DSI

Penser les opérations. Syrie : le modèle de l’interventi­on russe

- Par Michel GOYA colonel des troupes de marine (r), animateur du blog La voie de l’épée

Deux ans après son début, l’interventi­on russe en Syrie est un succès puisqu’elle a permis de sauver le régime syrien, son objectif premier, et même de contribuer à sa victoire probable. Elle a permis par ailleurs de restaurer le poids diplomatiq­ue de la Russie, en particulie­r au Proche-orient. Ce résultat ayant été atteint à un coût relativeme­nt réduit et avec des moyens militaires adaptés, cette interventi­on peut déjà être considérée comme un modèle opérationn­el.

La stratégie du « piéton imprudent »

Pendant la guerre froide, les stratégist­es américains parlaient de stratégie du « piéton imprudent » par analogie avec l’individu qui s’engage soudaineme­nt sur une route en ne

laissant au conducteur qui arrive que le choix entre l’arrêt brutal et l’accident catastroph­ique. Comme, et c’est le postulat, ni le conducteur ni le piéton ne veulent de l’accident, cela entraîne normalemen­t l’arrêt du premier et le contrôle de la route par le second. Soviétique­s et Russes sont coutumiers de

cette méthode, depuis l’interventi­on en Tchécoslov­aquie en 1968 jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 en passant par la prise des points clés de Kaboul en 1979 ou même simplement l’envoi d’un régiment sur l’aéroport de Pristina en juin 1999. Le cas de la Syrie est un peu plus complexe que les précédents,

car il ne s’agit pas cette fois d’un faceà-face, mais d’une guerre « mosaïque », qui n’engage pas deux camps mais plusieurs, locaux ou périphériq­ues, aux objectifs différents, ce qui rend le conflit à la fois complexe et long. En ce qui concerne les acteurs extérieurs, on reste néanmoins dans une volonté de non-affronteme­nt mutuel. Par voie de conséquenc­e, l’« occupation éclair » du terrain par l’un empêche toujours mécaniquem­ent les autres, placés devant le fait accompli, d’y pénétrer. Il n’y a toujours qu’un seul « piéton », mais il y a cette fois plusieurs « conducteur­s » qui sont tous obligés de freiner. Ce « piéton » c’est le corps expédition­naire russe envoyé soudaineme­nt en Syrie en septembre 2015.

Sur le plan stratégiqu­e, le déploiemen­t par surprise nécessite la possibilit­é d’agir sans passer par une phase de négociatio­n publique avec un Parlement ou le Conseil de sécurité des Nations unies. Ces conditions de légitimité étaient réunies à l’été 2015, avec la possibilit­é pour l’exécutif russe d’agir sans autorisati­on interne préalable et en invoquant le traité de coopératio­n avec la Syrie de 1980. Sur le plan opérationn­el, cela suppose de résoudre la contradict­ion entre les critères de vitesse d’engagement et de masse critique. Cette contradict­ion a pu être résolue par la définition au plus juste des moyens nécessaire­s ainsi que, surtout, par la possibilit­é de les transporte­r de manière autonome par voie maritime et grâce à une flotte aérienne de transport à long rayon d’action encore forte d’une centaine d’iliouchine 76 et de neuf transporte­urs super lourds An-124 Condor. Cette capacité, et l’ouverture de son espace aérien par l’irak, ont ainsi permis de déployer d’emblée la presque totalité d’un dispositif constitué de deux systèmes tactiques principaux : antiaérien et reconnaiss­ance-frappe.

La reine immobile

La force antiaérien­ne de l’armée syrienne, déjà largement armée par des conseiller­s russes, s’est trouvée considérab­lement renforcée par la mise en place de moyens modernes et performant­s : quatre chasseurs polyvalent­s modernes SU-30M, les systèmes mobiles Pantsir S-1 et Tor-m1 et surtout S-300 du croiseur Moskva. Fin novembre 2015, des systèmes S-400 ont également été mis en place, leurs radars d’acquisitio­n couvrant tout le théâtre syrien et ses abords.

La menace aérienne rebelle étant inexistant­e, il s’agissait bien d’imposer une « zone d’exclusion aérienne » aux autres acteurs, en particulie­r les Étatsunis, toujours suspectés de vouloir lancer une campagne aérienne contre le régime de Damas. Cela n’a pas empêché les accrochage­s et les incidents. Le 24 novembre 2015, un appareil russe a été abattu par l’aviation turque et, en juin 2017, les forces américaine­s ont détruit deux drones iraniens et surtout un Su-22 syrien au cours de leur premier combat aérien depuis 1999. Cela n’a pas empêché non plus plusieurs frappes américaine­s contre les infrastruc­tures du régime de Damas ni celle de l’aviation israélienn­e le 7 septembre 2017 contre le site de Masyaf. L’exclusion n’est donc pas totale. Elle s’est de fait concentrée au-dessus de la zone d’action principale des forces prorégime, laissant longtemps la coalition américaine libre d’agir contre l’état islamique dans la région de l’euphrate et la zone est. Elle tolère aussi certaines actions dans la cible principale protégée, mais celles-ci ont toujours été menées prudemment avec des missiles de croisière. Par leur rareté et leur prudence, tous ces incidents montrent en particulie­r que ce ciel est quand même dominé par les Russes, même s’ils n’ont pas tiré un seul missile S-400.

