Les priorités de défense et de sécurité nationale pour la République française
La France connaît le plus haut niveau d’incertitude stratégique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Toutefois, l’objectif défini par Charles de Gaulle demeure aussi ferme aujourd’hui qu’il l’était alors : l’autonomie stratégique. C’est le moment maintenant plus que jamais d’assurer l’équilibre entre moyens et fins. Ce n’est que grâce à une analyse objective des tendances mondiales et des menaces qui en résultent pour la France que l’on pourra établir un ensemble d’actions cohérentes. Le débat interne sur les politiques françaises de défense et de sécurité est déjà bien éclairé. Les éléments suivants viendront le compléter d’une perspective extérieure.
Tendances
Unensembledetendancesmondiales façonne le moment présent et, plus important encore, le futur. Bien que chacun decesévénementssoitnotable,levotedu Brexit, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-unis et la fragilité de l’union Européenne (UE) ne sont que des exemples de changements stratégiques plus profonds. En ce moment, la France assiste à une redistribution du pouvoir vers des nations d’asie au détriment de l’europe et de l’amérique du Nord. Le conflit pour l’accès aux biens communs et les défis posés aux normes mondiales sont susceptibles de
caractériser ce changement inévitable des acteurs prépondérants qui exercent une influence à l’échelle internationale.
La croissance démographique rapide, l’urbanisation et le dérèglement climatique menacent les capacités de gouvernance dans la sphère française d’intérêt en Afrique et au Moyen-orient. À mesure que les technologies de pointe deviennentplusdisponiblesetplusabordables, le traditionnel avantage technologique des puissances occidentales
diminue. Au niveau national, la France est confrontée à une population vieillissante et de plus en plus diversifiée, avec des conséquences sur les budgets, la cohésion et l’identité nationale.
Menaces
Les tendances ci-dessus créent un environnement d’incertitudes et permettent l’émergence de multiples menaces, certaines anciennes, d’autres nouvelles. Au cours de la prochaine décennie, plusieurs concerneront particulièrement la défense et la sécurité nationale de la France.
Attaques terroristes sur le territoire français par des extrémistes violents
Des attaques mortelles ont frappé la France. D’autres attentats ont été déjoués et des cellules terroristes démantelées. Souvent, les auteurs sont des citoyens français ou des résidents inspirés par Daech. Cependant, Daech conservera sans doute sa capacité à frapper sur le sol français, même après ses défaites militaires en Syrie et en Irak.
Les États faibles ou défaillants de la sphère d’intérêt de la France au Moyen-orient et en Afrique
Les conflits internes et les lacunes en matière de gouvernance offrent un terrain fertile de prolifération et des refuges pour les groupes extrémistes qui constituent une menace pour la France et sa population expatriée. Les États qui se révèlent incapables d’exercer leurs responsabilités régaliennes représentent un danger pour leurs voisins, perturbent le commerce et provoquent un afflux de migrants qui cherchent à s’installer en France.
Les efforts de la Russie pour restaurer sa sphère d’influence en Europe de l’est et tester la résolution de la sécurité collective européenne
La puissance et les ambitions russes continuent de croître en même temps que la crédibilité de la défense européenne diminue. L’augmentation des dépenses de défense, la rhétorique nationaliste et antioccidentale sont préoccupantes. Au travers des actions menées en Crimée et dans le Donbass, la Russie continue de tester l’europe. Elle agit avec force en Syrie et sa posture nucléaire est agressive. Elle menace également l’autonomie politique française par des actions de renseignement subversives.
Moyens
Nous avons d’abord présenté l’environnement stratégique. Maintenant, dans ce contexte, de quels moyens la France a-t-elle besoin pour maintenir une autonomie stratégique et protéger ses intérêts dans la décennie à venir ? La France doit augmenter ses dépenses de défense, améliorer sa capacité de projection autonome, rétablir la crédibilité de la sécurité collective européenne, et, peut-être le plus important, renforcer sa cohésion nationale.
Restaurer la capacité militaire française
À la fin de la guerre froide, la principale menace pour la sécurité de l’europe occidentale a disparu. Par conséquent, les nations ont réduit leurs dépenses de défense, en réalisant un « dividende de la paix ». Plusieurs pays, y compris la France, ont ajusté leur armée pour répondre à l’évolution des menaces contre la sécurité. Entre 1991 et 2001, les dépenses de défense de la France ont diminué de 18 % (2). Le niveau le plus bas a été atteint en 2008, à 1,6 % du PIB et à moins de 9 % du budget national. Les gouvernements
français successifs ont demandé aux forces de défense de « faire plus avec moins». Cette tendance importante s’est inversée en 2015 lorsque des réductions budgétaires annoncées ont été annulées à la suite d’attaques terroristes sur le sol français.
