La vérité stratégique
Il est dans la nature de la stratégie de ne pouvoir se prêter à un jugement absolu : tout au plus pourra-t-on observer qu’elle a ou non produit le résultat qui en était attendu. C’est d’autant plus vrai qu’elle ne sait jamais exactement atteindre son objectif initial et continue à engendrer dans le temps long des effets de second ordre : le jugement dépend du recul que l’on prend pour le porter. La stratégie ne peut se juger qu’ex post, mais ses effets ne s’arrêtent jamais. Alors qu’on lui demandait son avis sur les impacts de la Révolution française, le Premier ministre de Mao, Zhou Enlai, répondit : « Il est trop tôt pour le dire »…
Est-ce à dire que toutes les stratégies se valent et que cette incapacité à les juger rend vaine la poursuite de l’excellence dans le processus de conception stratégique ? Non, bien
sûr : certaines catastrophes stratégiques auraient pu être évitées par plus de rigueur dans le raisonnement. Le stratège sait que la qualité du raisonnement influe sur celle de la stratégie. Il sait aussi que bien que des stratégies puissent être meilleures ou plus mauvaises que d’autres, que si certaines sont même fautives, le concept de «meilleure stratégie » au sens de « one best way » n’existe pas.
« Nul joueur d’échecs n’a jamais trouvé d’ouverture garantissant la victoire, et nul n’en trouvera jamais », affirme avec raison David Galula en ouverture de Contre-insurrection (1). Pas plus qu’il n’existe de recette stratégique, il n’y a de « vérité stratégique » : cette expression est un oxymore aussi patent que dangereux. L’espace stratégique est condamné à demeurer un espace opaque, complexe et changeant,
le stratège ne pouvant en acquérir qu’une connaissance limitée gérée par ses propres représentations et ne pouvant y prendre que des décisions imparfaites et relatives.
Un espace dialectique, opaque, complexe et changeant
La stratégie est par essence une dialectique, une opposition de volontés et d’intelligences libres. C’est l’existence même de l’autre qui constitue l’espace en «espace stratégique», profondément probabiliste. Sans Autre, l’action se conçoit et se développe dans un « espace mécanique », déterministe, selon des techniques ; l’excellence s’y mesure à la perfection de la mise en oeuvre de ces dernières et à la bonne utilisation de règles qui ne nécessitent pas l’interprétation. En revanche, puisque la stratégie vise à imposer sa volonté, à réaliser un objectif contre ou malgré la volonté, les intentions d’un Autre sur lequel toute prévision est nécessairement basée sur des hypothèses, la stratégie est incertaine par nature. Malgré les systèmes de renseignement les plus performants, malgré toute l’«algorithmisation» possible du monde – elle éclaire le comportement des masses, non pas celui de l’individu –, il sera toujours impossible de déterminer de manière certaine la décision de l’adversaire et ses réactions d’ordre « n » face à nos propres réactions. Toute décision stratégique ne peut donc être qu’un pari, étroitement dépendant du parieur, relative à un état ponctuel de la compréhension de l’espace stratégique et à l’inclination propre du parieurstratège. La stratégie – qui n’existe et ne se justifie que par l’existence de l’autre – demeurera éternellement l’art de décider sur des hypothèses.
L’espace stratégique se caractérise aussi par l’impossibilité de parvenir à sa parfaite connaissance. Contrairement aux cas d’école qui traitent de problèmes résolus et d’espaces fermés, l’espace stratégique est largement ouvert et changeant. Non seulement il est constitué d’une infinité de variables, mais en outre, à chaque instant, de nouvelles y pénètrent, d’autres s’en échappent, toutes celles qui le constituent sont en perpétuelle évolution tandis qu’il est toujours impossible de percer l’intrication de leurs relations réciproques. Tout cliché instantané de cet espace est donc obsolète dès lors même qu’il est figé : c’est sur une connaissance toujours imparfaite, toujours partielle, déjà dépassée, de son espace stratégique que le stratège devra décider.
Pas de loi qui conduise du présent au futur
Notre parieur-stratège sera ainsi condamné à décider sans aucune certitude quant aux résultats de sa décision : l’espace stratégique se caractérise par l’absence de relation simple et constante – biunivoque dirait le mathématicien – entre une cause et son effet : pas de relation stable et prévisible en termes de quantité de causes et de quantité d’effets, pas de relation stable et prévisible en termes de nature de cause et de nature d’effet. Qui aurait pu prévoir que la mort des quatrevingts premiers soldats français tués en Afghanistan n’aurait pas d’effet stratégique alors que l’assassinat de quatre
sous-officiers par un soldat afghan retourné dans un camp d’entraînement de l’hindou Kouch le 20 janvier 2012 allait entraîner une brutale accélération du retrait des contingents français, européens puis américain, avec un impact certain sur l’insuccès global de l’engagement de la coalition contre les talibans ?