Comme une reine immobile au milieu d’un échiquier, la seule présence d’un dispositif antiaérien performant au sein d’un théâtre suffit à obtenir des effets importants, même sans agir. Elle oblige tous les acteurs à maintenir un contact permanent avec les Russes et, de fait, à négocier avec eux.

Le complexe reconnaiss­ance-frappe et le déblocage tactique

Une fois la liberté d’action aérienne des acteurs extérieurs réduite, le deuxième axe d’effort a consisté à sortir de la crise tactique. Le conflit syrien a été marqué dès le début par la lenteur des évolutions sur le terrain. Celle-ci est d’abord le résultat de la faible capacité

offensive des différents camps par rapport à des espaces disputés difficiles à conquérir, car urbains pour la plupart et densément occupés par des forces locales. Ce blocage a pu parfois être dépassé grâce à quelques innovation­s ou, surtout, l’apport de nouvelles ressources par les acteurs extérieurs. Il a été toujours rétabli ensuite par les interventi­ons contraires des alliés des camps en difficulté.

Les Russes se sont donc efforcés de transforme­r cet équilibre instable en déséquilib­re stable favorable aux forces de la coalition pro-assad. Il aurait été possible pour cela d’engager au moins une ou deux brigades blindées ou d’assaut aérien russes. Il a été jugé préférable de limiter l’engagement terrestre à un bataillon d’infanterie de marine pour assurer la protection des bases et en particulie­r à des sociétés militaires privées, jusqu’à peut-être 3000 hommes, dont les pertes sont moins visibles et sensibles.

L’instrument choisi pour parvenir à ce déblocage tactique a plutôt été, pour employer un terme soviétique, un complexe reconnaiss­ance-frappe (CRF). La composante « reconnaiss­ance » est assurée par une dizaine d’aéronefs, dont un avion de reconnaiss­ance électroniq­ue Il-20 M1 et plusieurs drones, mais surtout par les équipes de forces spéciales engagées en profondeur. La composante « frappe » de son côté est assurée par une forte batterie d’une quinzaine d’obusiers de 152 mm et lance-roquettes multiples, ainsi que par une brigade aérienne forte d’environ 50 aéronefs de combat, avions d’attaque, chasseurs-bombardier­s et, de plus en plus prédominan­ts, hélicoptèr­es d’attaque selon des dosages variables dans le temps. Avec initialeme­nt une majorité d’appareils mis en service dans les années 1970, ce CRF a pu paraître rudimentai­re au regard des standards occidentau­x. C’est la première fois par exemple que les Russes utilisent des munitions guidées, en très petit nombre. Mais il peut agir près de ses bases, Hmeimim en premier lieu, puis les bases avancées de Shairat ou de Tiyas, près de Palmyre, et multiplier les sorties (1000 par mois en moyenne) (1). La force russe, par ailleurs en apprentiss­age rapide, compense ainsi son manque de précision par la masse et par une complément­arité de ses moyens très supérieure à celle de la force de la coalition occidental­e qui, pour des raisons de sécurité, a longtemps reposé presque entièremen­t sur des chasseurs-bombardier­s.

Les moyens engagés sont assez réduits, mais bien adaptés et suffisants pour aider les forces de manoeuvre terrestres, pour l’essentiel sous commandeme­nt iranien, à prendre l’ascendant dans chaque bataille importante et sortir du blocage tactique. Le fait que ces moyens soient russes, avec une présence humaine, contribue ensuite à maintenir cet ascendant en rendant, par crainte d’escalade, plus délicate toute interventi­on contraire étrangère dans ce qui apparaît désormais comme une « zone exclusive terrestre ».

En superposit­ion de la campagne sur le théâtre syrien lui-même, l’interventi­on russe a été également l’occasion de frappes à longue distance réalisées par la marine ou l’aviation de bombardeme­nt à l’aide de missiles de croisière 3M14 Kalibr pour la première et KH-555 ou KH-101 pour la seconde. Ces frappes sont trop rares pour avoir un réel intérêt opérationn­el. Ses vrais objectifs sont ailleurs. Il s’agit ainsi de montrer à l’opinion publique russe et surtout aux puissances occidental­es que la Russie dispose de moyens convention­nels capables de faire des dégâts considérab­les, y compris dans des pays protégés par le bouclier antimissil­e américain ou dans des forces, navales par exemple, parmi les plus modernes (2). La Russie se réserve aussi la possibilit­é de « déléguer » ces moyens antiaccès à ses alliés.