Tous les pays de L’OTAN se sont engagés à consacrer, d’ici à 2024, 2 % du PIB à la défense, dont au moins 20 % aux achats d’équipements importants et à la R&D. La France n’a pas respecté le critère de 2 % depuis 1997, avec ses dépenses courantes à 1,78 % du PIB.
(3) Il existe maintenant une grande divergence entre les ambitions militaires énoncées dans le livre blanc de 2013 et les déploiements actuels d’une part et, de l’autre, la capacité de l’état à les financer. Il n’est plus possible de « faire plus avec moins ».
L’effet cumulé des réductions budgétaires successives a eu un effet catastrophique sur la défense française. La réduction du nombre d’unités de combat a affecté la taille des contingents français disponibles pour un déploiement immédiat. Les coupes dans la formation ont eu des répercussions sur la préparation, les capacités et le moral. Il en est de même pour les ajournements à long terme des achats d’équipements essentiels. Tenter de prolonger la durée de vie des systèmes existants induit coûts et risques propres et accélère l’usure de l’équipement, en plus de nécessiter des programmes intermédiaires coûteux.
En outre, les coupes accumulées ont créé des lacunes visibles : 60 % des véhicules déployés par l’armée ne sont pas protégés, 20 % des pilotes de l’armée française ne bénéficient pas de suffisamment de temps de vol pour maintenir la préparation au combat et 40 % des bases aériennes de la France ne sont pas défendues (4). L’état actuel des forces armées doit être redressé. Les dépenses de défense de la France doivent atteindre 2 % du PIB d’ici à 2024 (hors pensions) afin d’éviter l’érosion et la perte de capacités.
Combler des lacunes en matière de capacités
La garantie ultime de l’autonomie stratégique de la France est sa force de dissuasion nucléaire, qui reste indispensable. Cependant, dans tout scénario, sauf dans le cas d’un assaut direct et massif sur sa souveraineté territoriale, le maintien de l’autonomie stratégique nécessite un plus large éventail de capacités. La réémergence de la Russie exige que la France possède les moyens nécessaires pour mener une dissuasion crédible. La France est également confrontée à des interventions prolongées en Afrique et au Moyen-orient. Elle doit être capable d’intervenir dans une coalition si possible, mais aussi unilatéralement lorsque les intérêts stratégiques l’exigent.
L’autonomie stratégique qui soustend une telle action n’est possible que si la France possède la capacité de projeter sa force. D’abord et avant tout, elle doit poursuivre ses efforts en matière de renseignement, de transport aérien tactique, de ravitaillement en vol et de renouvellement de l’arsenal nucléaire, mais des moyens supplémentaires sont aussi nécessaires.
Hélicoptères de transport lourd
Les forces françaises demeurent l’une des rares forces militaires occidentales qui n’opèrent pas d’hélicoptères de transport lourd. Ce type d’hélicoptères est pourtant essentiel pour toutes les opérations soutenues par la France en Afrique et au Moyen- Orient.
Capacité de neutralisation de la défense aérienne ennemie (SEAD)
Le livre blanc de 2013 a noté que l’armée de l’air française devrait garder une capacité « d’entrée en premier ». La France n’a plus de capacité SEAD propre et devra en acquérir afin de maintenir une autonomie stratégique, sans quoi elle aura de grandes difficultés à mener des actions de coercition.
Renforcer l’autonomie européenne
L’autonomie est vitale non seulement pour la France, mais aussi pour l’europe. La position de la Russie en Ukraine, son action militaire provocatrice en Europe de l’est plus généralement et ses tentatives d’exercer une influence sur les pays voisins testent les limites des mécanismes de défense collective de L’OTAN et de L’UE, même quand les États concernés ne font partie ni de l’une ni de l’autre. En outre, les tentatives de la Russie d’exercer une
influence politique par des actions subversives représentent une menace pour la sécurité européenne même en l’absence d’incursion territoriale. La crédibilité de la défense commune de l’europe doit être renforcée pour pouvoir mener une dissuasion efficace.
Assumer un rôle de leadership dans la sécurité collective européenne
En 2016, L’OTAN a adopté une position de renforcement de la présence de troupes multinationales en Lettonie, en Lituanie, en Estonie et en Pologne, dirigées par le Canada, l’allemagne, le Royaume-uni et les États-unis. La France a accepté de contribuer, avec un contingent, au groupe de combat dirigé par l’allemagne en Lituanie en 2018, en remplaçant des troupes actuellement déployées en Estonie. L’absence de la France en tant que nation-cadre dans cette opération est frappante.
