Penser les opérations. Théorie de la fusion
En juin 2006, lorsque le colonel Gronski, commandant la 2e brigade de la 2e division d’infanterie de L’US Army, quitte la ville de Ramadi, son constat est sans appel : la capitale de la province irakienne d’anbar et ses alentours ne peuvent être contrôlés sans la présence d’au moins trois brigades. Il pointe alors du doigt la difficulté des armées professionnelles modernes, puissantes localement, mais peu volumineuses, à occuper le terrain. Malgré son immense capital technologique et sa puissance de feu, le corps expéditionnaire américain en Irak n’a pas les effectifs nécessaires pour contrôler Bagdad et les villes sunnites.
Ramadi ne comprend que 400000 habitants, mais, malgré des efforts considérables et la perte de 148 soldats américains en trois ans, c’est Al-qaïda en Irak (AQI) qui y règne. Huit mois plus tard, AQI, devenue entre-temps l’état islamique en Irak (EII), a été effectivement chassée de la ville et de ses alentours. Comme le souhaitait le colonel Gronski, ce
résultat a été obtenu grâce à un renforcement important, mais pas celui qu’il attendait.
Apaches, sections combinées et Fils de l’irak
La guerre au milieu des populations est affaire de masse critique. Les 15 à 20 brigades américaines présentes en Irak de 2003 à 2007 ont été comme
des pièces de jeu d’échecs sur un plateau de go. Elles ont toujours été capables d’écraser les pions ennemis dans n’importe quel secteur, mais également incapables de tenir tous les secteurs en même temps. La nouvelle armée irakienne a représenté un renfort appréciable à partir de 2005, mais il n’a été vraiment important qu’à partir de 2008. Cette armée régulière présentait également l’inconvénient majeur
d’être massivement composé de chiites, peu volontaires pour sécuriser des provinces sunnites où ils apparaissaient comme un occupant supplémentaire.
Au bout du compte, le renforcement le plus important a été local. À Ramadi, c’est en effet l’alliance entre les tribus sunnites de la région, excédées par les exactions de L’EII, et de la nouvelle brigade américaine sur place, la 1re brigade de la 1re division blindée, qui a tout changé. En quelques mois, le nouveau mouvement du Réveil («Sahwa»), coalition de tribus et organisations sunnites formée en septembre 2006, a fourni 4 000 combattants en renfort à la brigade du colonel Macfarland. Grâce à ce renfort, les Américains ont pu sortir des grandes bases extérieures où ils étaient confinés pour créer 24 postes de combat (Combat Outpost, COP) – l’équivalent de pions de jeu de go. Ces COP associaient systématiquement Américains, Irakiens réguliers et supplétifs du Sahwa, les premiers apportant leurs moyens, les seconds leur nombre et surtout leur connaissance du milieu.
L’implantation progressive de ces postes mixtes vers le centre-ville, l’accumulation de petites victoires contre l’ennemi, les retombées économiques (soldes des miliciens, réduction du chômage, extension des actions civilomilitaires, reconstruction) dans les zones sécurisées ont modifié la perception générale de la situation. Le partenariat avec les Américains devenant visiblement à la fois efficace et rentable, les tribus et les groupes se sont ralliés de plus en plus nombreux et les recrutements se sont multipliés. Le succès, qui paraissait impossible quelques mois plus tôt, s’est accéléré jusqu’à l’étouffement de l’ennemi.
Cette expérience reprenait en réalité celles déjà réalisées depuis 2004 par le 3e régiment de cavalerie à Tal Afar, sur la frontière de la Syrie, ou par plusieurs bataillons de Marines dans la province d’anbar. Les cavaliers, comme Macfarland ou Mcmaster à Tal Afar, remettaient alors au goût du jour les méthodes du général Crook, connu pour avoir vaincu les indiens apaches en Arizona en 1871 en intégrant justement des Apaches dans ses forces. Les Marines, de leur côté, se référaient plutôt à leur expérience des Combined Action Platoons (CAP) au Vietnam, elle-même inspirée des expéditions du Corps en Amérique centrale dans l’entre-deux-guerres.
