Les grands capitaines : les leçons intemporelles de l’artiste, de « l’ingénieur de l’occasion » et du décideur
Avec cet énoncé, Napoléon affirme/articule/met en avant l’étude des grands chefs comme une manière de « se construire à leur image » et une clé pour « découvrir les secrets de l’art » de la guerre. Un tel énoncé nous amène naturellement à nous interroger. Est-il possible d’identifier des leçons intemporelles d’un brillant leadership ou chacun fut-il un chef de son temps ?
Nos principales études de cas porteront – sans exclusivité – sur l’empereur romain Jules César, sur Napoléon et sur Helmuth Karl Bernhard von Moltke au XIXE siècle. La philosophie du général français Charles de Gaulle, exposée dans Le fil
de l’épée (1), apportera en outre un éclairage utile à la discussion. Ces généraux étaient sans conteste de grands chefs, ayant profondément influencé leur époque et l’histoire. Certes, ils ne se ressemblaient pas sous tous les angles et il serait vain de les détacher de leur époque pour établir une hiérarchie dépourvue de sens. Il n’existe, par exemple, aucun point commun entre la personnalité de « type B » de Moltke l’ancien et l’ego éclatant de César ou la démesure de Bonaparte. Toutefois,
pour reprendre les mots qu’eut Mark Twain sur l’histoire, « les combinaisons kaléidoscopiques » de leur leadership « semblent construites sur les fragments brisés de légendes anciennes ». De
(2) fait, l’analyse de leur héritage révèle trois fragments communs essentiels et intemporels. Premièrement, par leur capacité à faire face à l’incertitude, ces grands capitaines associaient connaissance du soldat et intuition de l’artiste. Ainsi, l’agilité étayait leur capacité à « orchestrer l’occasion » selon
les circonstances et à maîtriser les événements en dépit d’insurmontables défis (3). Ils pouvaient enfin décider sous pression, grâce à un caractère fort, ou, dans le cas de Moltke l’ancien, à l’application d’un leadership flexible et subsidiaire.
« L’intelligence créative » de l’artiste
En admettant la double nature ontologique de la stratégie, à la fois art et science, tous les grands chefs sont doués de « l’intelligence créative » de
(4) l’artiste leur permettant d’imaginer le futur et de percevoir les opportunités dans «le royaume de l’incertitude» qu’est la guerre (5). De fait, le concept clausewitzien de friction, fait de contingences, de dialectique et de conséquences imprévues, illustre précisément la différence entre la théorie et l’expérience, l’intelligence créative devenant un facteur décisif et l’artiste portant la différence. Comme le souligne de Gaulle, le coup d’oeil de Napoléon ou l’intuition de César étaient une combinaison d’instinct et d’intelligence leur permettant de prendre contact avec la réalité de la situation (6). Autrement dit, les grands chefs ne sacrifient pas leur ressenti au profit de la réflexion, mais en usent pour la faire valoir. Ils savent qu’une approche strictement positive de la guerre est vouée à l’échec, car « l’action de guerre revêt essentiellement le caractère de la contingence ». En
(7) tant qu’artistes, leur créativité repose sur la sensibilité, l’inspiration et la prise de risque. Hannibal à Cannes, César à Pharsale, Napoléon à Austerlitz et Moltke l’ancien dans sa conception du système d’état-major allemand furent à la fois soldats et artistes.
Comme le souligne Barry Strauss, le Carthaginois Hannibal Barca a conduit la bataille de Cannes en 216 av. J.-C. « comme une symphonie [et] ce, sans fausse note aucune ». Si le fait
(8) de « gagner contre toute probabilité est la marque des grands capitaines »,
(9) Cannes fut le triomphe d’hannibal et témoigna de sa créativité, de sa sophistication et de son raffinement tactique (10). En infériorité numérique devant les Romains (dans un rapport de trois à deux) et acculé à la rivière Ofanto, le général carthaginois est parvenu à maîtriser les contingences avec audace et inspiration. Hannibal a pris le risque d’affaiblir son centre et de scinder son armée en deux, en adoptant une formation convexe et en retirant ses escarmoucheurs devant la poussée centrale des armées romaines. Paul Davis explique qu’en maîtrisant le rythme Hannibal est en définitive parvenu à un double enveloppement des forces romaines, « en agissant selon un schéma concentrique et de manière inconcevable et déployant sa cavalerie à la fois sur les deux flancs et l’arrière de l’ennemi ». Classique de l’art militaire, (11)
Cannes démontre que la créativité et l’instinct étayent l’acceptation d’un risque calculé. Le chercheur français Thierry de Montbrial définit en effet la poésie comme « l’art d’écrire dangereusement ». Comme pour le poète doué
(12) de talent, « l’audace dirigée par une intelligence supérieure » est la marque d’un grand chef qui, en retour, comme le
(13) rappelle Moltke l’ancien, « doit accepter de grands dangers s’il souhaite emporter de grands succès ». (14)
Près de 2000 ans plus tard, la bataille d’austerlitz (1805) donne sens à la définition qu’a Napoléon du génie, qui n’est pour lui « rien d’autre que des réminiscences ». De fait, Cannes comme Austerlitz reposent avant tout sur une prise de risque visant à fermer puis resserrer l’étau par une manoeuvre d’enveloppement. Face aux Autrichiens et aux Russes déployés sur le plateau de Pratzen, Bonaparte a deviné l’intention des ennemis d’envoyer leur force principale au sud : il a pu, avec son coup d’oeil, voir ce que personne d’autre n’avait vu. Il a dès lors affaibli son flanc droit, sous le commandement de Davout, son «maréchal de
fer», afin d’attirer et d’isoler le principal effort russe. Napoléon chargea ensuite le maréchal Soult d’attaquer le centre du dispositif ennemi sur le plateau. Selon l’historien Frank Mclynn, « le génie militaire de Napoléon n’a jamais été aussi évident. Par intuition, il a déterminé le point d’équilibre exact où Pratzen serait suffisamment vidé de troupes alliées pour faciliter l’action de Soult, mais pas suffisamment pour que les renforts du plateau puissent déborder le flanc droit français en difficulté ».
