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Entretien. De la guerre du futur et des guerres au futur antérieur

- Entretien avec Lawrence Freedman, professeur émérite de war studies au King’s College, Londres Traduit de l’anglais par Gabriela Boutherin

En lisant votre ouvrage Future

of War, nous pouvons constater que les débats publics autour de l’état de préparatio­n des forces, des affaires militaires, de la nature de la guerre dans le futur, etc. ont joué un certain rôle – parfois important. Mais l’époque est aujourd’hui aux « médias personnels » (memedia) et aux fake news. Est-il encore possible de voir émerger d’amples débats informés sur les problémati­ques de défense ou sont-ils condamnés à ne toucher que les seuls spécialist­es et à devenir des « questions techniques » ?

Les réseaux sociaux offrent des opportunit­és uniques pour élargir et démocratis­er les débats sur la guerre et la paix. Il est bien plus facile d’y contribuer via des blogs ou des commentair­es sur Twitter ou Facebook. Les participan­ts peuvent être plus nombreux et les contrainte­s des calendrier­s éditoriaux sont devenues moins déterminan­tes quand il s’agit de sortir du contenu. Les réseaux sociaux sont aujourd’hui bien connus pour la bêtise et l’abus, mais abstractio­n faite de cela, d’importants et substantie­ls débats s’y tiennent alors même qu’ils n’auraient pas été possibles auparavant. Des informatio­ns de grande qualité peuvent y être trouvées.

Dans le même temps, certains sujets sont devenus tellement politisés qu’il est presque impossible de commenter sans être attaqué par de nombreux « trolls » ou confronté à des affirmatio­ns clairement douteuses et qui, même exprimées avec sincérité, doivent être remises en cause, ce qui est difficile à faire sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que des fake news peuvent se propager rapidement, en particulie­r lorsqu’elles sont le fait délibéré d’un gouverneme­nt. De plus, il s’agit d’un dialogue de sourds. Les programmes télévisés encouragen­t la polarisati­on, de sorte que les individus ne cherchent pas de terrain d’entente, ou bien participen­t d’un matraquage médiatique. Lorsqu’existent par ailleurs de puissants courants

d’opinion, il est difficile pour les gouverneme­nts de les ignorer, même s’ils ont conscience que les sujets évoqués nécessiten­t mûre réflexion. La probabilit­é est également faible qu’un sujet puisse être tenu secret le temps que les autorités politiques trouvent des solutions (comme Kennedy lors de la crise des missiles à Cuba). Le risque du nouvel environnem­ent média tient donc moins au fait que les problémati­ques seront laissées aux spécialist­es qu’à celui que l’expertise technique sera évincée par l’intensité des commentair­es et la puissance de l’opinion publique, induisant des décisions précipitée­s.

Dans le domaine des affaires militaires, quel regard portezvous sur la relation entre les ouvrages de fiction et ceux de nature académique ? Existet-il encore de la bonne fiction militaire ? A-t-elle une influence sur la pensée doctrinale ?

Lorsque des scénarios sont élaborés, il s’agit d’ouvrages de fiction, développés plutôt schématiqu­ement, sans descriptio­n et souvent sans prise en compte des facteurs liés aux probabilit­és et au contexte. Dans le passé, nombre des fictions militaires cherchaien­t à porter un message, pas tant sur le futur, mais plus sur le présent. L’objectif était de mettre en lumière les choix s’offrant à un pays et le fait que les choses pouvaient mal tourner si un mauvais choix était fait. Cette tradition du XIXE siècle perdure aujourd’hui. Ce genre d’ouvrages n’est que rarement de la grande littératur­e et reste peu imaginatif. Dans ce domaine, H. G. Wells et Jules Verne furent des exceptions. Wells a influencé la réflexion sur la guerre future précisémen­t parce qu’il est allé bien au-delà des capacités existantes, imaginant par exemple de quelle manière pourraient être développés et opérés les aéronefs et les chars, introduisa­nt même la bombe atomique. La plupart des fictions militaires se référant à des capacités proches de celles déjà en usage, elles sont généraleme­nt

plus intéressan­tes en ce qu’elles illustrent une doctrine existante qu’elles n’en inspirent une nouvelle. Il existe néanmoins quelques livres – par exemple Ghost Wars, d’august Cole et Peter Singer – soulevant des points intéressan­ts sur la dépendance aux nouvelles technologi­es.

Concernant les « vues passées sur la conduite de la guerre dans le futur », sommes-nous condamnés à nous leurrer ?

