Transition capacitaire difficile pour la marine indienne
Se positionnant encore au début des années 2000 comme la force la plus naturellement susceptible d’offrir un contrepoids à la montée en puissance de la marine chinoise, la marine indienne est dans une situation complexe. Si Yannick Smaldore le montrait pour ce qui concerne l’aéronavale, c’est également le cas pour les forces de surface et sous-marines.
Les forces sous-marines étant plus particulièrement abordées dans notre horssérie no 59 (1), nous nous concentrerons ici sur celles de surface, qui ont évolué comparativement à nos précédents articles (2). À l’instar des autres composantes des armées indiennes, elles subissent les affres d’une culture où prédomine la lenteur décisionnelle, dans un contexte marqué par la recherche de montée en puissance de l’industrie locale. Or cette dernière doit elle-même parvenir à compenser son retard. Un bon exemple en la matière est l’évolution de la flotte de destroyers. La marine indienne reçoit ainsi cinq Rajput, une version modifiée des Ka-
shin soviétiques, entre 1980 et 1987 (3). Les bâtiments ont été construits sur place, à Viskhapatnam, et cette expérience permet de concevoir la classe Delhi (Project-15), de 6 700 t.p.c., dont trois exemplaires entrent en service entre 1997 et 2001 (4). L’approche adoptée, incrémentale, donne un résultat techniquement satisfaisant, mais lent : la tête de classe a été mise sur cale en 1987 pour être admise au service dix ans plus tard. Cette lenteur touche également le Project-15a, classe Kolkata, de 7 100 t.p.c. Si le design du bâtiment est largement revu – tout comme les capteurs et les systèmes d’armes, qui combinent les missiles antiaérien Barak-8 et antinavire/anti-terre Brahmos –, des retards ont également été observés (5). Ainsi, il a fallu près de 11 ans entre la mise sur cale et l’entrée
en service opérationnelle de la tête de classe ; et environ 10 ans pour les deux autres unités.
En tout état de cause, il n’est pas impossible que la classe qui leur succédera connaisse les mêmes affres. Trois Visakhapatnam (Project-15b) ont été mis sur cale entre octobre 2013 et mai 2017 – la construction d’une quatrième unité étant également planifiée – après avoir été commandés en 2009. Là aussi, l’approche adoptée est incrémentale : il s’agit de faire évoluer les Kolkata, en conservant une puissance de feu similaire (32 Barak-8, 16 Brahmos). En revanche, le canon de 76 mm serait remplacé par un de 127 mm. La première unité a été lancée en 2015, mais, conformément à l’approche indienne, n’avait pas encore reçu ses superstructures ni un
certain nombre d’équipements. Il est donc douteux qu’elle entre en service en juillet 2018, comme alors annoncé. Compte tenu de la prochaine sortie de service des Rajput, dont le plus ancien aura atteint 40 ans en 2020, la structure de forces indienne durant la prochaine décennie tournerait donc autour de dix unités, dont trois sortiraient de service à partir des années 2030. La solution consisterait à augmenter le nombre de bâtiments de chaque classe, de manière à maintenir les savoir-faire. Mais cette rationalité se heurte à son tour à celle de la recherche de nouvelles capacités, nécessitant à chaque fois une nouvelle classe…
La question des frégates
À bien des égards, ce qui est vrai pour les destroyers l’est également pour les frégates. Évolution des Leander britanniques, les six Nilgiri, construites sur place avec l’assistance britannique, ont quitté le service, après un peu plus de 30 ans à la mer, entre 1996 et 2013. Elles ont cependant donné lieu à deux évolutions, les Godavari (trois unités, dont une, admise en 1988, est encore en service) et les Brahmaputra, avec trois unités admises entre 2000 et 2005, après avoir été mises sur cale entre 1989 et 1998. Ces deux classes renvoient à des navires ASM, qui accueillent deux hélicoptères lourds et sont dotés de 4Ss-n-2styx(godavari)ou16ss-n-25 Switchblade (Brahmaputra), en plus de 24 missiles Barak, d’un canon de 76 mm et D’AK-630 de défense rapprochée. Reste qu’à la fin des années 2000, seules 11 unités sont en service : les six Godavari/brahmaputra et cinq Nilgiri.
