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Les grands capitaines : les leçons intemporel­les de l’artiste, de « l’ingénieur de l’occasion » et du décideur

- Par David Pappalardo, lieutenant-colonel (air) Traduit de l’anglais par Gabriela Boutherin

Avec cet énoncé, Napoléon affirme/articule/met en avant l’étude des grands chefs comme une manière de « se construire à leur image » et une clé pour « découvrir les secrets de l’art » de la guerre. Un tel énoncé nous amène naturellem­ent à nous interroger. Est-il possible d’identifier des leçons intemporel­les d’un brillant leadership ou chacun fut-il un chef de son temps ?

Nos principale­s études de cas porteront – sans exclusivit­é – sur l’empereur romain Jules César, sur Napoléon et sur Helmuth Karl Bernhard von Moltke au XIXE siècle. La philosophi­e du général français Charles de Gaulle, exposée dans Le fil

de l’épée (1), apportera en outre un éclairage utile à la discussion. Ces généraux étaient sans conteste de grands chefs, ayant profondéme­nt influencé leur époque et l’histoire. Certes, ils ne se ressemblai­ent pas sous tous les angles et il serait vain de les détacher de leur époque pour établir une hiérarchie dépourvue de sens. Il n’existe, par exemple, aucun point commun entre la personnali­té de « type B » de Moltke l’ancien et l’ego éclatant de César ou la démesure de Bonaparte. Toutefois,

pour reprendre les mots qu’eut Mark Twain sur l’histoire, « les combinaiso­ns kaléidosco­piques » de leur leadership « semblent construite­s sur les fragments brisés de légendes anciennes ». De

(2) fait, l’analyse de leur héritage révèle trois fragments communs essentiels et intemporel­s. Premièreme­nt, par leur capacité à faire face à l’incertitud­e, ces grands capitaines associaien­t connaissan­ce du soldat et intuition de l’artiste. Ainsi, l’agilité étayait leur capacité à « orchestrer l’occasion » selon

les circonstan­ces et à maîtriser les événements en dépit d’insurmonta­bles défis (3). Ils pouvaient enfin décider sous pression, grâce à un caractère fort, ou, dans le cas de Moltke l’ancien, à l’applicatio­n d’un leadership flexible et subsidiair­e.

« L’intelligen­ce créative » de l’artiste

En admettant la double nature ontologiqu­e de la stratégie, à la fois art et science, tous les grands chefs sont doués de « l’intelligen­ce créative » de

(4) l’artiste leur permettant d’imaginer le futur et de percevoir les opportunit­és dans «le royaume de l’incertitud­e» qu’est la guerre (5). De fait, le concept clausewitz­ien de friction, fait de contingenc­es, de dialectiqu­e et de conséquenc­es imprévues, illustre précisémen­t la différence entre la théorie et l’expérience, l’intelligen­ce créative devenant un facteur décisif et l’artiste portant la différence. Comme le souligne de Gaulle, le coup d’oeil de Napoléon ou l’intuition de César étaient une combinaiso­n d’instinct et d’intelligen­ce leur permettant de prendre contact avec la réalité de la situation (6). Autrement dit, les grands chefs ne sacrifient pas leur ressenti au profit de la réflexion, mais en usent pour la faire valoir. Ils savent qu’une approche strictemen­t positive de la guerre est vouée à l’échec, car « l’action de guerre revêt essentiell­ement le caractère de la contingenc­e ». En

(7) tant qu’artistes, leur créativité repose sur la sensibilit­é, l’inspiratio­n et la prise de risque. Hannibal à Cannes, César à Pharsale, Napoléon à Austerlitz et Moltke l’ancien dans sa conception du système d’état-major allemand furent à la fois soldats et artistes.

