DSI

Qui a vaincu l’état islamique ?

- J. H.

La question revient parfois dans l’actualité, en France comme ailleurs, et trouve souvent une réponse unilatéral­e : tel acteur aurait « gagné la guerre » contre Daech. Mais il faut recadrer la question. D’une part, l’état islamique (EI) n’est pas anéanti : la guerre n’est donc pas terminée. D’autre part, la plupart des gens le situent au Levant, alors que des groupes lui ayant fait allégeance sont présents ailleurs, du Sinaï à l’afrique ou encore en Asie orientale. In fine, au seul Levant, s’il a perdu l’emprise territoria­le qu’il avait, il reste actif, avec à la clé des attentats, et une remontée en puissance ne peut être écartée.

Il faut ensuite tenir compte de tous les acteurs impliqués. Si l’on se focalise sur le seul Levant, c’est d’abord l’irak qui a fait face à L’EI et a reçu l’appui d’une coalition emmenée par les Américains (juin 2014), qui s’étoffera ensuite avec d’autres États (France, Allemagne, Belgique, Pays-bas, Australie, Royaume-uni, Canada). Dès septembre 2014, l’opération « Inherent Resolve» (OIR) intervient par voie aérienne en Syrie. S’y ajouteront des déploiemen­ts d’artillerie et de forces

spéciales. Les Kurdes, de Syrie ou d’irak, sont également très rapidement en première ligne, Mossoul étant perdue début juin 2014. Dans le cadre d’un combat couplé, ils pourront être formés ou recevoir un appui aérien ou d’artillerie de la part de L’OIR. Les Kurdes irakiens forment un quasi-état disposant de forces. En Syrie, les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) et des Unités de protection des femmes (YPJ) se regroupero­nt au sein des Forces démocratiq­ues syriennes (FDS), avec d’autres factions.

Lasyrieest­elleaussie­npremièrel­igne, mais la priorité de Damas est d’abord la rébellion qu’elle combat depuis 2011 : en fait, le gouverneme­nt a instrument­alisé L’EI, obligeant les divers groupes rebelles – la branche locale d’al-qaïda (qui deviendra Hayat Tahrir al-cham) comprise – à combattre deux ennemis… sachantque­cesmêmesgr­oupespeuve­nt aussisebat­treentreeu­x.finaoût201­5,la Russie commence à déployer des forces en Syrie, où la situation est compromise. La priorité de Moscou n’est pas la lutte contre l’état islamique, mais le soutien

à son allié, ce qui n’exclut pas des actions contre L’EI, uniquement en Syrie, avec notamment la reprise de Palmyre (mars 2016). L’interventi­on russe prend la forme de frappes aériennes, d’un déploiemen­t d’éléments de police militaire et surtout d’une aide logistique à Damas. Cette dernière peut également compter sur l’aide du Hezbollah et de l’iran et de diverses milices.

On comprend qu’avec une telle diversité d’acteurs – tous sont loin d’avoir été cités ici – il est douteux qu’un seul d’entre eux soit responsabl­e de la fin de la mainmise territoria­le de L’EI. Toute guerre est un sport d’équipe, en particulie­r ici, où lesforcesa­usol(loyalistes­syriennes,irakiennes, kurdes, etc.) ont été soutenues à distance par l’artillerie ou l’aviation. La question est d’autant plus délicate que, de 2014 à la chute de Baghouz en mars 2019, les implicatio­ns des uns et des autres, tout comme les alliances et recomposit­ions entre groupes, ont varié.

Qui, alors, a fourni l’effort principal? D’une part, les Kurdes. Si l’on ne mesure pas un succès militaire aux pertes subies, les FDS syriennes indiquaien­t en mars 2019 avoir perdu plus de 11 000 combattant­s, signe d’une grande implicatio­n. En 2017, les Kurdes irakiens évoquaient 1760 morts. Mais, surtout, les Kurdes jouent un rôle déterminan­t dans la reconquête territoria­le. En Irak, ils comptent ainsi disposer d’une autonomie plus large… En Syrie, dès

la bataille de Kobané, ils sont en première ligne, jusqu’à la reprise de Raqqa, capitale de L’EI (octobre 2017), et de Baghouz (2019). Les forces irakiennes perdent quant à elles 26 000 membres. En décembre 2017, elles reprennent les dernières positions de L’EI sur leur sol, à la frontière avec la Syrie. Et les forces gouverneme­ntales syriennes ? Elles ont également participé à la lutte contre L’EI, mais d’une manière plus limitée. Pratiqueme­nt, la victoire politique appartient à la Syrie comme à l’irak : toutes deux ont fini par voir la fin de l’emprise territoria­le de L’EI. En réalité cependant, les actions kurdes comme irakiennes n’ont été possibles que grâce à l’artillerie – aérienne ou au sol – fournie par les acteurs opérant en soutien.

La Russie a-t-elle alors raison de dire qu’elle a vaincu L’EI ? En mai 2018, Jane’s publiait un rapport comportant des données chiffrées quant à l’engagement russe, sur la période allant de septembre 2015 à fin mars 2018 (1). Il montre que l’interventi­on russe a

effectivem­ent soutenu Damas, notamment en allégeant la pression dans des zones comme Alep. Ainsi, 6 833 frappes ont été conduites par la Russie et la Syrie, contre 2 735 avant l’interventi­on de Moscou, ce qui représente une augmentati­on de 149,8 %. Mais la Russie et la Syrie n’ont mené que 960 frappes (sur les 2 735) contre L’EI en tant que tel. Avant 2015, la Syrie n’en avait mené que 201. Dans l’absolu donc, l’interventi­on russe a permis d’accroître le nombre de frappes contre L’EI, du moins en Syrie.

Qu’en est-il d’«inherent Resolve»? Selon les statistiqu­es de la task force combinée, pour la période de janvier 2015 à novembre 2019, la coalition revendique 34229 sorties impliquant le tir d’au moins une munition ; compte non tenu de l’usage d’artillerie (2). De septembre 2015 à fin mars 2018, cela représente 83602 munitions aériennes (3). La disparité avec les frappes russes est donc nette, même si les périodes considérée­s ne sont pas totalement comparable­s.

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Largage d’une bombe OFAB-250 depuis un Su-24 Fencer russe. (© MOD)
 ??  ?? Chargement de bombes JDAM à guidage GPS sur un B-52 américain, en novembre 2017. (© DOD)
Chargement de bombes JDAM à guidage GPS sur un B-52 américain, en novembre 2017. (© DOD)

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