Combattre en zone aride : l’enjeu de l’eau
L’approvisionnement en eau est fondamental lors de combats en zones arides. Nos armées ont donc développé un haut niveau d’expertise sur toute la chaîne de l’eau afin de disposer de ressources suffisantes.
L’eau en opérations extérieures (OPEX) correspond à la satisfaction d’un besoin vital du combattant. Selon la publication interarmées « Gestion de l’eau en opérations extérieures » datant du 23 juin 2010, le besoin minimum en Eau Destinée à la Consommation Humaine (EDCH) est de 10 l par homme et par jour en climat tempéré, et de 30 l par homme et par jour en climat chaud (1). À ces besoins de base s’ajoutent naturellement les besoins spécifiques comme ceux des hôpitaux, allant jusqu’à 100 l par malade et par jour en climat chaud. Cette disponibilité de l’eau pour les combattants et les blessés n’est rendue possible que si une maîtrise parfaite du cycle de l’eau est assurée par les Armées. C’est ce à quoi les forces en OPEX s’emploient à travers une succession d’étapes opérationnelles.
Une expertise de pointe pour la reconnaissance de la ressource en eau
Avant de disposer de l’eau au robinet en métropole comme sur un théâtre d’opérations, il convient de pouvoir reconnaître, identifier et sécuriser une ressource en eau. Celle-ci peut
être de surface (fleuve ou rivière) ou souterraine (nappe phréatique). Rien de plus simple me direz-vous puisque l’eau se présente comme abondante dans l’hexagone et qu’aucun problème ne semble globalement se poser pour garantir la continuité de l’approvisionnement de la source au consommateur. Sauf que là où les Armées françaises se battent, dans les déserts du Mali ou du Niger, ou précédemment dans les montagnes afghanes, il en est tout autrement.
Pour trouver la ressource nécessaire à la manoeuvre militaire, que celle-ci se fasse en phase de déploiement (dans les toutes premières semaines de l’intervention) ou qu’elle ait lieu en phase de stationnement (une fois que le lieu de cantonnement a été validé pour les forces), un haut niveau de technicité est
essentiel. Des compétences pointues sont en effet requises en hydrogéologie et sur les processus de traitement de l’eau. Dans cette phase, ce sont les ingénieurs militaires d’infrastructure du Centre d’études Techniques d’infrastructure de la Défense (CETID) qui assument la responsabilité de la recherche et de l’évaluation amont du cycle de l’eau en opération. Officiers et ingénieurs spécialisés en hydraulique, des personnels du CETID sont ainsi déployés sur les théâtres d’opérations à la demande du Centre de planification et de conduite des opérations de l’étatmajor des Armées pour valider la présence, la pérennité et la qualité d’une ressource souterraine ou de surface, après des études amont qui font appel aux meilleurs outils documentaires disponibles. Lors de ces recherches académiques et de leur validation sur le terrain, les personnels d’active du CETID peuvent compter sur des réservistes opérationnels apportant leur expertise civile en matière d’hydrogéologie et d’exploitation des eaux de forage. Ces derniers viennent du monde universitaire, de sociétés d’ingénierie-conseil ou d’opérateurs français. Leur positionnement n’est pas sans rappeler celui des géologues militaires qui ont été incorporés dans les rangs de l’armée dès la déclaration de guerre en 1939. Dans une note signée par l’aide-major général du commandant en chef des forces terrestres, destinée pour application à la Direction du service du génie du Grand Quartier Général (GQG) (2), un véritable plaidoyer était fait concernant l’usage des géologues dans le but de préparer l’affrontement qui s’annonçait. Il leur était reconnu des qualités d’analyse qui pouvaient faciliter la manoeuvre d’infanterie (en favorisant notamment une implantation en terrain sec où l’eau peut être facilement évacuée et ainsi éviter les zones boueuses), et celle de l’artillerie (pour le choix d’implantation de canons lourds qui demandent une garantie de stabilité des sols). Mais le géologue militaire était également jugé pertinent pour tout ce qui concernait la manoeuvre de l’eau (3). Ces officiers géologues étaient mis à la disposition des généraux commandants d’armée pendant la drôle de guerre, mais étaient rattachés au service des eaux de la Direction des services du génie.
