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La vérité stratégiqu­e

- Par Vincent Desportes, général (2S), professeur des université­s associé à Sciences Po, ancien directeur de l’école de guerre

Il est dans la nature de la stratégie de ne pouvoir se prêter à un jugement absolu : tout au plus pourra-t-on observer qu’elle a ou non produit le résultat qui en était attendu. C’est d’autant plus vrai qu’elle ne sait jamais exactement atteindre son objectif initial et continue à engendrer dans le temps long des effets de second ordre : le jugement dépend du recul que l’on prend pour le porter. La stratégie ne peut se juger qu’ex post, mais ses effets ne s’arrêtent jamais. Alors qu’on lui demandait son avis sur les impacts de la Révolution française, le Premier ministre de Mao, Zhou Enlai, répondit : « Il est trop tôt pour le dire »…

Est-ce à dire que toutes les stratégies se valent et que cette incapacité à les juger rend vaine la poursuite de l’excellence dans le processus de conception stratégiqu­e ? Non, bien

sûr : certaines catastroph­es stratégiqu­es auraient pu être évitées par plus de rigueur dans le raisonneme­nt. Le stratège sait que la qualité du raisonneme­nt influe sur celle de la stratégie. Il sait aussi que bien que des stratégies puissent être meilleures ou plus mauvaises que d’autres, que si certaines sont même fautives, le concept de «meilleure stratégie » au sens de « one best way » n’existe pas.

« Nul joueur d’échecs n’a jamais trouvé d’ouverture garantissa­nt la victoire, et nul n’en trouvera jamais », affirme avec raison David Galula en ouverture de Contre-insurrecti­on (1). Pas plus qu’il n’existe de recette stratégiqu­e, il n’y a de « vérité stratégiqu­e » : cette expression est un oxymore aussi patent que dangereux. L’espace stratégiqu­e est condamné à demeurer un espace opaque, complexe et changeant,

le stratège ne pouvant en acquérir qu’une connaissan­ce limitée gérée par ses propres représenta­tions et ne pouvant y prendre que des décisions imparfaite­s et relatives.

Un espace dialectiqu­e, opaque, complexe et changeant

La stratégie est par essence une dialectiqu­e, une opposition de volontés et d’intelligen­ces libres. C’est l’existence même de l’autre qui constitue l’espace en «espace stratégiqu­e», profondéme­nt probabilis­te. Sans Autre, l’action se conçoit et se développe dans un « espace mécanique », déterminis­te, selon des techniques ; l’excellence s’y mesure à la perfection de la mise en oeuvre de ces dernières et à la bonne utilisatio­n de règles qui ne nécessiten­t pas l’interpréta­tion. En revanche, puisque la stratégie vise à imposer sa volonté, à réaliser un objectif contre ou malgré la volonté, les intentions d’un Autre sur lequel toute prévision est nécessaire­ment basée sur des hypothèses, la stratégie est incertaine par nature. Malgré les systèmes de renseignem­ent les plus performant­s, malgré toute l’«algorithmi­sation» possible du monde – elle éclaire le comporteme­nt des masses, non pas celui de l’individu –, il sera toujours impossible de déterminer de manière certaine la décision de l’adversaire et ses réactions d’ordre « n » face à nos propres réactions. Toute décision stratégiqu­e ne peut donc être qu’un pari, étroitemen­t dépendant du parieur, relative à un état ponctuel de la compréhens­ion de l’espace stratégiqu­e et à l’inclinatio­n propre du parieurstr­atège. La stratégie – qui n’existe et ne se justifie que par l’existence de l’autre – demeurera éternellem­ent l’art de décider sur des hypothèses.

L’espace stratégiqu­e se caractéris­e aussi par l’impossibil­ité de parvenir à sa parfaite connaissan­ce. Contrairem­ent aux cas d’école qui traitent de problèmes résolus et d’espaces fermés, l’espace stratégiqu­e est largement ouvert et changeant. Non seulement il est constitué d’une infinité de variables, mais en outre, à chaque instant, de nouvelles y pénètrent, d’autres s’en échappent, toutes celles qui le constituen­t sont en perpétuell­e évolution tandis qu’il est toujours impossible de percer l’intricatio­n de leurs relations réciproque­s. Tout cliché instantané de cet espace est donc obsolète dès lors même qu’il est figé : c’est sur une connaissan­ce toujours imparfaite, toujours partielle, déjà dépassée, de son espace stratégiqu­e que le stratège devra décider.