Il est dans l’intérêt de la France de dissuader l’agression en amont, en signalant son engagement avant que les tensions ne s’élèvent à des affrontements armés. De plus, la France doit démontrer à ses alliés européens que ses intérêts s’étendent au-delà de son propre territoire et qu’elle luttera pour la préservation de l’autonomie de tous les États de L’UE et de L’OTAN. Elle doit prendre une position décisive en augmentant le déploiement français et en assumant un rôle de commandement.
Mécanisme européen de participation (Opt in) en matière de R&D et de défense
La France et l’europe, chacune de son côté, se sont lancées dans des programmes de R&D, engendrant nombre de doublons, et soutiennent des industries de défense nationales onéreuses.
Le manque d’interopérabilité qui en résulte entre les États membres est inefficace et limite le déploiement d’opérations combinées. Le livre blanc 2013 appelait à renforcer l’harmonisation de l’industrie européenne de la défense. Les progrès ont été lents. Les difficultés incluent des approches divergentes entre les États membres et un manque de concurrence en raison des obstacles majeurs à l’entrée sur le marché, rendant la création d’économies d’échelle difficile, et de la réticence des industries à mener des activités de R&D à cause de préoccupations concernant la mise en oeuvre concrète.
Il est peu probable que l’on réussisse à créer un secteur européen de la défense avec l’accord de tous les États membres. Ainsi, la France devrait prendre l’initiative de la mise en place d’un mécanisme européen de participation (Opt in) en matière de R&D et de défense. Dans le cadredeceprogramme,conformément aux plans de capacités de L’UE et de L’OTAN déjà existants, les États signataires définiraient conjointement leurs besoins pour des équipements futurs, y compris les spécifications techniques et les capacités, et la participation à des programmes de recherche financés par tous. Cela assurerait l’interopérabilité, réduirait les coûts de recherche, de développement et d’achat, et encouragerait l’investissement dans l’industrie et l’innovation grâce à une prévisibilité accrue pour les fournisseurs. Au fil du temps, d’autres États les rejoindraient pour déboucher sur le développement d’une base industrielle de défense véritablement européenne. L’allemagne et le Royaume-uni devraient être ciblés comme partenaires fondateurs d’un tel accord.
Mutualiser et partager dans la mesure du possible
Enfin, la mise en commun et le partage permettent aux États de répartir les coûts de développement et d’acquisition et les coûts opérationnels. Plusieurs projets de mutualisation et de partage sont en cours par le biais de l’agence européenne de défense et d’accords multilatéraux spécifiques entre les États membres. Pour certaines
capacités, comme celle d’intervention d’urgence pour le transport aérien stratégique, la France devrait conclure des accords de mutualisation et de partage spécialisés. Le transport aérien français a échoué dans les opérations récentes. Plusieurs pays européens comptent sur les entreprises russes et ukrainiennes pour fournir le transport aérien pour la capacité d’intervention d’urgence et pour les opérations quotidiennes, la France et l’allemagne étant les plus dépendantes (5). Cela est intenable.
Dans l’exemple du transport aérien stratégique, dans le cadre d’un accord de mutualisation et de partage, la France pourrait utiliser des avions partagés lorsqu’une capacité d’intervention supplémentaire pour les missions critiques est nécessaire, tout en restant autonome avec une flotte suffisante pour couvrir ses besoins quotidiens. Un tel accord permettrait aux États participants de réduire le nombre de transporteurs aériens stratégiques, tout en augmentant le nombre total d’heures de vol disponibles.
Renforcer la cohésion sociale
La France est confrontée à un défi de cohésion sociale attesté par l’augmentation de l’extrémisme violent et des données suggérant une intolérance croissante envers les migrants. Les relations entre Français de différentes origines sociales, culturelles et religieuses sont parfois difficiles.
De nombreux citoyens récemment arrivés, ainsi que des familles de deuxième ou troisième génération d’afrique du Nord et de l’ouest, vivent dans des communautés marginalisées dans les banlieues des plus grandes villes françaises. Leur lien avec les valeurs de la République est parfois faible. Ces communautés présentent des opportunités de recrutement pour les extrémistes violents. La plus grande force de la France – l’attrait mondial de son engagement historique envers la liberté, l’égalité et la fraternité – risque d’être obscurcie dans une lutte sur la vraie identité française qui divise l’opinion.