Le service des eaux aux Armées a été créé par Alphonse Colmet-daâge durant la Première Guerre mondiale. Polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées attaché au service des eaux et de l’hygiène de la ville de Paris, il fut mobilisé à 55 ans le 2 août 1914, avec le grade de lieutenant-colonel. Il sera nommé, le 4 juin 1915, inspecteur général du service des eaux des armées du Nord et du Nord-est par note du GQG, service qu’il créa de toutes pièces à la suite de dysfonctionnements concernant l’alimentation en eau des troupes que l’on constatera lors des batailles de la Marne et en Champagne. La lecture de la promotion d’alphonse Colmet-daâge au rang d’officier de la Légion d’honneur, par décret spécial du 12 janvier 1916, en dit long sur son apport décisif durant les deux premières années de la guerre : « A organisé le service des eaux avec une grande compétence. Par son activité et ses initiatives intelligentes, a fait réaliser de très grands progrès et a contribué largement à résoudre les très grosses difficultés que présentait l’alimentation en eau potable de masse des troupes réunies dans des contrées naturellement dépourvues ou aux ressources insuffisantes. »
(4) Comme leurs glorieux anciens, les ingénieurs militaires d’infrastructure ont ainsi la responsabilité de la recherche, de la sécurisation et de la vision d’ensemble de l’alimentation en eau de la force en OPEX. Dans cet exercice initial sur les théâtres d’opérations, ils sont cependant régulièrement accompagnés par les vétérinaires des armées. Depuis leur attribution du sujet « Eau » en 2006, tant pour la métropole que pour les OPEX, les vétérinaires des Armées ont en effet développé, au même titre que les ingénieurs du CETID, un haut niveau d’expertise sur la chaîne de l’eau afin de valider la qualité de l’eau brute, puis de l’eau traitée.
À partir des recommandations initiales des ingénieurs du Service
d’infrastructure de la Défense (SID) et des vétérinaires du Service de santé des Armées a été élaboré le processus de traitement nécessaire à l’eau extraite par forage ou pompage en rivière, ou encore achetée en vrac, comme c’était encore le cas pour certains cantonnements en Afghanistan avec des forages non sécurisés, gérés par des sociétés privées. Fort heureusement, cela ne devrait plus être le cas à l’avenir, suite à un rapport stratégique commandité par Cédric Lewandowski, alors directeur du cabinet civil et militaire de Jean-yves Le Drian, visant notamment à renforcer les capacités de forage et de gestion de l’eau en OPEX des Armées françaises.
Les forages constituent véritablement la clé de voûte de la guerre dans le désert, comme l’avait parfaitement compris Rommel il y a plus de 70 ans. Les responsables de la reconnaissance hydrogéologique et des forages de l’afrika Korps dépendaient directement de lui afin de garantir les 22 l quotidiens d’eau potable nécessaires à l’équipage d’un Panzer, comme on l’apprend dans un livre de 1952 ; ouvrage qui servira de référence à l’armée américaine pour l’opération « Tempête du désert » de 1991 (5).
Produire, stocker et distribuer de l’eau potable en zone aride
Une fois les forages sécurisés, et la ressource en eau qualifiée en sortie d’ouvrage, il s’agit alors de produire de l’eau potable en abondance. Dans ce domaine, plusieurs acteurs des armées disposent d’un savoir-faire en matière de traitement et de stockage. Les premiers sont les compagnies spécialisées des régiments de génie de l’armée de Terre. En phase de déploiement, sur la majeure partie des théâtres récents, en dehors de Madama au Niger, ce sont les Unités Mobiles de Traitement de l’eau (UMTE) des éléments du génie de l’armée de Terre qui ont assumé la production D’EDCH à partir d’eau de forage ou d’eau de surface.
Un groupe UMTE compte deux unités de traitement et se base sur un format de six personnels. Ces unités ont pour particularité technique de disposer d’une capacité de traitement de tout type d’eau, y compris les eaux saumâtres. Leur rendement maximal est de 3 m3 par heure, avec une autonomie en carburant de 5 heures. Leur production maximale est de 60 m3 par jour. Ces matériels ont fait leurs preuves sur différents théâtres d’opérations ces 15 dernières années, malgré des inconvénients qui se sont progressivement révélés être de vraies contraintes opérationnelles : limitation de la mobilité à 50 km par jour et à 40 km/h, difficulté de livraison par air, impossibilité de production à haute ou à très basse température, de même qu’en altitude en raison de l’inefficacité du processus de distillation.
C’est la raison pour laquelle ces matériels, dont les premières unités furent livrées en 1993, sont destinés à être remplacés par des Stations de Traitement d’eau Mobiles (STEM), en conteneur, couplant un procédé d’ultrafiltration et d’osmose inverse. En cela, ces nouveaux matériels devraient ressembler aux Stations de Traitement d’eau Potable (STEP) de l’armée de l’air qui ont été projetées, fin 2014, à Madama, au Niger, dans le cadre de l’opération «Barkhane». Avec son groupement d’appui aérien aux opérations, l’armée de l’air fait en effet preuve depuis 2004 d’une belle réactivité grâce aux quatre unités mobiles conteneurisées dont elle dispose, pouvant produire jusqu’à 60 m3 par jour à partir d’eau de mer et 150 m3 par jour à partir d’eau douce.
