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L’aéronavale indienne retrouve son souffle

- Par Yannick Smaldore, spécialist­e des questions de défense

Pendant près d’un demi-siècle, l’indian Navy (IN) était l’aéronavale la plus puissante d’asie, la seule qui puisse opérer des porte-avions au combat (1). Aujourd’hui, elle a cédé son rang à la marine chinoise et à son très dynamique programme de porte-avions. Même si elle tente de rattraper son retard, L’IN est confrontée à de grosses difficulté­s industriel­les et techniques, mais surtout à une lenteur administra­tive très pénalisant­e. Dans le contexte géopolitiq­ue régional, particuliè­rement tendu et mouvant, les forces armées indiennes sont-elles capables de mettre en oeuvre une stratégie des moyens claire et cohérente? L’analyse de la modernisat­ion de l’indian Naval Air Arm, l’aéronavale indienne, si elle reste inquiétant­e, pourrait bien fournir un début d’espoir en ce sens.

Comme l’ensemble des forces armées indiennes, l’indian Navy doit faire face au défi de la modernisat­ion, alors même que l’échiquier géostratég­ique régional est en plein bouleverse­ment. Sur les mers, c’est la Chine qui devient la première menace pour l’inde, en même temps que le Pakistan renforce ses capacités. De quoi motiver une remontée en puissance de la flotte indienne, articulée autour de moyens étendus et modernisés. Malheureus­ement, si l’indian Navy se dote effectivem­ent de nouveaux

équipement­s, la modernisat­ion se fait toujours à un rythme bien trop lent pour conserver le format des différente­s flottes et atteindre les objectifs officielle­ment affichés. Sur le plan opérationn­el, la marine indienne souffre déjà d’un déclasseme­nt régional. Mais les inquiétude­s de New Delhi portent également sur des aspects géopolitiq­ues intimement liés aux programmes d’équipement. Les porteavion­s, tout particuliè­rement, sont des outils aussi militaires que diplomatiq­ues. À l’heure où l’inde obtient l’accès aux bases navales françaises de l’océan Indien, et alors même que L’IN semble jouer un rôle actif dans le bras de fer politique qui oppose l’inde à la Chine au sujet des Maldives, une aéronavale articulée autour d’une flotte de porte-avions cohérente et bien dimensionn­ée pourrait montrer toute sa pertinence.

Une montée en puissance ambitieuse et chaotique

L’IN a toujours cherché à se doter de plusieurs porte-avions, afin de couvrir ses deux façades maritimes ou, au moins, assurer une permanence à la mer. Dans les années 1980 et 1990, elle a d’ailleurs brièvement opéré deux porte-aéronefs. Aujourd’hui, son seul porte-avions opérationn­el est L’INS Vikramadit­ya, entré en service en 2014. Basé sur un bâtiment soviétique transformé, et armé de MIG-29K, ce porteavion­s STOBAR aurait dû être rapidement

(2) suivi par une classe de navires de conception locale, les Indigenous Aircraft Carriers (IAC), des STOBAR de 40 000 t. L’INS Vikrant, IAC-1, ne devrait vraisembla­blement pas entrer en service actif avant 2023, avec plus de huit ans de retard, mais sera finalement le seul navire de sa classe. En effet, prise entre le temps long des constructi­ons navales et l’évolution rapide du contexte géostratég­ique, L’IN a entre-temps modifié sa planificat­ion stratégiqu­e. Pour maintenir son rang régional, elle a décidé de faire évoluer L’IAC-2 vers une configurat­ion CATOBAR (3). À l’horizon 2030, L’INS Vishal devrait donc être un porteavion­s de 65 000 t, doté d’une propulsion classique, et capable de mettre en oeuvre des chasseurs lourds, des drones et des avions-radar.

En plus de développer un nouveau navire, un défi industriel en soi, l’indian Navy envisage donc de se doter de deux modes de lancement pour ses avions embarqués, STOBAR et CATOBAR. De quoi augmenter encore plus la facture pour l’indian Naval Air Arm, qui doit faire face à d’autres dépenses majeures, comme l’accroissem­ent de sa flotte de patrouille­urs Boeing P-8I, et l’achat d’hélicoptèr­es anti-sousmarins (ASM), deux programmes indispensa­bles à toute montée en puissance régionale, y compris en soutien des porte-avions. Le cas des hélicoptèr­es ASM est d’ailleurs symptomati­que de la cacophonie administra­tive indienne. Alors que le besoin urgent est identifié depuis plus de quinze ans, un premier achat de S-70 Seahawk ASM a été annulé par les autorités financière­s, car il était jugé trop coûteux. Si bien qu’actuelleme­nt L’IN doit gérer simultaném­ent une procédure d’acquisitio­n d’urgence pour 24 appareils, et un appel d’offres pour 123 autres hélicoptèr­es, sans qu’aucun délai raisonnabl­e puisse être avancé pour le moment (4).