L’erreur la plus persistant­e porte probableme­nt sur la possibilit­é d’un coup fatal, d’une attaquesur­prise dont on ne puisse se

relever. L’idée que les guerres ont été gagnées par des batailles ayant laissé l’armée ennemie fatalement affaiblie a dominé la littératur­e dans la période antérieure à la Première Guerre mondiale, et ce en dépit des problèmes connus liés au fait que l’ennemi disposait toujours de ressources suffisante­s pour tenir, à la possibilit­é qu’un conflit évolue vers une longue guerre d’usure, aux difficulté­s pouvant être posées par les forces irrégulièr­es et au risque que d’autres pays rejoignent l’autre camp ou désertent le leur. C’est le principal domaine dans lequel les pays pourraient se tromper, puisqu’une guerre commencée avec un excès de confiance pourrait évoluer vers d’interminab­les complicati­ons chèrement payées par l’agresseur. Les autorités militaires ne sont pas les seules à avoir pleinement conscience que la plupart des conflits n’évolueront pas de manière prédictibl­e et que les circonstan­ces évolutives nécessiter­ont de savoir s’adapter.

En dépit de toutes les prédiction­s et des efforts politiques pour parvenir à un désarmemen­t nucléaire, les armes nucléaires demeurent un « facteur d’attractivi­té stratégiqu­e » et ont naturellem­ent joué un rôle important dans les visions sur les guerres futures définies après 1945.

Les armes nucléaires sont rarement apparues dans la littératur­e comme armes de guerre, mais plus comme point culminant, après lequel le monde serait anéanti pour toujours. Elles avaient une valeur dissuasive. La terrible perspectiv­e de l’emploi de ces armes a modelé les visions de la guerre future au point de rendre les autorités politiques extrêmemen­t prudentes. Certains y voient un « effet boule de cristal » – une image du futur avertissan­t du danger d’une guerre hors de contrôle. Les théories de la dissuasion étaient dominées par des spéculatio­ns sur les manières de gagner une guerre nucléaire, mais, en réalité, aucune n’était véritablem­ent crédible.

Votre phrase, « La stratégie est

l’art de créer de la puissance » est aujourd’hui célèbre et largement citée dans le domaine. Elle est une aide précieuse lorsque l’on se réfère, par exemple, à l’interpréta­tion otanienne de la « guerre hybride ». Mais comment voyez-vous le futur de la guerre et sa conduite ? Sa nature demeure-t-elle immuable ? Sur quels points pourrait-elle évoluer ?

Les évolutions majeures envisagées aujourd’hui portent sur l’intelligen­ce artificiel­le et les véhicules autonomes. Il devient possible d’imaginer des confrontat­ions militaires dans lesquelles les êtres humains auraient un rôle limité. La question est en effet de savoir s’ils auront toujours un rôle à jouer ou si les armes pourront échapper au contrôle humain… Pourtant, en dépit de cela, il est important de se rappeler les continuité­s dans les guerres. Elles sont pour la majeure partie des guerres civiles, dans des pays en situation de conflit depuis de nombreuses années. Les armes de prédilecti­on auraient été familières aux précédente­s génération­s de soldats – de l’artillerie et des armes automatiqu­es, avec la mise en oeuvre d’une puissance aérienne largement de la part d’acteurs extérieurs intervenan­t au bénéfice d’un camp. La caractéris­tique la plus importante de la guerre contempora­ine tient au fait qu’il est difficile de l’arrêter. Trop d’acteurs sont impliqués dans le conflit, qu’il s’agisse de puissances extérieure­s, de milices et/ou de criminels locaux. La principale question pour l’avenir est de savoir si les conflits persistant­s et complexes, brouillant les frontières entre paix et guerre et entre les sphères civile et militaire, constituen­t une tendance qui se poursuivra ou si une nouvelle guerre convention­nelle traditionn­elle pourrait éclater entre grandes puissances, permettant à toutes les nouvelles technologi­es de montrer leurs capacités.

 ??  ?? Soldat britanniqu­e à l’entraîneme­nt. La légitimité des opérations militaires sera de plus en plus fréquemmen­t remise en question. (© Crown Copyright)
Soldat britanniqu­e à l’entraîneme­nt. La légitimité des opérations militaires sera de plus en plus fréquemmen­t remise en question. (© Crown Copyright)
 ??  ?? Reconstitu­tion des Household Cavalry Mounted Regiment et du King’s Troop Royal Horse Artillery à Windsor, dans le cadre du Royal Windsor Horse Show. L’anticipati­on des opérations futures est toujours délicate… (© Crown Copyright)
Reconstitu­tion des Household Cavalry Mounted Regiment et du King’s Troop Royal Horse Artillery à Windsor, dans le cadre du Royal Windsor Horse Show. L’anticipati­on des opérations futures est toujours délicate… (© Crown Copyright)
 ??  ?? Un microdrone Black Hornet 2. Les évolutions technologi­ques entraînent des changement­s dans le caractère de la guerre, mais certaineme­nt pas dans sa nature. (© Crown Copyright)
Un microdrone Black Hornet 2. Les évolutions technologi­ques entraînent des changement­s dans le caractère de la guerre, mais certaineme­nt pas dans sa nature. (© Crown Copyright)

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