(15) Lorsque les Français surgirent, de manière inattendue, du brouillard, les Russes ne purent résister à leur poussée centrale et Napoléon réussit à avancer vers le nord tout en enveloppant le flanc droit russe, obtenant ainsi une victoire décisive. Avec son chef d’oeuvre, Bonaparte incarne ainsi pleinement la double nature des grands capitaines : leur inspiration se nourrit des expériences du passé. En retour, « une capacité de discernement renforcée d’une prodigieuse hauteur de vue »
(16) leur permet d’utiliser efficacement leur formation. En d’autres termes, les grands chefs sont à la fois intellectuels et artistes.
De manière similaire, le processus artistique et l’importance de l’art dans la vie d’un général ne s’appliquent pas uniquement sur le champ de bataille. De fait, au XIXE siècle, le général prussien Helmut von Moltke a entièrement réorganisé l’armée prussienne sous l’influence de l’étude de l’histoire ou des conclusions de Clausewitz, d’une part, et du fait de son goût prononcé pour les arts et la poésie qu’il considérait comme « les terrains de jeu les plus ouverts de l’esprit », d’autre part.
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Certes, l’héritage de Moltke est nettement moins spectaculaire que les éclatantes victoires étudiées ci-dessus. Toutefois, l’historien Arden Bucholz le décrit comme le gardien des processus de la guerre moderne « qui deviendront modèle et paradigme pour les armées du XXE siècle à travers le monde ». Moltke
(18) l’ancien a opérationnalisé l’héritage de Napoléon et de Clausewitz dans le système d’état-major allemand, soulignant la nature dynamique de la stratégie, qui « est un système improvisé. Elle est plus qu’une science. Elle met en oeuvre la science dans la vie pratique, l’affinement d’une idée directrice originale dans des circonstances en constante évolution ». Par conséquent, tous les
(19) grands chefs étudiés dans cet article associaient l’expérience et la connaissance du soldat à l’intelligence créative de l’artiste, dans l’exécution comme dans la conception. En définitive, cet attribut leur a permis de faire face à l’incertitude inhérente à la conduite de la guerre et de la mettre en pratique à travers l’agilité et une prise de décisions efficace.
L’agilité d’un « ingénieur de l’occasion » pour s’adapter à la complexité du monde
S’il n’existait qu’une seule vertu cardinale intemporelle en matière de leadership, il s’agirait probablement de l’agilité permettant de dominer les événements et d’y laisser sa marque. L’agilité sous-tend le pouvoir de contester les normes, la capacité de s’adapter aux circonstances et l’élan pour prendre l’initiative. Charles de Gaulle souligne la nécessité de penser la guerre au-delà des abstractions et de la nature arbitraire de la théorie « en appréciant les conditions de chaque cas particulier lorsqu’il se présente ». Selon lui, une
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« doctrine conçue de manière abstraite [a] pour effet d’aveugler et de paralyser » l’esprit militaire. Inversement, Clausewitz considère que « le talent et le génie opèrent en dehors des règles et [que] la théorie est en conflit avec la pratique ». L’adaptabilité et l’initiative
(21) sont les deux derniers principes de l’agilité : elles favorisent la pensée résiliente, clé d’un commandement réussi au royaume de l’incertitude. Autrement dit, les plus grands chefs de l’histoire furent ce que l’universitaire français Jean-vincent Holeindre appelle des « ingénieurs de l’occasion » en associant planification à long terme et adaptation à court terme (22). Jules César, Napoléon et Moltke l’ancien, qui avaient « la capacité de voir les limites des méthodes contemporaines de conduite de la guerre », incarnent
(23) pleinement ce genre d’ingénierie agile des contingences.
Tacticien magistral, Jules César a retourné les probabilités en sa faveur lors de la bataille de Pharsale (48 av. J.-C.) avec audace et agilité. Son adversaire, Pompée le Grand, a déployé son armée de manière classique, avec trois unités en largeur et trois lignes en profondeur (24). En infériorité numérique et face à la cavalerie massée de Pompée, César, comme Hannibal avant lui, a pris le risque de « retirer des cohortes