Entretien. De la guerre du futur et des guerres au futur antérieur
En lisant votre ouvrage Future
of War, nous pouvons constater que les débats publics autour de l’état de préparation des forces, des affaires militaires, de la nature de la guerre dans le futur, etc. ont joué un certain rôle – parfois important. Mais l’époque est aujourd’hui aux « médias personnels » (memedia) et aux fake news. Est-il encore possible de voir émerger d’amples débats informés sur les problématiques de défense ou sont-ils condamnés à ne toucher que les seuls spécialistes et à devenir des « questions techniques » ?
Les réseaux sociaux offrent des opportunités uniques pour élargir et démocratiser les débats sur la guerre et la paix. Il est bien plus facile d’y contribuer via des blogs ou des commentaires sur Twitter ou Facebook. Les participants peuvent être plus nombreux et les contraintes des calendriers éditoriaux sont devenues moins déterminantes quand il s’agit de sortir du contenu. Les réseaux sociaux sont aujourd’hui bien connus pour la bêtise et l’abus, mais abstraction faite de cela, d’importants et substantiels débats s’y tiennent alors même qu’ils n’auraient pas été possibles auparavant. Des informations de grande qualité peuvent y être trouvées.
Dans le même temps, certains sujets sont devenus tellement politisés qu’il est presque impossible de commenter sans être attaqué par de nombreux « trolls » ou confronté à des affirmations clairement douteuses et qui, même exprimées avec sincérité, doivent être remises en cause, ce qui est difficile à faire sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que des fake news peuvent se propager rapidement, en particulier lorsqu’elles sont le fait délibéré d’un gouvernement. De plus, il s’agit d’un dialogue de sourds. Les programmes télévisés encouragent la polarisation, de sorte que les individus ne cherchent pas de terrain d’entente, ou bien participent d’un matraquage médiatique. Lorsqu’existent par ailleurs de puissants courants
d’opinion, il est difficile pour les gouvernements de les ignorer, même s’ils ont conscience que les sujets évoqués nécessitent mûre réflexion. La probabilité est également faible qu’un sujet puisse être tenu secret le temps que les autorités politiques trouvent des solutions (comme Kennedy lors de la crise des missiles à Cuba). Le risque du nouvel environnement média tient donc moins au fait que les problématiques seront laissées aux spécialistes qu’à celui que l’expertise technique sera évincée par l’intensité des commentaires et la puissance de l’opinion publique, induisant des décisions précipitées.
Dans le domaine des affaires militaires, quel regard portezvous sur la relation entre les ouvrages de fiction et ceux de nature académique ? Existet-il encore de la bonne fiction militaire ? A-t-elle une influence sur la pensée doctrinale ?
Lorsque des scénarios sont élaborés, il s’agit d’ouvrages de fiction, développés plutôt schématiquement, sans description et souvent sans prise en compte des facteurs liés aux probabilités et au contexte. Dans le passé, nombre des fictions militaires cherchaient à porter un message, pas tant sur le futur, mais plus sur le présent. L’objectif était de mettre en lumière les choix s’offrant à un pays et le fait que les choses pouvaient mal tourner si un mauvais choix était fait. Cette tradition du XIXE siècle perdure aujourd’hui. Ce genre d’ouvrages n’est que rarement de la grande littérature et reste peu imaginatif. Dans ce domaine, H. G. Wells et Jules Verne furent des exceptions. Wells a influencé la réflexion sur la guerre future précisément parce qu’il est allé bien au-delà des capacités existantes, imaginant par exemple de quelle manière pourraient être développés et opérés les aéronefs et les chars, introduisant même la bombe atomique. La plupart des fictions militaires se référant à des capacités proches de celles déjà en usage, elles sont généralement
plus intéressantes en ce qu’elles illustrent une doctrine existante qu’elles n’en inspirent une nouvelle. Il existe néanmoins quelques livres – par exemple Ghost Wars, d’august Cole et Peter Singer – soulevant des points intéressants sur la dépendance aux nouvelles technologies.
