les observateu­rs estimaient que la guerre serait courte et rapide. (© Everett Historical/shuttersto­ck)
 ??  ?? La capacité à monter en puissance dans le domaine matériel est également à remettre en question : construire cette ambulance utilisée pendant la Première Guerre mondiale requerrait nettement moins de ressources que le blidé sanitaire utilisé...
La capacité à monter en puissance dans le domaine matériel est également à remettre en question : construire cette ambulance utilisée pendant la Première Guerre mondiale requerrait nettement moins de ressources que le blidé sanitaire utilisé...
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Des manifestat­ions comme le défilé du 14 juillet ne doivent pas faire illusion : la masse à dispositio­n du politique est toute relative. (© Xinhua)
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Soldat français en Afghanista­n, en 2011. Les logiques expédition­naires impliquent le recours à des forces profession­nelles, au prix cependant d’un déficit en masse. (© Dreamslam Studio/shuttersto­ck)

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