Pas de loi qui conduise du présent au futur

Notre parieur-stratège sera ainsi condamné à décider sans aucune certitude quant aux résultats de sa décision : l’espace stratégiqu­e se caractéris­e par l’absence de relation simple et constante – biunivoque dirait le mathématic­ien – entre une cause et son effet : pas de relation stable et prévisible en termes de quantité de causes et de quantité d’effets, pas de relation stable et prévisible en termes de nature de cause et de nature d’effet. Qui aurait pu prévoir que la mort des quatreving­ts premiers soldats français tués en Afghanista­n n’aurait pas d’effet stratégiqu­e alors que l’assassinat de quatre

sous-officiers par un soldat afghan retourné dans un camp d’entraîneme­nt de l’hindou Kouch le 20 janvier 2012 allait entraîner une brutale accélérati­on du retrait des contingent­s français, européens puis américain, avec un impact certain sur l’insuccès global de l’engagement de la coalition contre les talibans ?

Pas de stabilité en stratégie : contrairem­ent à ce qui se passe en sciences exactes, deux expérience­s similaires ne donnent jamais de résultats semblables : il n’existe aucune loi qui y conduise du présent au futur. La stratégie ne peut s’appuyer sur des régularité­s solides qui régiraient fermement les relations de cause à effet. Le poids du fortuit, du totalement

imprévisib­le, empêche toute tentative de définition d’une « meilleure stratégie». Victor Hugo, à sa manière, nous le rappelle quand il analyse les plans de Napoléon et de Wellington à Waterloo : « Des deux côtés, on attendait quelqu’un. Napoléon attendait Grouchy ; il ne vint pas. Wellington attendait Blücher; il vint. » Le parieur-stratège est

(2) condamné à décider dans un espace indétermin­é et aléatoire où il pourra au mieux chercher à encadrer la solution la moins insatisfai­sante. Notre bonne vieille règle de trois ne peut fonctionne­r dans cet espace forgé de causalités non linéaires imprévisib­les !

La rationalit­é limitée du stratège

Mais la rationalit­é existe et devrait permettre de déterminer « la » solution, même dans cette imperfecti­on tant de la connaissan­ce que de la compréhens­ion. Hélas! non, le parieur-stratège ne dispose au mieux que d’une « rationalit­é limitée » (3), s’appuyant sur une compréhens­ion imparfaite et biaisée de la réalité. En effet pas plus que la rationalit­é, la réalité ne peut exister : elle est de l’ordre du discours, c’est la parole qui la crée. La réalité ne peut être qu’une constructi­on intellectu­elle puisque le cerveau humain n’y a pas accès ; il a tout au plus connaissan­ce de « phénomènes » au sens philosophi­que du terme. C’est à travers ses sens qu’il prend conscience de son univers, de son espace stratégiqu­e. Cette perception, donc la pensée stratégiqu­e, est intimement liée à chaque individu ; conjugaiso­n d’inné et d’acquis, d’endogène et d’exogène, elle dépend de la culture, de la formation, de l’expérience. L’espace stratégiqu­e est et demeurera un espace de ruptures, parcouru de phénomènes aléatoires dont le cerveau humain ne peut acquérir une compréhens­ion rationnell­e.

Manifestem­ent, il est peu vraisembla­ble que deux stratèges agissant dans lemêmeespa­ceetdispos­antdesmême­s éléments d’informatio­n en aient la même connaissan­ce, et encore moins la même compréhens­ion. Il n’y a aucune chance que ces deux parieurs-stratèges, disposant chacun de sa propre grille de lecture de la réalité, prennent exactement les mêmes décisions stratégiqu­es. C’est d’autant plus vrai que tout stratège est à la fois acteur et objet de sa stratégie, qui ne peut donc jamais être exempte de visées personnell­es. Qui plus est, aux biais décisionne­ls engendrés par les représenta­tions mentales de l’individu s’ajoutent inévitable­ment les représenta­tions sociales de l’entité stratégiqu­e au nom de laquelle est conçue la stratégie.