Beaucoup croyaient à l’époque de la conscription qu’elle contribuait à la cohésion nationale en créant l’occasion pour les personnes de tous horizons et toutes classes sociales de se mêler. En réalité, au moment de sa suspension, la conscription ne répondait plus à cette fin. Elle s’appliquait aux hommes seulement et de nombreux clivages existaient entre personnes ayant des niveaux d’éducation différents. La France a progressivement mis fin à la conscription militaire entre 1996 et 2002. De nombreuses autres nations européennes l’ont fait à peu près au même moment. L’abolition a été considérée comme faisant partie du « dividende de la paix » de la fin de la guerre froide, lorsque le risque d’une guerre européenne générale a diminué. Elle a également été considérée comme faisant partie de la transition de grandes forces militaires «généralistes» vers de plus petites armées spécialisées et professionnelles. Plusieurs pays européens maintiennent toutefois la conscription militaire et certains l’ont récemment réintroduite. En France, des propositions politiques récentes ont recommandé la réintroduction de la conscription militaire (bien que les probabilités de rétablissement d’un service purement militaire soient faibles) ou l’extension du service civique actuel, qui a vu, en 2016, 100 000 participants volontaires engagés dans neuf domaines d’intervention. Les sondages d’opinion montrent un soutien élevé pour de telles propositions.
Afin de relever les défis de la cohésion sociale française, il faut une réponse transversale globale du gouvernement, probablement en commençant par la réforme du système d’éducation. Cependant, la France pourrait en même temps développer un nouveau programme à grande échelle avec un impact élevé : le service citoyen. Il s’agirait d’un programme obligatoire de service civil pour tous les citoyens français âgés de 18 ans et plus (normalement à la fin de leur dernière année d’enseignement secondaire), avec des ajournements et des exemptions limités.
Le programme commencerait par une composante résidentielle d’environ trois mois et consisterait dans des cours de civisme, des activités physiques et les gestes de premiers secours délivrés par des enseignants et des instructeurs spécialisés. Il comprendrait des enseignements importants sur les droits, les obligations et les valeurs de la citoyenneté française (solidarité, démocratie, tolérance), ainsi que le développement de valeurs
personnelles (discipline, empathie, travail d’équipe, persévérance). Les participants seraient ensuite répartis en catégories basées sur les « domaines d’intervention » du service civique existant. Ils recevraient une formation spécifique conforme à leur programme (santé, éducation, gestion de crises…) et seraient affectés à une organisation travaillant dans ce domaine. Ils travailleraient alors dans toute la France (ou même à l’étranger) pendant deux mois. Ceux qui s’engageraient dans l’armée seraient exemptés du service civique, mais pas du programme résidentiel.
Beaucoup de jeunes grandissent avec des compétences essentielles limitées. D’autres sont isolés sur le plan social ou n’ont pas l’occasion de participer à des expériences physiques stimulantes, au travail en équipe. La ressource collective de centaines de milliers de volontaires chaque année pourrait également être utilisée pour créer des communautés plus fortes dans certaines régions de France où le chômage est élevé et/ou l’intégration sociale est limitée. Ce programme serait exponentiellement plus efficace pour commencer à améliorer la cohésion sociale s’il était complété par une démarche parallèle dans le secteur de l’éducation. Il ne serait mis en place que dans les cas où aucun travailleur rémunéré n’effectuerait déjà ces tâches. Plus important encore, un système de service citoyen universel favoriserait la cohésion sociale et une vision plus forte parmi les citoyens français sur les droits et les obligations de la citoyenneté. Avec des préoccupations concernant les dangers de la radicalisation et du terrorisme « intérieur » et une préoccupation plus générale concernant la cohésion sociale française, une telle proposition est convaincante.
Conclusion
La France fait face en matière de sécurité aux perspectives les plus difficiles depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L’aggravation des menaces surgit après une réduction importante des dépenses et des capacités de défense françaises. Le terrorisme, la faiblesse de certains États et une Russie de plus en plus agressive exigent une approche française complète. Les mesures prises jusqu’à présent, bien qu’elles soient importantes, ne sont ni suffisantes ni exhaustives. La « liste de tâches à accomplir » du nouveau président est longue, mais elle est claire en matière de défense et de sécurité nationale. La France doit augmenter ses dépenses de défense, combler des lacunes cruciales en matière de capacités et prendre la tête de la reconstruction d’une sécurité collective crédible en Europe. Surtout, dans un monde incertain, la France doit construire la cohésion nationale à l’intérieur de ses frontières. Seule une Nation unie peut affronter avec confiance un tel environnement de sécurité imprévisible.