En phase de stationnement, les matériels du SID prennent le relais des outils mis en place en phase de déploiement par les armées de Terre et de l’air, afin de couvrir des besoins en eau accrus de camps militaires. Le parc du SID est composé d’unités de traitement dites UTE 400 composées, chacune, d’une filière ultrafiltration/charbon actif et/ou osmose inverse. Les débits de production de chaque UTE sont de 20 m3 par heure en ultrafiltration et de 5 m3 par heure en y ajoutant le module d’osmose inverse. Une UTE 400 est en mesure de soutenir jusqu’à 2 500 soldats, fournissant 150 l par jour et par homme. Ces unités sont conteneurisées et permettent de traiter une large gamme d’eaux brutes : eau salée et saumâtre, eau douce polluée chimiquement et bactériologiquement, eau turbide (trouble).
Le SID peut également compter sur des unités d’ultrafiltration plus petites, de 10 m3 par heure chacune, qui ont été projetées à Gao (Mali) et à Bangui (République centrafricaine). Elles garantissent une désinfection microbiologique de l’eau brute et permettent d’éliminer la turbidité entrante. En complément de ces processus, le SID peut être amené à concevoir des filières spécifiques afin de traiter un ou plusieurs paramètres particuliers, par exemple au Tchad pour une unité de déferrisation et
démanganisation adaptée au contexte local. Il est à noter que l’exploitation des matériels du SID est externalisée, soit par un contrat à un prestataire privé directement passé par la force ou bien par l’économat des Armées. Dans les deux cas, l’opérateur choisi est alors garant de la qualité et de la continuité du service pour l’eau produite.
Ce tableau ne serait pas complet sans parler du stockage et de la logistique du transport d’eau traitée et de l’eau en bouteille. En premier lieu, pour éviter tout désagrément en OPEX, il est indispensable d’assurer le suivi des stocks D’EDCH produite et des eaux embouteillées par l’application de règles strictes et par un contrôle qualité et technique qui est opéré sous la responsabilité d’un coordinateur eau de théâtre. Ce suivi des processus de stockage et de transport doit passer par des formations spécifiques et la valorisation de RETEX, comme l’école du Train et de la Logistique Opérationnelle (ETLO) a su le systématiser. Au-delà du stockage se pose également le problème de la distribution d’eau proprement dite, et ce particulièrement en milieu désertique.
Selon l’expertise du régiment de soutien du combattant, au Mali lors de l’opération «Serval», ce sont 40000 l d’eau qu’il a fallu transporter chaque jour, soit l’équivalent de 10 conteneurs KC 20 ou d’un demi-gros-porteur de type Antonov 124. Les distances à couvrir étaient par ailleurs très importantes, dans des conditions climatiques particulièrement difficiles (poussière, extrêmechaleur…),avecdeplusunemenace sécuritaire, diffuse et permanente pesant sur les convois de ravitaillement. D’après le commandant de L’US Marines Corps, le général James Jones, cité en octobre 2009 lors du Naval Energy Forum, le transport d’eau en bouteille a représenté jusqu’à 51 % de la charge logistique des Marines en Afghanistan (6).
Cette lourde contrainte opérationnelle reste d’une cruelle actualité pour les forces françaises projetées. Elle ne pourra être allégée que par la mise en bouteille in situ, par les
armées, de L’EDCH produite grâce à leur matériel de traitement. Cela passera par l’utilisation de systèmes d’embouteillage en conteneur, à même de produire 1 600 l par heure d’eau en bouteille. Ces machines ont équipé les forces américaines et britanniques en Irak et en Afghanistan. Elles permettent d’économiser hommes, temps et carburant en supprimant la phase d’acheminement des eaux en bouteille achetées, tout en permettant une réduction évidente de la vulnérabilité des troupes lors de ces convois d’approvisionnement. En OPEX, l’eau constitue ainsi une ressource stratégique qui conditionne l’aptitude opérationnelle de la force engagée.
La France a compris cet enjeu vital dès la Première Guerre mondiale et doit toujours veiller à préserver une organisation humaine structurée et efficiente afin d’assurer une bonne maîtrise du cycle de l’eau en zone de combat. Ce cycle – reconnaissance, captage/forage, production/traitement, stockage/distribution, transport, suivi qualité de la consommation, mais également traitement et gestion des effluents – réclame des compétences techniques indéniables et une coordination sans faille sur les théâtres d’opérations où opèrent les Armées françaises. C’est ce à quoi s’emploient avec professionnalisme les acteurs de la chaîne de l’eau des Armées, car il est connu que « sans eau, le désert n’est qu’une tombe ».
(7)