Pour contrer l’urgence qui se profilait, dès la fin des années 1990, six Talwar – une évolution du design, alors proposé, de la Krivak III – ont été commandées, en deux temps, en Russie. Mises sur cale à Saint-pétersbourg et Kaliningrad entre 1999 et 2008, elles ont été admises au service entre 2003 et 2013 – au terme de délais plus raisonnables donc – et déplacent 3 850 t (6). Une troisième série, d’abord de trois, puis de quatre bâtiments, devait être commandée en 2012. Elle ne l’a pas encore été, les négociations ayant repris à partir de 2015, l’annonce d’une signature prochaine étant fréquemment évoquée. Comparativement aux bâtiments précédents, les Talwar montrent un net accroissement capacitaire, avec un emport de 8 missiles Brahmos ou SS-N-27 Sizzler et de 12 SA-N-12 pour
la défense aérienne. Il n’est pas impossible que plusieurs des six bâtiments initialement commandés par la Russie – mais dont les turbines ne seront pas fournies par l’ukraine, qui les produit – soient finalement achetés par l’inde.
Pour l’inde, l’acquisition des Talwar n’a pas uniquement permis de compenser, rapidement et à bon compte, le retrait des Nilgiri. Il s’agissait également de bénéficier de transferts de technologies qui ont servi à son propre programme de frégates de nouvelle génération, les Shivalik (Project-17). Trois unités ont été mises sur cale, entre 2001 et 2003. Ce sont cette fois des bâtiments de 6 200 t et d’une longueur de 142 m ; des dimensions et un déplacement marquant une rupture avec les designs précédents. Construites dans les chantiers Mazagon, elles sont entrées en service entre 2010 et 2012 et sont dotées de 8 SS-N-27 ou Brahmos en plus de 32 Barak-1 et de SA-N-12. Comparativement aux Talwar, elles embarquent deux hélicoptères et non plus un seul. Comme pour les Kolkata, plusieurs des capteurs sont d’origine israélienne (7). Et, de même, les bâtiments doivent servir de base à une nouvelle classe, le Project-17a, de 6 670 t.
Dotées d’un radar AESA à faces planes d’origine israélienne et ayant des formes plus furtives que les Shivalik, les P17A doivent entrer en service avant 2025. Reste, cependant, que la première unité n’a été mise sur cale qu’en décembre 2017, ce qui fait douter du respect des délais. En tablant sur une durée moyenne de dix ans de construction, la première n’entrerait en service – sauf évolution notable des pratiques des chantiers – qu’en 2027, en sachant que sept unités sont planifiées. In fine, l’incertitude autour des commandes devant encore être réalisées et celle des rythmes de construction adoptés rendent toute analyse prospective du système de force difficile. Elle présente,
en fonction des hypothèses retenues, de fortes amplitudes : en 2025, comme le montre le tableau ci-contre, la marine indienne pourrait aligner de 19 à 27 grandes unités de combat de surface.
Corvettes et patrouilleurs et auxiliaires
Les chantiers indiens semblent cependant plus aptes à la construction de petites unités. Du point de vue des corvettes, les quatre Khukri, de 1 420 t.p.c. ont ainsi été admises au service entre 1989 et 1991, après des mises sur cale intervenues entre 1985 et 1986. Leurs successeurs, les Kora, de 1 470 t.p.c., ont été reçus entre 1998 et 2004, les mises sur cale intervenant en deux vagues, en 1990 et 1995-1997. Entre-temps, les chantiers indiens ont bénéficié de l’aide sud-coréenne pour six Sukanya, admis entre 1989 et 1993. Ce sont cependant des bâtiments de patrouille assez simples, uniquement dotés d’un canon de 40 mm et de mitrailleuses. Par ailleurs, Moscou fournissait 13 corvettes de type Tarantul (classe Veer localement), dont huit ont été construites en Inde. Elles ont été admises au service entre 1987 et 1995 (10 unités) ; puis en 1997 et 2002 pour les trois restantes, dotées de 12 SS-N-25 et dont un exemplaire fut perdu en 2006. Seules dix restent en service, mais il avait initialement été question de 35 bâtiments.