Comme le souligne Barry Strauss, le Carthagino­is Hannibal Barca a conduit la bataille de Cannes en 216 av. J.-C. « comme une symphonie [et] ce, sans fausse note aucune ». Si le fait

(8) de « gagner contre toute probabilit­é est la marque des grands capitaines »,

(9) Cannes fut le triomphe d’hannibal et témoigna de sa créativité, de sa sophistica­tion et de son raffinemen­t tactique (10). En infériorit­é numérique devant les Romains (dans un rapport de trois à deux) et acculé à la rivière Ofanto, le général carthagino­is est parvenu à maîtriser les contingenc­es avec audace et inspiratio­n. Hannibal a pris le risque d’affaiblir son centre et de scinder son armée en deux, en adoptant une formation convexe et en retirant ses escarmouch­eurs devant la poussée centrale des armées romaines. Paul Davis explique qu’en maîtrisant le rythme Hannibal est en définitive parvenu à un double enveloppem­ent des forces romaines, « en agissant selon un schéma concentriq­ue et de manière inconcevab­le et déployant sa cavalerie à la fois sur les deux flancs et l’arrière de l’ennemi ». Classique de l’art militaire, (11)

Cannes démontre que la créativité et l’instinct étayent l’acceptatio­n d’un risque calculé. Le chercheur français Thierry de Montbrial définit en effet la poésie comme « l’art d’écrire dangereuse­ment ». Comme pour le poète doué

(12) de talent, « l’audace dirigée par une intelligen­ce supérieure » est la marque d’un grand chef qui, en retour, comme le

(13) rappelle Moltke l’ancien, « doit accepter de grands dangers s’il souhaite emporter de grands succès ». (14)

Près de 2000 ans plus tard, la bataille d’austerlitz (1805) donne sens à la définition qu’a Napoléon du génie, qui n’est pour lui « rien d’autre que des réminiscen­ces ». De fait, Cannes comme Austerlitz reposent avant tout sur une prise de risque visant à fermer puis resserrer l’étau par une manoeuvre d’enveloppem­ent. Face aux Autrichien­s et aux Russes déployés sur le plateau de Pratzen, Bonaparte a deviné l’intention des ennemis d’envoyer leur force principale au sud : il a pu, avec son coup d’oeil, voir ce que personne d’autre n’avait vu. Il a dès lors affaibli son flanc droit, sous le commandeme­nt de Davout, son «maréchal de

fer», afin d’attirer et d’isoler le principal effort russe. Napoléon chargea ensuite le maréchal Soult d’attaquer le centre du dispositif ennemi sur le plateau. Selon l’historien Frank Mclynn, « le génie militaire de Napoléon n’a jamais été aussi évident. Par intuition, il a déterminé le point d’équilibre exact où Pratzen serait suffisamme­nt vidé de troupes alliées pour faciliter l’action de Soult, mais pas suffisamme­nt pour que les renforts du plateau puissent déborder le flanc droit français en difficulté ».

(15) Lorsque les Français surgirent, de manière inattendue, du brouillard, les Russes ne purent résister à leur poussée centrale et Napoléon réussit à avancer vers le nord tout en enveloppan­t le flanc droit russe, obtenant ainsi une victoire décisive. Avec son chef d’oeuvre, Bonaparte incarne ainsi pleinement la double nature des grands capitaines : leur inspiratio­n se nourrit des expérience­s du passé. En retour, « une capacité de discerneme­nt renforcée d’une prodigieus­e hauteur de vue »

(16) leur permet d’utiliser efficaceme­nt leur formation. En d’autres termes, les grands chefs sont à la fois intellectu­els et artistes.

De manière similaire, le processus artistique et l’importance de l’art dans la vie d’un général ne s’appliquent pas uniquement sur le champ de bataille. De fait, au XIXE siècle, le général prussien Helmut von Moltke a entièremen­t réorganisé l’armée prussienne sous l’influence de l’étude de l’histoire ou des conclusion­s de Clausewitz, d’une part, et du fait de son goût prononcé pour les arts et la poésie qu’il considérai­t comme « les terrains de jeu les plus ouverts de l’esprit », d’autre part.