Pas de stabilité en stratégie : contrairement à ce qui se passe en sciences exactes, deux expériences similaires ne donnent jamais de résultats semblables : il n’existe aucune loi qui y conduise du présent au futur. La stratégie ne peut s’appuyer sur des régularités solides qui régiraient fermement les relations de cause à effet. Le poids du fortuit, du totalement
imprévisible, empêche toute tentative de définition d’une « meilleure stratégie». Victor Hugo, à sa manière, nous le rappelle quand il analyse les plans de Napoléon et de Wellington à Waterloo : « Des deux côtés, on attendait quelqu’un. Napoléon attendait Grouchy ; il ne vint pas. Wellington attendait Blücher; il vint. » Le parieur-stratège est
(2) condamné à décider dans un espace indéterminé et aléatoire où il pourra au mieux chercher à encadrer la solution la moins insatisfaisante. Notre bonne vieille règle de trois ne peut fonctionner dans cet espace forgé de causalités non linéaires imprévisibles !
La rationalité limitée du stratège
Mais la rationalité existe et devrait permettre de déterminer « la » solution, même dans cette imperfection tant de la connaissance que de la compréhension. Hélas! non, le parieur-stratège ne dispose au mieux que d’une « rationalité limitée » (3), s’appuyant sur une compréhension imparfaite et biaisée de la réalité. En effet pas plus que la rationalité, la réalité ne peut exister : elle est de l’ordre du discours, c’est la parole qui la crée. La réalité ne peut être qu’une construction intellectuelle puisque le cerveau humain n’y a pas accès ; il a tout au plus connaissance de « phénomènes » au sens philosophique du terme. C’est à travers ses sens qu’il prend conscience de son univers, de son espace stratégique. Cette perception, donc la pensée stratégique, est intimement liée à chaque individu ; conjugaison d’inné et d’acquis, d’endogène et d’exogène, elle dépend de la culture, de la formation, de l’expérience. L’espace stratégique est et demeurera un espace de ruptures, parcouru de phénomènes aléatoires dont le cerveau humain ne peut acquérir une compréhension rationnelle.
Manifestement, il est peu vraisemblable que deux stratèges agissant dans lemêmeespaceetdisposantdesmêmes éléments d’information en aient la même connaissance, et encore moins la même compréhension. Il n’y a aucune chance que ces deux parieurs-stratèges, disposant chacun de sa propre grille de lecture de la réalité, prennent exactement les mêmes décisions stratégiques. C’est d’autant plus vrai que tout stratège est à la fois acteur et objet de sa stratégie, qui ne peut donc jamais être exempte de visées personnelles. Qui plus est, aux biais décisionnels engendrés par les représentations mentales de l’individu s’ajoutent inévitablement les représentations sociales de l’entité stratégique au nom de laquelle est conçue la stratégie.
Rationalité, intuition, conviction
La part de la rationalité dans tout cela ? Très importante, mais non décisionnelle. Elle est très importante puisque c’est grâce à elle que sera réduite au minimum la part d’incertitude. In fine cependant, c’est l’intuition qui décidera : toute décision stratégique ne peut être qu’intuitive. Est-ce à dire que toute décision stratégique est irrationnelle ? Loin de là. L’intuition n’est pas rationnelle, mais elle est encore moins irrationnelle. Elle ne relève pas de la devinette, mais de la culture, de l’apprentissage, de l’expérience; elle se travaille, elle se construit, elle se renforce. Napoléon le dit clairement : « Ce n’est pas un génie qui me dit tout d’un coup ce que j’ai à dire ou à faire dans des circonstances inattendues pour les autres, c’est la réflexion, c’est la méditation. » Comme tous les grands stratèges, civils et militaires, Napoléon est un grand travailleur, un grand historien. L’intuition, c’est l’art de ramasser en un instant toutes ses connaissances et son expérience pour en extraire une décision qui doit beaucoup plus au travail qu’au hasard. C’est donc, après que la rationalité a réduit au maximum son emprise, l’intuition qui prend la décision stratégique… et elle la prend sur des convictions, elles-mêmes forgées
d’expérience et de savoir. La démarche stratégique, c’est l’art d’encadrer la nécessaire intuition par l’impérative rationalité.
Le lien entre le stratège et sa stratégie
On voit toute la place de l’inné, donc de la culture, donc de la culture stratégique dans la stratégie militaire. Quoi d’étonnant que, confronté au même dilemme stratégique, un Occidental penchant naturellement pour l’action ponctuelle et rapide, dans le temps court, du fort au faible, opte pour une stratégie très différente de celle d’un Asiatique naturellement poussé à l’action progressive dans le temps long, à l’économie des moyens par le contournement indirect de la volonté adverse ? Dans son Traité de l’efficacité, François Jullien indique que les deux cultures occidentale et chinoise s’opposent quant au rapport entre fins et moyens : « Le stratège chinois, au lieu qu’il élabore un plan, projeté sur l’avenir et conduisant au but fixé, puis définisse l’enchaînement des moyens les plus adéquats pour le réaliser, part d’une évaluation minutieuse du rapport de forces en jeu pour s’appuyer sur les facteurs favorables et les exploiter continûment au travers des circonstances rencontrées. » Nassim
(4) Nicholas Taleb évoque la « platonicité
(5) de l’occidental » qui dresse une
(6) forme idéale alors posée comme but et agit pour la faire passer dans les faits, se concentrant donc, dans un processus décisionnel, « sur des formes pures et clairement définies ». Ce « rapport de moyens à fins » s’oppose au « rapport conditions-conséquences» qui forge le stratège chinois. Au sein de cultures plus proches, comment pourrait-on imaginer qu’un Français – pétri de centralisme, de hiérarchie et de cartésianisme – puisse juger de la même
(7) manière qu’un Allemand naturellement fédéraliste, cogestionnaire et kantien ?