Concernant les « vues passées sur la conduite de la guerre dans le futur », sommes-nous condamnés à nous leurrer ?
L’erreur la plus persistante porte probablement sur la possibilité d’un coup fatal, d’une attaquesurprise dont on ne puisse se
relever. L’idée que les guerres ont été gagnées par des batailles ayant laissé l’armée ennemie fatalement affaiblie a dominé la littérature dans la période antérieure à la Première Guerre mondiale, et ce en dépit des problèmes connus liés au fait que l’ennemi disposait toujours de ressources suffisantes pour tenir, à la possibilité qu’un conflit évolue vers une longue guerre d’usure, aux difficultés pouvant être posées par les forces irrégulières et au risque que d’autres pays rejoignent l’autre camp ou désertent le leur. C’est le principal domaine dans lequel les pays pourraient se tromper, puisqu’une guerre commencée avec un excès de confiance pourrait évoluer vers d’interminables complications chèrement payées par l’agresseur. Les autorités militaires ne sont pas les seules à avoir pleinement conscience que la plupart des conflits n’évolueront pas de manière prédictible et que les circonstances évolutives nécessiteront de savoir s’adapter.
En dépit de toutes les prédictions et des efforts politiques pour parvenir à un désarmement nucléaire, les armes nucléaires demeurent un « facteur d’attractivité stratégique » et ont naturellement joué un rôle important dans les visions sur les guerres futures définies après 1945.
Les armes nucléaires sont rarement apparues dans la littérature comme armes de guerre, mais plus comme point culminant, après lequel le monde serait anéanti pour toujours. Elles avaient une valeur dissuasive. La terrible perspective de l’emploi de ces armes a modelé les visions de la guerre future au point de rendre les autorités politiques extrêmement prudentes. Certains y voient un « effet boule de cristal » – une image du futur avertissant du danger d’une guerre hors de contrôle. Les théories de la dissuasion étaient dominées par des spéculations sur les manières de gagner une guerre nucléaire, mais, en réalité, aucune n’était véritablement crédible.
Votre phrase, « La stratégie est
l’art de créer de la puissance » est aujourd’hui célèbre et largement citée dans le domaine. Elle est une aide précieuse lorsque l’on se réfère, par exemple, à l’interprétation otanienne de la « guerre hybride ». Mais comment voyez-vous le futur de la guerre et sa conduite ? Sa nature demeure-t-elle immuable ? Sur quels points pourrait-elle évoluer ?
Les évolutions majeures envisagées aujourd’hui portent sur l’intelligence artificielle et les véhicules autonomes. Il devient possible d’imaginer des confrontations militaires dans lesquelles les êtres humains auraient un rôle limité. La question est en effet de savoir s’ils auront toujours un rôle à jouer ou si les armes pourront échapper au contrôle humain… Pourtant, en dépit de cela, il est important de se rappeler les continuités dans les guerres. Elles sont pour la majeure partie des guerres civiles, dans des pays en situation de conflit depuis de nombreuses années. Les armes de prédilection auraient été familières aux précédentes générations de soldats – de l’artillerie et des armes automatiques, avec la mise en oeuvre d’une puissance aérienne largement de la part d’acteurs extérieurs intervenant au bénéfice d’un camp. La caractéristique la plus importante de la guerre contemporaine tient au fait qu’il est difficile de l’arrêter. Trop d’acteurs sont impliqués dans le conflit, qu’il s’agisse de puissances extérieures, de milices et/ou de criminels locaux. La principale question pour l’avenir est de savoir si les conflits persistants et complexes, brouillant les frontières entre paix et guerre et entre les sphères civile et militaire, constituent une tendance qui se poursuivra ou si une nouvelle guerre conventionnelle traditionnelle pourrait éclater entre grandes puissances, permettant à toutes les nouvelles technologies de montrer leurs capacités.