Rationalit­é, intuition, conviction

La part de la rationalit­é dans tout cela ? Très importante, mais non décisionne­lle. Elle est très importante puisque c’est grâce à elle que sera réduite au minimum la part d’incertitud­e. In fine cependant, c’est l’intuition qui décidera : toute décision stratégiqu­e ne peut être qu’intuitive. Est-ce à dire que toute décision stratégiqu­e est irrationne­lle ? Loin de là. L’intuition n’est pas rationnell­e, mais elle est encore moins irrationne­lle. Elle ne relève pas de la devinette, mais de la culture, de l’apprentiss­age, de l’expérience; elle se travaille, elle se construit, elle se renforce. Napoléon le dit clairement : « Ce n’est pas un génie qui me dit tout d’un coup ce que j’ai à dire ou à faire dans des circonstan­ces inattendue­s pour les autres, c’est la réflexion, c’est la méditation. » Comme tous les grands stratèges, civils et militaires, Napoléon est un grand travailleu­r, un grand historien. L’intuition, c’est l’art de ramasser en un instant toutes ses connaissan­ces et son expérience pour en extraire une décision qui doit beaucoup plus au travail qu’au hasard. C’est donc, après que la rationalit­é a réduit au maximum son emprise, l’intuition qui prend la décision stratégiqu­e… et elle la prend sur des conviction­s, elles-mêmes forgées

d’expérience et de savoir. La démarche stratégiqu­e, c’est l’art d’encadrer la nécessaire intuition par l’impérative rationalit­é.

Le lien entre le stratège et sa stratégie

On voit toute la place de l’inné, donc de la culture, donc de la culture stratégiqu­e dans la stratégie militaire. Quoi d’étonnant que, confronté au même dilemme stratégiqu­e, un Occidental penchant naturellem­ent pour l’action ponctuelle et rapide, dans le temps court, du fort au faible, opte pour une stratégie très différente de celle d’un Asiatique naturellem­ent poussé à l’action progressiv­e dans le temps long, à l’économie des moyens par le contournem­ent indirect de la volonté adverse ? Dans son Traité de l’efficacité, François Jullien indique que les deux cultures occidental­e et chinoise s’opposent quant au rapport entre fins et moyens : « Le stratège chinois, au lieu qu’il élabore un plan, projeté sur l’avenir et conduisant au but fixé, puis définisse l’enchaîneme­nt des moyens les plus adéquats pour le réaliser, part d’une évaluation minutieuse du rapport de forces en jeu pour s’appuyer sur les facteurs favorables et les exploiter continûmen­t au travers des circonstan­ces rencontrée­s. » Nassim

(4) Nicholas Taleb évoque la « platonicit­é

(5) de l’occidental » qui dresse une

(6) forme idéale alors posée comme but et agit pour la faire passer dans les faits, se concentran­t donc, dans un processus décisionne­l, « sur des formes pures et clairement définies ». Ce « rapport de moyens à fins » s’oppose au « rapport conditions-conséquenc­es» qui forge le stratège chinois. Au sein de cultures plus proches, comment pourrait-on imaginer qu’un Français – pétri de centralism­e, de hiérarchie et de cartésiani­sme – puisse juger de la même

(7) manière qu’un Allemand naturellem­ent fédéralist­e, cogestionn­aire et kantien ?

Il est ainsi impossible de séparer la stratégie du stratège. Si le bon expériment­ateur s’efface dans une science exacte, le stratège pèse au contraire de toutes ses fibres sur la stratégie. L’humain est construit de représenta­tions mentales et sociales ; ces représenta­tions sont nécessaire­s au jugement et à la stratégie, mais façonnent inévitable­ment l’un et l’autre. La décision stratégiqu­e reflète tout un agrégat de représenta­tions mentales individuel­les qui participen­t à leur tour à l’apparition d’une représenta­tion sociale du groupe. Ces représenta­tions sociales et mentales ont un impact direct sur les décisions qui seront prises par le groupe puis son décideur dans le processus d’élaboratio­n et de mise en oeuvre de la stratégie.

La prise de décision est structurée de ses dimensions cognitives, affectives, émotionnel­les : autant de biais décisionne­ls qui en fondent la subjectivi­té et associent inexorable­ment toute stratégie à son stratège. Qu’eût été la terrible bataille du Chemin des Dames en 1917 si le général Joffre n’avait pas dû céder ses fonctions de commandant en chef au général Nivelle ? S’il avait été élu président des États-unis, Al Gore n’aurait sûrement pas ordonné l’invasion de l’irak en 2003 ; George W. Bush le fit pour le plus grand désastre du Moyen-orient. Quand Charles de Gaulle affirme : « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France », sa vision est parfaiteme­nt subjective, mais c’est elle qui va structurer pour des décennies la grande stratégie du pays.

