Une LPM qui fait l’unanimité chez les industriels de défense
La toute nouvelle loi de programmation militaire a été globalement bien accueillie au sein des forces. Chez les industriels, elle met tout le monde d’accord : les ambitions annoncées sont à la hauteur des besoins des armées et devraient permettre aux producteurs d’armement de prospérer. Beaucoup de bonnes nouvelles : des augmentations de commandes, des budgets à court et à long terme, des programmes innovants et même des moyens pour la recherche. Il n’y a bien que sur l’europe qu’ils se montrent un peu plus partagés.
Le projet de loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 engage la France à un effort financier en faveur de sa défense, visant les 2 % du PIB à terme. Le texte liste toute une série d’ambitions : recrutement de spécialistes cyber, priorité au renseignement, amélioration des conditions de vie des militaires et de leurs familles, modernisation de la dissuasion nucléaire… Particularité de cette mouture, elle annonce d’importants efforts à court terme pour permettre aux militaires
de travailler dans de meilleures conditions et, sur le temps plus long, jusqu’en 2030, elle dessine un début de planification de l’innovation et des projets majeurs d’armement. À titre d’exemple, on annonce le lancement d’études pour un nouveau porte-avions.
Les députés chargés de voter cette loi ont reçu en commission de la Défense et des Forces armées toute une série de spécialistes. La ministre, évidemment,
mais aussi plusieurs grands chefs militaires et des représentants du personnel. Directement concernés, les dirigeants des principaux groupes industriels de défense ont été consultés pour donner leur avis entre le 20 février et le 7 mars : Guillaume Faury, président d’airbus Commercial Aircraft (numéro deux du groupe), Éric Trappier, PDG de Dassault; Patrice Caine, PDG de Thales ; Philippe Petitcolin, directeur général de Safran; Antoine Bouvier, CEO de MBDA ; Hervé Guillou, PDG de Naval Group; Stéphane Mayer, PDG de Nexter ; et Emmanuel Levacher, président de Renault Trucks Defense (RTD). On pourrait y ajouter Ariane Group, dont nous ne parlerons pas dans cet article.
La bonne nouvelle est arrivée
« Pour la première fois depuis longtemps, nous pouvons dire que nous nous félicitons de ce projet qui est à la fois sur le court et le long terme, qui nous semble répondre aux besoins les plus urgents, ceux que nous percevons au quotidien, mais aussi sur le moyen et long terme avec une visibilité tout à fait importante sur l’avenir. » Hervé Guillou, PDG de Naval Group, n’est pas le seul à avoir un regard aussi positif sur la question. Chez Thales, Patrice Caine le rejoint en parlant d’une « forte adhérence entre cette LPM et la stratégie de [son] groupe ». Le CEO de MBDA, Antoine Bouvier, confirme : « Nous sommes très heureux de cette LPM. » Idem chez Nexter dont le patron, Stéphane Mayer, salue un texte « très positif ».
L’effort budgétaire promis par ce projet de loi rassure largement le secteur, qui voit ses projections de commandes confirmées. À court terme, tout le monde devrait en profiter : SCORPION est enfin en route, les livraisons de MRTT accrues, le calendrier des livraisons de sousmarins d’attaque devrait être respecté. Rappelons que l’objectif est de passer de 34,2 milliards d’euros en 2018 à près de 50 milliards à l’horizon 2025. Les auteurs de ce texte le répètent encore et encore : les crédits sont provisionnés de manière ferme, il n’y aura plus d’errements comme par le passé en quête d’aléatoires recettes exceptionnelles. Comprendre également qu’il ne devrait plus y avoir de programmes d’armement indéfiniment repoussés.
Certains se félicitent même d’augmentations de cibles prévues pour plusieurs équipements clés. C’est notamment le cas des Jaguar et des Griffon, pour un Nexter dont la santé n’était pas optimale. La modernisation des avions de patrouille maritime portera aussi sur un nombre plus important d’appareils (18 au lieu de 15). Idem pour les patrouilleurs maritimes qui devraient finalement être dix-neuf.