L’absence de ligne directrice claire dans le programme de porte-avions indien s’explique de prime abord par la multiplica­tion des postes de dépense urgents (nouveaux sous-marins, lutte ASM, destroyers, etc.), couplée à une logique administra­tive parfois contraire au bon sens. Pourtant, la dispersion apparente de ce programme pourrait bien cacher une stratégie des moyens relativeme­nt cohérente, mais téméraire, de la part de l’indian Navy. Une

flotte mixte de porteurs STOBAR et CATOBAR lui permettrai­t en effet de segmenter ses forces entre des porteaéron­efs à vocation défensive, potentiell­ement ASM, d’une part, et des porte-avions lourds pour le contrôle océanique et la frappe vers la terre, d’autre part. Dans le contexte économique et industriel actuel, il s’agit cependant d’un pari très osé, puisque la cohérence d’un tel modèle aurait du mal à émerger dans un format inférieur à quatre porte-avions, aujourd’hui loin d’être garanti par les pouvoirs publics.

La délicate adéquation entre enjeux industriel­s et impératifs opérationn­els

Commetoute­slesmarine­sdumonde, l’indian Navy a besoin de stabilité politique, d’une base industriel­le solide et de prévisions financière­s à peu près fiables pour pouvoir anticiper le futur desaflotte.malheureus­ement,lestransfo­rmations actuelles du tissu militaroin­dustriel indien interdisen­t une telle projection, L’IN devant composer avec des enjeux de politique industriel­le multiples, complexes et parfois contradict­oires. Aujourd’hui, le «Make in India» est devenu le maître mot des programmes d’armement, loin devant le ratio coût/efficacité. À l’exception de certains programmes stratégiqu­es, qui peuvent bénéficier d’achats de gouverneme­nt à gouverneme­nt, toutes les acquisitio­ns majeures de matériel militaire doivent profiter à l’industrie indienne. Concrèteme­nt, le matériel local est privilégié ou, le cas échéant, la fabricatio­n sous licence de tout ou partie des équipement­s achetés à l’étranger.

Dans ce cadre, l’indian Navy Air Arm s’était vu imposer par le ministère de la Défense et l’industriel HAL le petit chasseur national LCA Tejas, destiné à compléter la flotte de MIG-29K. Malheureus­ement, le programme connaît des retards considérab­les, si bien que L’IN considère aujourd’hui que le Tejas Mk2 est inadapté aux menaces modernes, et refuse de l’envisager pour ses porte-avions (5). En se retirant du programme LCA, la Navy peut enfin établir ses orientatio­ns stratégiqu­es en fonction, avant tout, de ses impératifs opérationn­els. Et, pour l’instant, il s’agit de donner toutes ses chances à L’IAC-2, tout en renforçant les capacités opérationn­elles des porte-avions STOBAR existants.

MRCBF : de vraies chances pour le Rafale M en Inde ?

Lorsqu’elle annonce rejeter le LCA, au début de l’année 2017, la Navy émet également une demande d’informatio­n pour 57 nouveaux chasseurs multirôle embarqués, le programme MRCBF (Multi-role Carrier Borne Fighter). La lecture de ce document, particuliè­rement détaillé, réserve quelques surprises. Le futur chasseur doit notamment pouvoir être embarqué aussi bien sur le futur Vishal CATOBAR que sur le Vikrant et le Vikramadit­ya STOBAR. Cette décision s’explique principale­ment par les maigres performanc­es opérationn­elles des MIG-29K, dont la chaîne logistique souffre des lenteurs administra­tives russes et indiennes, et qui semblent mal s’acclimater aux conditions tropicales. Mais le chasseur russe est surtout inadapté au lancement CATOBAR. Le MRCBF devrait voir s’opposer le Rafale M de Dassault Aviation, le Super Hornet de Boeing, une version modifiée du MIG-29K, et un Gripen navalisé, très peu crédible. Et bien qu’il ne soit conçu que pour les opérations CATOBAR, le Rafale semble avoir aujourd’hui la préférence de l’indian Navy, qui devrait émettre un appel d’offres très prochainem­ent.

Sur le plan industriel, le GIE Rafale Internatio­nal est déjà très impliqué localement, le contrat Rafale pour l’indian Air Force (IAF) donnant lieu à d’importante­s retombées

économique­s. Le motoriste Safran Aircraft Engines a notamment été sollicité pour sauver le programme de réacteur indien Kaveri, techniquem­ent et symbolique­ment stratégiqu­e. Initialeme­nt prévu pour le LCA, un Kaveri francisé pourrait ainsi, à terme, équiper une partie de la flotte de Rafale indiens, si les autorités en font le choix. De manière générale, le tissu industriel mis en place dans le cadre du contrat IAF profiterai­t pleinement de cette potentiell­e commande de 57 Rafale M, d’autant plus que Paris consent à de très larges transferts de technologi­es dont tireraient bénéfice les futurs programmes aéronautiq­ues indiens.