Des résultats importants au moindre coût

Grâce au corps expédition­naire russe, les forces de la coalition proassad ont pu multiplier les opérations combinées et dégager en urgence les zones les plus menacées puis encercler et finalement prendre Alep-est, reprendre Palmyre et attaquer l’euphrate sans être vraiment entravées par les interféren­ces étrangères. Elles contrôlent désormais presque entièremen­t le centre de gravité géographiq­ue du conflit : le grand axe de l’autoroute M5 qui traverse la Syrie du nord au sud, et sur lequel se concentre la majorité de la population. De son côté, la rébellion arabe est désormais éclatée entre deux pôles géographiq­ues, Idlib et l’euphrate, tenus par des organisati­ons djihadiste­s, et des participat­ions comme supplétifs auprès des acteurs périphériq­ues comme la Turquie, le Parti de l’union démocratiq­ue kurde (Partiya Yekîtiya Demokrat – PYD), la Jordanie, Israël ou les États-unis.

Ces résultats ont, par ailleurs, été obtenus avec des ressources relativeme­nt réduites. Ils ont été payés, selon le ministère de la Défense russe, de la mort de 37 soldats réguliers ; mais sans doute deux fois plus en incluant les « irrégulier­s », la moitié dans les sept premiers mois de 2017. Au regard des derniers conflits soviétique­s ou russes, ces pertes sont très faibles. Même les neuf jours de guerre contre la Géorgie en 2008 ont été, officielle­ment, plus meurtriers. Les pertes matérielle­s principale­s sont, à ce jour, de trois avions et cinq hélicoptèr­es détruits par accident ou par les tirs ennemis. Le surcoût moyen, de l’ordre de 3 millions d’euros par jour, est largement soutenable, même pour l’économie russe.

La guerre est encore loin d’être terminée, mais elle ne peut plus désormais être perdue par Assad et cette évolution est largement le fait de l’interventi­on militaire russe. Cela est dû en premier lieu à une vision politique plus claire et une action plus cohérente, avec des prises de risques, que celles des soutiens de la rébellion. La présence même des Russes en première ligne, si elle a induit mécaniquem­ent des pertes humaines, a permis aussi, par son caractère dissuasif vis-à-vis des acteurs extérieurs et son

« Il s’agit de montrer à l’opinion publique russe et surtout aux puissances occidental­es que la Russie dispose de moyens convention­nels capables de faire des dégâts considérab­les, y compris dans des pays protégés par le bouclier antimissil­e américain . »

surcroît de puissance par rapport aux forces locales, de débloquer clairement la situation tactique. Avec une meilleure concentrat­ion des efforts et l’acceptatio­n de la négociatio­n, les évolutions ont été plus rapides que pendant les quatre années précédente­s. En se plaçant ainsi, la Russie sert aussi d’intermédia­ire obligé à toute action diplomatiq­ue et apparaît à nouveau comme une puissance qui pèse sur les affaires du monde.

 ??  ??
 ??  ?? Un sous-marin russe de type Kilo. Plusieurs d’entre eux, ainsi que des corvettes de type Buyan effectuero­nt des lancements de missiles de croisière. (© Mod Rossya)
Un sous-marin russe de type Kilo. Plusieurs d’entre eux, ainsi que des corvettes de type Buyan effectuero­nt des lancements de missiles de croisière. (© Mod Rossya)
 ??  ?? Des parachutis­tes russes au cours d’un exercice. Le faible engagement de troupes russes au sol en Syrie répond aux logiques de « light footprint ». (© MOD Rossya)
Des parachutis­tes russes au cours d’un exercice. Le faible engagement de troupes russes au sol en Syrie répond aux logiques de « light footprint ». (© MOD Rossya)
 ??  ?? Un Su-24 largue une bombe OFAB-250. L’essentiel des munitions utilisées par l’aviation ont été non guidées. (© MOD Rossya)
Un Su-24 largue une bombe OFAB-250. L’essentiel des munitions utilisées par l’aviation ont été non guidées. (© MOD Rossya)
 ??  ?? Décollage d’un Su-33 depuis le Kuznetsov. Les appareils de l’aéronavale russe ont essentiell­ement mené leurs missions depuis les bases au sol. (© MOD Rossya)
Décollage d’un Su-33 depuis le Kuznetsov. Les appareils de l’aéronavale russe ont essentiell­ement mené leurs missions depuis les bases au sol. (© MOD Rossya)

Newspapers in French

Newspapers from France