Les entreprises du secteur aéronautique sont très mobilisées sur les différents projets de drones et d’avions de combat en cours de discussion. Chez Safran, on s’inquiète déjà d’un retard dans le domaine des moteurs : « C’est un problème européen. Personne ne s’approche du niveau américain. » Plusieurs élus se perdent entre les âges de chasseurs, s’interrogeant sur la capacité de la France de sauter de la quatrième à la sixième génération. Leurs interlocuteurs répondant plus ou moins clairement sur la pertinence de cette qualification et sur la difficulté d’avancer. Les avionneurs se disent en tout cas prêts à relever le défi.
La contrainte de l’export est évoquée avec un certain pragmatisme. Les différents PDG situent les besoins de ventes à l’étranger entre 40 et 60 % du chiffre d’affaires, selon les spécialités, les positionnements sur le marché et l’état des carnets de commandes nationaux. Les parlementaires ne discuteront pas ces déclarations, qui ne semblent pas être perçues comme des risques, qu’il s’agisse d’indépendance politique de la France ou de fragilité commerciale des sociétés.
Les sujets prioritaires
Les problématiques liées au « cyber » ont été largement évoquées dans ces auditions. Probablement même plus que dans le projet de LPM lui-même. Tous s’accordent pour dire que les questions de sécurité des réseaux et des logiciels sont désormais intégrées dans tous les secteurs, qu’il s’agisse d’un bâtiment de guerre, d’un char de combat ou d’un système de transmissions. Si la loi
prévoit d’embaucher 1 500 spécialistes supplémentaires (postes relevant de la cyberdéfense et, plus largement, des nouveaux métiers du numérique), le privé exprime également des besoins en ressources humaines. Comment, dès lors, ne pas faire face à des concurrences ? Patrice Caine, PDG de Thales, est interrogé sur le sujet et se montre rassurant : la tendance actuelle serait à la reconversion, notamment de personnels issus de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de l’agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), vers l’industrie en seconde partie de carrière. La défense est ici présentée comme une bonne école de formation pour ces métiers.
Le Maintien en Condition Opérationnelle (MCO) est un autre sujet primordial de la LPM, sur lequel plusieurs industriels se sont exprimés. Face à la volonté de rationaliser ce soutien, Philippe Petitcolin porte l’avertissement de Safran : « OK pour le besoin de simplifier le nombre de contrats, mais attention à ne pas vouloir trop systématiser la verticalité des contrats et de bien estimer la particularité de chaque équipement ». Emmanuel Levacher, le patron de RTD, note par exemple que les VAB devront tenir jusqu’en 2030 ! Pour lui, le MCO est ainsi une priorité absolue. Chacun semble comprendre le besoin de gagner en efficacité, à la fois dans le service fourni et dans la facturation de celui-ci.
Tous les industriels concernés saluent les engagements pris en faveur de la dissuasion nucléaire. Qu’il s’agisse de la nouvelle génération de sousmarins lanceurs d’engins, des systèmes de transmission pour Thales ou des missiles balistiques, tous ces projets ont été salués. D’autres thématiques sont évoquées plus rapidement, toutes porteuses de sujets passionnants : modernisation des blindages, robotisation, drones, furtivité, intelligence artificielle, surveillance de l’espace…
Au-delà des programmes en euxmêmes, les industriels rappellent l’importance des exportations. Dassault évoque par exemple un trou d’un an en 2024-2025 qui entraîne un pari sur l’export. Si l’on commence à parler de la menace concurrentielle croissante des pays émergents, ce sont surtout les États-unis qui représentent un danger. Et là, les partenaires européens sont pointés du doigt à plusieurs reprises. Leur non-respect de la préférence communautaire est le principal bémol à l’ambition européenne invoquée par la LPM, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Stéphane Meyer, dirigeant de Nexter, décrit à la fois le potentiel de ce marché et la mauvaise volonté des partenaires : « Nous avons mené une étude au sein de KNDS. En Europe, il y a 8 000 chars et 3 500 systèmes d’artillerie. Seulement 48 % de ces chars et moins de 20 % des systèmes d’artillerie sont made in Europe ». L’export est aussi parfois envisagé de façon plus confiante, par exemple chez Naval Group où l’on se félicite d’être 20 à 30 % moins cher que les principaux concurrents sur la plupart des bâtiments et services liés. On sent plusieurs d’entre eux assez mal à l’aise avec la question de la concurrence intra-européenne, les industriels des pays voisins étant présentés tantôt comme des adversaires immédiats, tantôt comme des partenaires évidents.