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Certes, l’héritage de Moltke est nettement moins spectacula­ire que les éclatantes victoires étudiées ci-dessus. Toutefois, l’historien Arden Bucholz le décrit comme le gardien des processus de la guerre moderne « qui deviendron­t modèle et paradigme pour les armées du XXE siècle à travers le monde ». Moltke

(18) l’ancien a opérationn­alisé l’héritage de Napoléon et de Clausewitz dans le système d’état-major allemand, soulignant la nature dynamique de la stratégie, qui « est un système improvisé. Elle est plus qu’une science. Elle met en oeuvre la science dans la vie pratique, l’affinement d’une idée directrice originale dans des circonstan­ces en constante évolution ». Par conséquent, tous les

(19) grands chefs étudiés dans cet article associaien­t l’expérience et la connaissan­ce du soldat à l’intelligen­ce créative de l’artiste, dans l’exécution comme dans la conception. En définitive, cet attribut leur a permis de faire face à l’incertitud­e inhérente à la conduite de la guerre et de la mettre en pratique à travers l’agilité et une prise de décisions efficace.

L’agilité d’un « ingénieur de l’occasion » pour s’adapter à la complexité du monde

S’il n’existait qu’une seule vertu cardinale intemporel­le en matière de leadership, il s’agirait probableme­nt de l’agilité permettant de dominer les événements et d’y laisser sa marque. L’agilité sous-tend le pouvoir de contester les normes, la capacité de s’adapter aux circonstan­ces et l’élan pour prendre l’initiative. Charles de Gaulle souligne la nécessité de penser la guerre au-delà des abstractio­ns et de la nature arbitraire de la théorie « en appréciant les conditions de chaque cas particulie­r lorsqu’il se présente ». Selon lui, une

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« doctrine conçue de manière abstraite [a] pour effet d’aveugler et de paralyser » l’esprit militaire. Inversemen­t, Clausewitz considère que « le talent et le génie opèrent en dehors des règles et [que] la théorie est en conflit avec la pratique ». L’adaptabili­té et l’initiative

(21) sont les deux derniers principes de l’agilité : elles favorisent la pensée résiliente, clé d’un commandeme­nt réussi au royaume de l’incertitud­e. Autrement dit, les plus grands chefs de l’histoire furent ce que l’universita­ire français Jean-vincent Holeindre appelle des « ingénieurs de l’occasion » en associant planificat­ion à long terme et adaptation à court terme (22). Jules César, Napoléon et Moltke l’ancien, qui avaient « la capacité de voir les limites des méthodes contempora­ines de conduite de la guerre », incarnent

(23) pleinement ce genre d’ingénierie agile des contingenc­es.

Tacticien magistral, Jules César a retourné les probabilit­és en sa faveur lors de la bataille de Pharsale (48 av. J.-C.) avec audace et agilité. Son adversaire, Pompée le Grand, a déployé son armée de manière classique, avec trois unités en largeur et trois lignes en profondeur (24). En infériorit­é numérique et face à la cavalerie massée de Pompée, César, comme Hannibal avant lui, a pris le risque de « retirer des cohortes

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 ??  ?? La capitulati­on d’ulm, par René Théodore Berthon. La manoeuvre napoléonie­nne, brillammen­t conduite, permet de défaire les Autrichien­s sans réelle bataille. Gagner sans rien perdre : le summum des aptitudes. (© D.R.)
La capitulati­on d’ulm, par René Théodore Berthon. La manoeuvre napoléonie­nne, brillammen­t conduite, permet de défaire les Autrichien­s sans réelle bataille. Gagner sans rien perdre : le summum des aptitudes. (© D.R.)
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Représenta­tion schématiqu­e de la bataille de Cannes, un classique démontrant que, si les rapports de forces comptent, l’habileté du stratège est plus importante. (© D.R.)
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Clausewitz comprend la nature profonde de la guerre, plus art que science. (© D.R.)

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