Un programme national de corvette ASM, les Kamorta, de 3300 t.p.c., a également été mis en place. Les mises sur cale sont intervenues entre 2006 et 2012 et les admissions en 2014, 2016 et 2017 – la dernière unité ayant été lancée en mai 2015. Il était initialement question d’un bâtiment armé avec 8 SS-N-27 et 16 Barak-1, en plus d’un canon de 76 mm, de torpilles et de l’emport d’un hélicoptère. Cependant, les missiles n’ont finalement pas été installés. Le secteur des patrouilleurs touche historiquement de petits bâtiments, achetés en URSS ou en Israël (respectivement des Pauk II et des Super Dvora) ou construits sur place, avec un déplacement maximal de 260 t.p.c. Un programme plus ambitieux a cependant été lancé dans les années 2000, débouchant sur quatre admissions au service en deux ans (2013-2014). Les Saryu déplacent 2215 t.p.c., peuvent être dotés d’un 76 mm et accueillir un hélicoptère Dhruv. Les bâtiments sont eux-mêmes des évolutions de la classe Sankalp de patrouilleurs garde-côtes, qui ont connu un certain succès (8). Un nouveau programme, dit « New OPV » Project-21 (NOPV) porte sur cinq bâtiments de 2 000 t.p.c. dotés d’un 76 mm et également capables d’accueillir un hélicoptère. Les deux premières unités ont été lancées en 2015 et devraient entrer en service avant 2020.
D’autres secteurs ont pu évoluer, notamment le ravitaillement, avec l’admission au service, en 2011, de deux Deepak construits en Italie, qui permettent d’épauler l’aditya (construit sur place et admis en 2000) et le Jyoti construit à Saint-pétersbourg et admis en 1996. Le domaine amphibie, lui, reste sous-investi : depuis l’admission du Jalashwa en 2007, un ancien LPD américain de classe Austin, les seules admissions ont été des transports de chars de classe Shardul, évolution à peine plus lourde des Magar. Mais un autre secteur est devenu réellement problématique : en 1997, dans les romans Sur ordre de Tom Clancy, les 12 chasseurs de mines indiens de classe Pondicherry permettaient de contrer le minage du détroit d’ormuz. Or leur remplacement par des bâtiments sud-coréens (Kangnam Corporation) construits à Goa a été une véritable saga : lancé en 2004, le programme devait compter 24 bâtiments – une cible ensuite ramenée à 12 –, mais il a été annulé puis relancé à plusieurs reprises. Dernier événement en date, l’annulation de janvier 2018 se produit alors que seuls quatre Pondicherry sont encore en service. En mars de cette année, trois autres quittaient la flotte, laissant la marine indienne avec une seule unité…
Un dispositif compensatoire
La structure de force de la marine indienne est donc dans une posture d’autant plus délicate que son avantage comparatif s’érode au fur et à mesure des progrès réalisés par la Chine. C’est certes le cas du strict point de vue des bâtiments, mais également de leurs équipements. Les électroniciens indiens ont effectué des progrès intéressants ces dernières années, mais la marine indienne ne peut toujours pas se passer de l’aide israélienne. Dans le même temps, il est clair que les progrès chinois en matière de capteurs ont été plus importants, plus rapides et ont concerné plus de catégories de systèmes. Si Delhi maintien un avantage avec son missile antinavire/anti-terre Brahmos, non seulement assez peu sont embarqués à la mer – au mieux, 16 par destroyer, avec assez peu d’unités au total –, mais la Chine progresse
aussi sur le secteur des engins antinavires supersoniques. Qualitativement et quantitativement, Delhi sera donc également dépassée dans un domaine où elle avait pourtant un peu d’avance.