Innovation et emploi
Le principal intérêt de se projeter à long terme, comme le fait cette LPM qui offre une «ambition 2030», est de pouvoir organiser l’animation des bureaux d’études. La bonne santé de ces derniers est nécessaire à l’identification et au développement de technologies de rupture qui permettront
aux forces françaises de garder une supériorité technique sur le terrain, et aux industriels de sauvegarder des avantages concurrentiels sur le marché mondial. Dans certaines spécialités bien précises, les ingénieurs compétents sont parfois très peu nombreux. Les perdre, c’est se retrouver dans la situation pénible à terme de devoir en recruter de nouveaux, sans garantie de trouver des candidats ni de bien les intégrer dans l’entreprise. Sans parler du maintien des compétences. Un défi qui se répercute, d’une autre façon, au sein des techniciens, dont certains ont des spécialités extrêmement rares.
L’innovation pose ainsi un problème organisationnel. Hervé Guillou, de Naval Group, décrit par le détail les difficultés qui ont pu être rencontrées en la matière concernant les sous-marins. Ses ingénieurs se sont ainsi retrouvés sans activité pendant quelques années, à l’exception de concepts-ships. Si la situation est aujourd’hui réglée par les programmes en cours et le contrat signé avec l’australie, l’exemple illustre bien l’enjeu. Même écho chez son collègue de chez Safran, Philippe Petitcolin : « Il est nécessaire de préserver les compétences. » Ils espèrent que la LPM leur permettra de ne pas connaître de périodes où se poserait la question de savoir s’il faut payer des gens peu utilisés ou les relâcher dans la nature.
Tous se félicitent des augmentations de crédits de recherche, en particulier en ce qui concerne les études amont, prévues par la LPM. Cette dernière affiche une ambition à un milliard d’euros à partir de 2022. Chacun y voit autant d’occasions de soutenir son propre effort de recherche. Ils insistent tout de même pour dire qu’ils n’ont pas attendu ces annonces pour investir massivement. Chez Safran, on met en avant un milliard d’euros de R&D autofinancée, soit 6 % du chiffre d’affaires. Chez Nexter, on aimerait pouvoir faire mieux. Stéphane Mayer explique investir 60 millions là où il en faudrait 120 pour « faire face aux nouvelles menaces et à la concurrence », le terrestre étant perçu comme le parent pauvre des efforts en R&D.
Certains industriels émettent l’hypothèse d’encourager les démonstrateurs, notamment dans le secteur de l’aéronautique. Éric Trappier, le PDG de Dassault, défend par exemple une poursuite des efforts pour le projet de drone avec le Royaume-uni. Quitte à adopter des logiques de disruption technologique, il faut faire voler des engins. Tant pis s’ils n’aboutissent pas à des commandes par les forces : ces prototypes permettraient au moins de découvrir des solutions et de les tester.
L’emploi est régulièrement mis en avant par les industriels, face aux députés. Ils le savent, c’est un argument clé pour obtenir un fort soutien des élus, chargés de défendre leurs circonscriptions. Chacun égraine donc à la fois ses effectifs, la part de personnel présente en France et les perspectives de recrutement. Globalement, ils vantent ainsi le bénéfice du maintien d’une industrie de défense forte, qui génère des emplois d’abord en France. Plusieurs dirigeants témoignent de difficultés réelles à recruter certains profils de spécialistes. « C’est le principal défi pour nous, entretenir 400 compétences », témoigne Hervé Guillou de Naval Group. À tel point que plusieurs entreprises ont commencé à déployer leurs propres centres de formation, afin de combler eux-mêmes ces pénuries, suivant des modèles optimisés pour leurs activités. Des initiatives plutôt bien reçues par les députés.