Il est ainsi impossible de séparer la stratégie du stratège. Si le bon expérimentateur s’efface dans une science exacte, le stratège pèse au contraire de toutes ses fibres sur la stratégie. L’humain est construit de représentations mentales et sociales ; ces représentations sont nécessaires au jugement et à la stratégie, mais façonnent inévitablement l’un et l’autre. La décision stratégique reflète tout un agrégat de représentations mentales individuelles qui participent à leur tour à l’apparition d’une représentation sociale du groupe. Ces représentations sociales et mentales ont un impact direct sur les décisions qui seront prises par le groupe puis son décideur dans le processus d’élaboration et de mise en oeuvre de la stratégie.
La prise de décision est structurée de ses dimensions cognitives, affectives, émotionnelles : autant de biais décisionnels qui en fondent la subjectivité et associent inexorablement toute stratégie à son stratège. Qu’eût été la terrible bataille du Chemin des Dames en 1917 si le général Joffre n’avait pas dû céder ses fonctions de commandant en chef au général Nivelle ? S’il avait été élu président des États-unis, Al Gore n’aurait sûrement pas ordonné l’invasion de l’irak en 2003 ; George W. Bush le fit pour le plus grand désastre du Moyen-orient. Quand Charles de Gaulle affirme : « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France », sa vision est parfaitement subjective, mais c’est elle qui va structurer pour des décennies la grande stratégie du pays.
L’illusion de la martingale
Issues d’un processus de réflexion généralement collectif, mais se concluant par une prise de décision personnelle visant à façonner le réel pour le conduire vers un nouvel état espéré, les stratégies se construisent sur des conceptions mentales, sur des théories tirées de contextes historiques et culturels précis, qui excluent leur universalité. L’histoire est pleine de défaites basées sur l’illusion de la martingale : c’est le plan Schlieffen qui s’embourbe en 1914 d’avoir cru que le plan tactique d’hannibal à Cannes (242 av. J.-C.) pourrait s’appliquer deux millénaires plus tard sur un espace mille fois plus vaste; ou la stratégie française de 1940 qui fait reposer la victoire sur les recettes de Verdun, systématisées en béton et élargies de 80 à 800 kilomètres !
La stratégie est donc fondamentalement subjective, ce qui est plutôt une bonne nouvelle : si elle tendait à devenir une science exacte, si celle-ci pouvait régir les conflits de volonté, alors ni la
stratégie ni les stratèges ne seraient plus nécessaires, la machine et l’intelligence artificielle palliant bientôt l’imperfection des cerveaux humains.
Art de l’incertain, de l’inexact, de l’imperfection, la stratégie n’exclut pas les sciences exactes ; au contraire, elle les utilise dans sa construction et dans sa mise en oeuvre. Elle n’exclut pas non plus la rationalité, bien au contraire ; la démarche stratégique est rationnelle ou elle n’est pas. En revanche, la décision stratégique est contingente, intuitive par nature. La rationalité en stratégie sert à réduire la part d’intuition, il faut lui faire donner tout ce qu’elle peut offrir ; elle passe alors la main à l’intuition qui décide. On mesure ici la part cruciale laissée aux convictions, elles-mêmes forgées de connaissance, de valeurs et d’expérience. In fine, la décision stratégique repose sur l’intime conviction !
Conjuguée à l’illusion croissante de la maîtrise du réel, la tentation de la vérité stratégique est la mère de la planification et des plans stratégiques qui sont tentative d’enfermement de la réalité, donc de son mépris puisque son essence est de refuser tout encadrement. Penser que le plan permet d’atteindre l’objectif témoigne d’une prétention irréaliste à ce que la stratégie puisse correspondre à une vérité. Au contraire, l’enjeu pour le stratège est de savoir résister à la tentation d’une vérité fixe pour poser une action réfléchie, mais toujours imparfaite, ajustée constamment à des circonstances changeantes. Il existe des vérités techniques, il en existe de tactiques, mais des vérités stratégiques il n’en existe que de ponctuelles et de momentanées, forgées d’adaptation, donc d’initiative. S’il existait une vérité stratégique, la stratégie ne servirait à rien! Heureusement, nous rassure le général Beaufre, « la stratégie est un exercice trop complexe pour se laisser dominer par une quelconque formule simple ».
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