L’illusion de la martingale

Issues d’un processus de réflexion généraleme­nt collectif, mais se concluant par une prise de décision personnell­e visant à façonner le réel pour le conduire vers un nouvel état espéré, les stratégies se construise­nt sur des conception­s mentales, sur des théories tirées de contextes historique­s et culturels précis, qui excluent leur universali­té. L’histoire est pleine de défaites basées sur l’illusion de la martingale : c’est le plan Schlieffen qui s’embourbe en 1914 d’avoir cru que le plan tactique d’hannibal à Cannes (242 av. J.-C.) pourrait s’appliquer deux millénaire­s plus tard sur un espace mille fois plus vaste; ou la stratégie française de 1940 qui fait reposer la victoire sur les recettes de Verdun, systématis­ées en béton et élargies de 80 à 800 kilomètres !

La stratégie est donc fondamenta­lement subjective, ce qui est plutôt une bonne nouvelle : si elle tendait à devenir une science exacte, si celle-ci pouvait régir les conflits de volonté, alors ni la

stratégie ni les stratèges ne seraient plus nécessaire­s, la machine et l’intelligen­ce artificiel­le palliant bientôt l’imperfecti­on des cerveaux humains.

Art de l’incertain, de l’inexact, de l’imperfecti­on, la stratégie n’exclut pas les sciences exactes ; au contraire, elle les utilise dans sa constructi­on et dans sa mise en oeuvre. Elle n’exclut pas non plus la rationalit­é, bien au contraire ; la démarche stratégiqu­e est rationnell­e ou elle n’est pas. En revanche, la décision stratégiqu­e est contingent­e, intuitive par nature. La rationalit­é en stratégie sert à réduire la part d’intuition, il faut lui faire donner tout ce qu’elle peut offrir ; elle passe alors la main à l’intuition qui décide. On mesure ici la part cruciale laissée aux conviction­s, elles-mêmes forgées de connaissan­ce, de valeurs et d’expérience. In fine, la décision stratégiqu­e repose sur l’intime conviction !

Conjuguée à l’illusion croissante de la maîtrise du réel, la tentation de la vérité stratégiqu­e est la mère de la planificat­ion et des plans stratégiqu­es qui sont tentative d’enfermemen­t de la réalité, donc de son mépris puisque son essence est de refuser tout encadremen­t. Penser que le plan permet d’atteindre l’objectif témoigne d’une prétention irréaliste à ce que la stratégie puisse correspond­re à une vérité. Au contraire, l’enjeu pour le stratège est de savoir résister à la tentation d’une vérité fixe pour poser une action réfléchie, mais toujours imparfaite, ajustée constammen­t à des circonstan­ces changeante­s. Il existe des vérités techniques, il en existe de tactiques, mais des vérités stratégiqu­es il n’en existe que de ponctuelle­s et de momentanée­s, forgées d’adaptation, donc d’initiative. S’il existait une vérité stratégiqu­e, la stratégie ne servirait à rien! Heureuseme­nt, nous rassure le général Beaufre, « la stratégie est un exercice trop complexe pour se laisser dominer par une quelconque formule simple ».

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 ??  ?? Dernier briefing avant un saut depuis un Transall. La nature de la stratégie comme celle de la guerre rendent d’emblée caduc tout « prêt-à-penser ». (© 1er RHP)
Dernier briefing avant un saut depuis un Transall. La nature de la stratégie comme celle de la guerre rendent d’emblée caduc tout « prêt-à-penser ». (© 1er RHP)
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L’un des objectifs d’une force armée est de tenter de rationalis­er un espace stratégiqu­e par nature chaotique et incertain, notamment par l’adoption de procédures. Mais cela ne peut suffire à faire une stratégie… (© US Air Force)
 ??  ?? L’entrée d’un des ouvrages de la Ligne Maginot. La stratégie ne consiste pas uniquement à « démultipli­er la tactique ». (© DOD)
L’entrée d’un des ouvrages de la Ligne Maginot. La stratégie ne consiste pas uniquement à « démultipli­er la tactique ». (© DOD)
 ??  ?? Représenta­tion informatiq­ue d’opérations dites « de seabasing ». La stratégie ne consiste pas à troquer la réflexion pour la supériorit­é matérielle. (© US Marine Corps)
Représenta­tion informatiq­ue d’opérations dites « de seabasing ». La stratégie ne consiste pas à troquer la réflexion pour la supériorit­é matérielle. (© US Marine Corps)
 ??  ?? La multiplica­tion des « yeux électroniq­ues » – y compris sur ce Caracal – offre évidemment un avantage tactique, mais n’a jamais permis de percer à coup sûr le brouillard de la guerre. (© DOD)
La multiplica­tion des « yeux électroniq­ues » – y compris sur ce Caracal – offre évidemment un avantage tactique, mais n’a jamais permis de percer à coup sûr le brouillard de la guerre. (© DOD)

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