De 1965 à 1971, le Corps des Marines avait envoyé des groupes de combat de 13 hommes, 120 au total au plus fort de l’engagement, dans des villages vietnamiens pour s’y associer avec les forces de défense locales afin d’y constituer des sections mixtes, les CAP. L’expérience avait été un grand succès. Aucun secteur tenu par une CAP n’a jamais été pris par l’ennemi et chaque soldat américain qui y était affecté était en moyenne deux fois plus efficace contre l’ennemi que celui des bataillons dans les bases. Plus étonnant, il s’avérait que ce même soldat courait statistiquement moins de risques que celui qui vivait dans les bases et le tout pour un coût infiniment moins important. L’expérience des CAP, trop contraire à l’idée d’une armée moderne,
mobile et offensive multipliant les« opérations de recherche et destruction» et surtout trop à la confluence de commandements différents et concurrents( civil et militaire, américain et vietnamien) est cependant restée très limitée.
En 2007, en revanche, et en partie grâce à des officiers pragmatiques (et d’une grande culture historique) comme le général Petraeus, nouveau commandant en chef en Irak, l’expérience de Ramadi est étendue à l’échelle du théâtre. En juillet 2007, pour l’équivalent de moins de 40 millions d’euros de soldes par mois (moins de 1 % des dépenses américaines), la Force multinationale en Irak a pu disposer de 100 000 combattants locaux (sous l’appellation générale de « Fils de l’irak ») intégrés dans son dispositif. Plus de la moitié d’entre eux ont été engagés dans les quartiers de Bagdad au sein de dix brigades américaines et aux côtés de 80 000 soldats ou policiers irakiens. Après l’échec de 2006, c’est seulement au prix de cet effort humain considérable que le quadrillage de la ville a pu être réalisé et que L’EII a pu en être chassé en 2007 et l’armée du Mahdi vaincue en 2008.
L’appel au recrutement local
Cette pratique du recrutement local n’est évidemment pas nouvelle. Les grandes campagnes françaises lointaines n’auraient jamais pu être menées sans elle. La guerre d’indochine n’a été soutenable pendant huit ans que parce que le Corps Expéditionnaire Français en Extrême-orient (CEFEO) était composé de bataillons et commandos autochtones divers, encadrés par des Français, associés à des bataillons « français » qui eux-mêmes sont tous devenus mixtes avec le temps. Au total, autour d’un maximum de 60 000 Français métropolitains, ce sont 350 000 autochtones qui se sont portés volontaires pour combattre dans les rangs du CEFEO, sans parler des tirailleurs africains et des légionnaires de toutes origines. Jamais, probablement, une armée n’a poussé aussi loin la fusion avec le milieu local. Tout cela s’est effectué en parallèle de la formation de l’armée nationale vietnamienne (où 2500 cadres français oeuvraient jusqu’à leur remplacement par des cadres vietnamiens). Si l’armée de Terre française actuelle, avec sa capacité de déploiement de 15 000 soldats, recevait tout-à-coup la mission de remonter le temps et de combattre le Viêt-minh à la place du CEFEO, il est peu probable qu’elle puisse procéder autrement malgré l’accusation, qui ne manquerait pas de survenir, de reformer des bataillons coloniaux.
En ce début du XXIE siècle, jamais les armées occidentales professionnelles n’ont eu aussi peu de masse. La capacité de projection militaire réelle de la France est désormais de l’ordre d’une brigade pour 20 millions de ses habitants, un point bas historique. Avec ces moyens, il est sans doute possible en quelques semaines ou quelques mois de vaincre jusqu’à l’équivalent de trois brigades d’un groupe armé de niveau 1 (doté d’équipements peu sophistiqués) dans un espace plutôt ouvert, de deux brigades dans un espace urbain dense, ou encore d’une brigade de niveau 2 (de type Hezbollah, Hamas, ou même État islamique) solidement retranchée (1).