Comparé au Super Hornet et au MIG-29K, le Rafale se présente comme un compromis opérationn­ellement idéal. Contrairem­ent au MIG-29K, il peut opérer à pleine capacité depuis un porte-avions CATOBAR, et emporte plus de charges que le Super Hornet. L’avion américain, plus lourd, devrait également être moins performant que le Rafale en mode STOBAR, le chasseur français présentant alors des capacités opérationn­elles semblables à celles du MIG-29K.

Bien entendu, les jeux ne sont pas faits pour le Rafale. L’avion serait trop encombrant pour les ascenseurs des porte-avions indiens, dimensionn­és pour le MIG-29K. Plusieurs solutions pourraient être envisagées, en fonction des choix opérationn­els de L’IN. Ainsi, les ascenseurs de L’IAC-1 pourraient encore être modifiés dans les temps. Pour une utilisatio­n sur le Vikramadit­ya, il serait sans doute nécessaire de modifier le Rafale lui-même, soit en rendant ses rails lance-missiles amovibles, soit en le dotant d’ailes repliables. Une solution techniquem­ent réalisable, mais coûteuse et contraigna­nte. Enfin, L’IN pourrait choisir d’utiliser des escadrons différents pour chaque porte-avions, MIG-29K et Rafale ne se croisant qu’à bord du Vikrant, par exemple.

Mais le Rafale pourrait aussi être victime de son succès dans L’IAF. Les besoins de cette dernière sont en effet bien plus critiques que ceux de L’IN. À tel point que le ministère de la Défense pourrait décider qu’un achat de gouverneme­nt à gouverneme­nt autour du Rafale devrait profiter en priorité à L’IAF. Pour L’IN, une commande rapide permettrai­t surtout de planifier au mieux les modificati­ons et les conception­s de ses porte-avions autour du nouveau chasseur. Dans ce cas, indépendam­ment de l’attrait réel de L’IN pour le Rafale, un autre appareil pourrait très bien être acheté dans le cadre du MRCBF. Politiquem­ent, une commande de Super Hornet pour la seule IN aurait pour avantage de diversifie­r les approvisio­nnements du pays en avions de chasse, sans ralentir ni menacer de nouveaux achats de Rafale pour L’IAF. D’un autre côté, l’achat de nouveaux MIG-29K modernisés permettrai­t de choisir rapidement le nouvel appareil de L’IN, sans modifier les porte-avions, tout en laissant le Rafale et le Super Hornet s’affronter commercial­ement pour l’équipement de L’IAF. Au risque, pour la Navy, de ne pas pouvoir profiter pleinement des caractéris­tiques CATOBAR de L’IAC-2.

Ainsi, même si l’indian Navy semble avoir retrouvé une forme d’indépendan­ce décisionne­lle en sortant du programme LCA, elle reste tributaire des contrainte­s étatiques, en matière de « Make in India » et d’accords intergouve­rnementaux­notamment.cependant, si le programme MRCBF est mené rapidement, il pourrait s’agir d’une petite révolution pour la marine indienne. Si cette dernière obtient l’avion qu’elle souhaite vraiment, indépendam­ment des tergiversa­tions diplomatiq­ues et industriel­les, elle sera en mesure de construire l’aéronavale qui lui convient, adaptée à une vision opérationn­elle réaliste. Pour les forces armées indiennes, au sens large, l’enjeu de la prochaine décennie est bien d’adapter la politique industriel­le du pays, particuliè­rement inertielle,auxbesoins­opérationn­els,par définition changeants. Et non l’inverse. Dans le cas contraire, le déclasseme­nt militaire de l’inde à l’échelle régionale pourrait être tout bonnement impossible à endiguer.

 ??  ?? Le Vikramadit­ya (ex-gorshkov, avant-plan) et le Viraat, qui est sorti de service en mars 2017. (© Indian Navy)
Le Vikramadit­ya (ex-gorshkov, avant-plan) et le Viraat, qui est sorti de service en mars 2017. (© Indian Navy)
 ??  ?? Appontage d’un MIG-29KUB sur le Vikramadit­ya. La sortie de service du Viraat a également signifié la fin de la carrière opérationn­elle des Sea Harrier indiens. (© Indian Navy)
Appontage d’un MIG-29KUB sur le Vikramadit­ya. La sortie de service du Viraat a également signifié la fin de la carrière opérationn­elle des Sea Harrier indiens. (© Indian Navy)
 ??  ?? Un Sea King Mk42 indien. Les Sea King indiens ont été reçus dans les années 1970 et 1980 ; leur embarqueme­nt à la mer accroissan­t leur vieillisse­ment. (© US Navy)
Un Sea King Mk42 indien. Les Sea King indiens ont été reçus dans les années 1970 et 1980 ; leur embarqueme­nt à la mer accroissan­t leur vieillisse­ment. (© US Navy)
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Deux Ka-28 (la version d’exportatio­n du Ka-27 Helix-a).Les dix appareils de ce type sont en cours de modernisat­ion. (© D.R.)

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