L’europe ne fait pas l’unanimité
Le projet de LPM 2019-2025 est fortement teinté, du fait de la volonté du président Emmanuel Macron, d’une ambition européenne. Le chef de l’état l’a répété à plusieurs reprises : il faut développer les coopérations et les rapprochements entre alliés. On peut notamment y lire : « L’autonomie stratégique qui est au coeur de l’ambition 2030 est indissociable d’un soutien à la construction d’une autonomie stratégique européenne. Dans le contexte actuel, la prise de conscience d’intérêts de sécurité partagés progresse en Europe, tout comme l’ambition de disposer de moyens d’action plus autonomes. Cet effort nécessite
de renouveler notre approche des coopérations européennes, afin de donner un nouvel élan à des partenariats de défense équilibrés, contribuant à la maîtrise des capacités nécessaires à des interventions sur tout le spectre des engagements. » Un souhait qui se retrouve en partie chez des industriels de plus en plus conscients de la nécessité de développer des champions européens… mais qui restent pour le moins partagés.
Il y a évidemment ceux qui y croient fermement, surtout parce qu’ils sont déjà fortement engagés dans de telles démarches. Antoine Bouvier, de MBDA, est l’un des rares à mettre l’europe en avant dès son propos liminaire. Le missilier est en effet déjà un champion européen, dont les donneurs d’ordres sont français, allemands, britanniques, italiens et espagnols. Pour lui, la question de la coopération est une évidence et le défi se situe plus loin, dans la préservation de l’un des partenaires concernés : « De notre point de vue, l’europe de la défense ne s’arrête pas aux Vingt-sept. La Grande-bretagne doit être associée aux initiatives communautaires en matière de défense. » Naval Group adopte une position semblable, en évoquant les – lentes – avancées dans les négociations avec l’italien Fincantieri. De même pour Airbus ou pour Nexter, devenu une entreprise européenne depuis son rapprochement avec l’allemand KMW.
Les différents projets d’avions de combat du futur, avec pilote embarqué ou non, ave cl’ allemagne ou le royaume uni, ainsi qu’avec les Européens qui pourraient s’y joindre, suscitent beaucoup d’intérêt. Dassault se dit tout à fait prêt à se positionner et à coopérer avec d’autres. Son patron, Éric Trappier, se montre enthousiaste, à condition d’ avoir la main : « Dassault a un rôle d’architecte à tenir parce qu’il est certainement celui qui a le plus de compétences en Europe dans ce domaine particulier des avions de combat. […] Peut-être qu’à une époque, il valait mieux avoir du français plutôt que rien du tout. Je continue à le penser. Mais s’il faut avoir de la coopération européenne pour faire face à cette vague américaine, pourquoi pas. C’est notre intérêt. Et si c’est notre intérêt, on joue le jeu. » Chez Airbus, on est tout aussi prêt à coopérer… dans les mêmes conditions : « Airbus a les moyens d’assurer le rôle de maître d’oeuvre et d’intégrateur francoallemand sur des programmes de cette dimension et de cette complexité. »
Plusieurs industriels se plaignent des logiques de répartition des moyens, notamment ceux destinés à l’innovation, entre pays de l’union européenne. Guillaume Faury, numéro deux d’airbus, parle en connaissance de cause : « L’effort de R&D aujourd’hui en Europe est essentiellement porté par la France. On attend que ne soit pas donnée aux uns et aux autres, notamment aux petits pays, une activité qui n’est pas forcément représentative de leurs compétences, de leurs savoir-faire et de leur importance sur l’échiquier de défense européen. »
Et puis, il y a ceux qui restent particulièrement sceptiques. Pour Philippe Petitcolin, directeur général de Safran, la question n’est pas d’actualité : « L’europe de la défense au niveau industriel n’existe pas, à ma connaissance. Je vis toujours la même concurrence avec mes partenaires anglais, allemands, italiens ou espagnols dans le domaine des moteurs. […] Nous sommes tous d’accord pour la créer, à condition que ce soit autour de nous. » Patrice Caine, à la tête de Thales, qu’il présente volontiers comme un champion européen, réclame de son côté de remettre à plat les accords actuels en matière de coopération : « À long terme, la règle du geo-return, le retour géographique, est mortifère. Elle ne va pas dans le sens de la meilleure efficacité économique et de l’efficience technologique. Les industriels sont pragmatiques. Ils vont s’organiser pour récupérer les financements là où ils sont. Ça nous conduit, Airbus et nous, à ouvrir des centres de R&D un peu partout en Europe. C’est clairement au détriment de l’excellence technologique et de l’efficacité économique. » Reste à savoir quels pays et quelles entreprises accepteront de faire des concessions.