La position indienne est d’autant plus délicate que la Chine continue de maintenir des liens très étroits avec le Pakistan, rival traditionnel de l’inde, notamment dans le domaine des sousmarins (9). D’un point de vue naval, la marine indienne continue d’avoir le dessus, en qualité et en quantité, mais sa consoeur pakistanaise est indéniablement capable de lui disputer la maîtrise des mers ; une situation d’autant plus complexe que, si Islamabad et Pékin peuvent coordonner leurs stratégies, Delhi n’est certainement pas dans une position similaire. Cependant, les exercices internationaux avec des marines alliées se sont multipliés ces dernières années, tout comme les liens politiques entre les capitales se sont resserrés. Les relations avec L’ASEAN en général, et avec Singapour en particulier, se sont intensifiées. Le rapprochement, entamé dès les années 2010, avait déjà débouché sur des accords avec le Vietnam quant à l’utilisation de ses installations de maintenance, par exemple (10). De même, les exercices se sont multipliés, depuis les traditionnels «Varuna» avec la France (depuis 2001) jusqu’aux «Malabar». Ont ainsi participé à la dernière édition en date, fin 2017, les États-unis, mais aussi Singapour et le Japon, sorti de sa «réserve navale» depuis 2015. Point important, la portée des exercices s’est accrue avec le temps (11). « Varuna 2015 » a ainsi vu l’engagement du Charles de Gaulle et « Malabar 2017 », celui du Nimitz, mais aussi de l’izumo japonais. Il faut ajouter que l’inde participe aux opérations de lutte contre la piraterie dans le golfe d’aden depuis octobre 2008, ce qui lui fournit de nombreuses occasions d’interagir et de s’entraîner avec des marines étrangères.
Les actions politico-opérationnelles permettent ainsi de compenser une position géostratégique ingrate, l’inde pouvant être gênée par des actions potentiellement coordonnées à l’ouest comme à l’est. Au demeurant, il convient de ne pas surestimer les contraintes géographiques. D’une part, par définition, le professionnalisme des marines est un puissant facteur de compensation : une marine sert à manoeuvrer, en particulier lorsqu’elle se définit comme hauturière, ce qui est le cas de l’inde. D’autre part, il est sans doute nécessaire de répéter – au risque de la trivialité – que mers et océans sont immenses et que si les capteurs modernes tendent à contracter l’espace perçu, ils ne permettent pas de dominer l’espace réel. En la matière, Delhi a toujours fermement défendu une rhétorique de nécessaire maîtrise de l’océan Indien, tout en affirmant l’importance du maintien de la sécurité au long des principales lignes de communication, détroit de Malacca inclus. Elle a ainsi multiplié les accords avec les pays de la région, notamment le Sri Lanka – auprès duquel elle a acheté nombre de vedettes –, mais aussi ceux du pourtour de l’océan Indien.
Des stations radars ont ainsi été positionnées au nord de Madagascar, à Maurice et dans les Seychelles, et continuent d’être entretenues par l’inde. Dans ce dernier cas, un projet de base permanente est évoqué
depuis la fin des années 2000, mais n’a pas été concrétisé. Un accord a bien été signé en janvier 2018 entre New Delhi et Victoria, mais le Parlement local n’entend pas le ratifier. Plus récemment, en mars, un autre était signé avec la France : les deux États, qui coopèrent fréquemment, pourront mutuellement utiliser leurs bases. Sont ainsi inclus Mayotte et la Réunion, mais également Djibouti et, possiblement, la Nouvelle-calédonie et la Polynésie. Le maillage sécuritaire de New Delhi dans l’océan Indien se renforce donc, d’autant plus que des accords similaires ont été signés avec le Sultanat d’oman. À l’est, cette fois, l’inde maintient bien entendu une présence et conduit des opérations dans les îles Andaman-et-nicobar, qui font partie de son territoire national. Elle mène également régulièrement des opérations de patrouille en mer de Chine méridionale.
In fine, la situation de la marine indienne est paradoxale. D’un côté, elle fait face à un réel défi capacitaire. Des processus politico-bureaucratiques lourds couplés à la volonté d’imposer le « make in India » permettent certes de maintenir un minimum de capacités, mais guère de les augmenter. Dans le cas des sous-marins, faute de décision, elles sont en nette régression. Ce défi capacitaire est aussi un défi humain : la formation et le maintien des compétences s’avèrent délicats. Ces dernières années, nombre d’hommes ont été perdus – de même que plusieurs bâtiments – du fait de collisions ou
(12) d’accidents. Le sous-marin Arihant lui-même, fierté de la flotte, a été endommagé lorsqu’un panneau a été mal souqué, en 2017, nécessitant des réparations à quai d’une durée de plus de 10 mois. D’un autre côté, l’inde n’est pas seule : sa stratégie diplomatique et la multiplication des accords internationaux lui permettent de compenser partiellement ses déficits, et de conserver une capacité d’influence.