Si le combat contre un groupe armé doit durer, le rapport de forces ne doit se calculer que face au potentiel de recrutement de l’ennemi (2). En Irak, cela a signifié très concrètement l’impossibilité de vaincre sans déployer au moins un soldat pour 50 habitants d’une ville sunnite. Dans ces conditions, la capacité maximale de contrôle des forces françaises se situe au maximum à moins d’un million d’habitants, deux fois la population de Kapisa-surobi en Afghanistan, ou de Ramadi en Irak. Sans masse, il est vain d’espérer contrôler un espace humain important. Sans insertion dans le milieu, il est également vain d’espérer que ce contrôle soit efficace.
Dans les deux cas, il n’y a guère d’autre solution que de faire appel aux forces locales. Cela peut, et doit, se faire avec les forces régulières du lieu, à condition que celles-ci soient ellesmêmes d’un nombre suffisant, considérées comme légitimes et fassent preuve
d’un minimum d’efficacité. Lorsque ce n’est pas le cas, ce qui arrive fréquemment, sinon il ne serait pas besoin de faire appel à une aide extérieure, il est possible de se renforcer directement avec des recrues locales. Le combat «couplé» avec un acteur politique autonome fait alors place, sans forcément le concurrencer, au combat « fusionné » (3).
Lors de la campagne du Tchad de 1969 à 1972, une des rares campagnes modernes de contre-insurrection réussies, le corps expéditionnaire français – 2 500 hommes à son maximum – a en réalité constitué une force mixte franco-tchadienne. Outre des milices d’autodéfense, la France a formé des compagnies tchadiennes d’infanterie encadrées par un total de 650 Français et intégrées dans les groupements tactiques français. Comme les bataillons du CEFEO, le 6e bataillon d’infanterie de marine comprenait par exemple deux unités françaises et une compagnie parachutiste tchadienne. Par la suite, au fur et à mesure de la formation des cadres locaux, les unités tchadiennes ont pris leur autonomie et formé l’armée nationale.
Une recrue locale, c’est souvent un chômeur de moins, voire un ennemi potentiel de moins. C’est surtout quelqu’un qui connaît bien le pays, les gens, les lieux, et parle la langue. C’est un atout tactique remarquable lorsqu’il est associé sur le terrain aux soldats français ou américains, puissants mais étrangers. En général, comme en Irak, plus le combat semble porter ses fruits et assurer réellement la sécurité des proches, et plus le recrutement s’avère facile, d’autant plus que la solde est souvent bonne selon les critères locaux et, élément essentiel, assurée. Pour 20 % du surcoût de l’opération française « Barkhane » au Sahel, il serait possible de disposer d’au moins 40 compagnies franco-africaines (4).
La principale difficulté de cette fusion apparaît surtout lorsqu’il faut y mettre fin. Avec le retrait américain, les Fils de l’irak devaient normalement être intégrés dans les forces de sécurité régulières ou dans des emplois publics. Cela n’a été que partiellement le cas, le pouvoir de Bagdad se méfiant énormément de ces miliciens sunnites. La frustration a été grande dans le mouvement du Sahwa qui espérait obtenir par son engagement plus de place pour la communauté sunnite, et cela n’a pas été pour rien dans la nouvelle révolte de 2013 et la réimplantation de l’état islamique.
Encore s’agissait-il, en 2008 en Irak, d’une victoire. Le problème se pose avec beaucoup plus d’acuité lorsque la fin du contrat coïncide avec la défaite. À l’instar des Harkis d’algérie, lorsque le corps expéditionnaire se replie, la position de ses supplétifs qui restent sur place est très dangereuse. À ce moment-là, lorsque l’intelligence de prévoir tous les cas de figure n’a pas été au rendez-vous, c’est à l’honneur des nations qu’il faut faire appel. Il n’y a rien de pire pour la confiance des futurs alliés que le constat que les précédents ont été abandonnés. Or, rappelons-le, sans eux, aucune victoire n’est possible.
« La capacité de projection militaire réelle de la France est désormais de l’ordre d’une brigade pour 20 millions de ses habitants, un point bas historique. »