À propos d’une métaphore guerrière
« Nous sommes en guerre. » Lors de son allocution du 16 mars au soir appelant à la « mobilisation générale » contre un « ennemi invisible » – le SARS-COV-2, nom du nouveau coronavirus –, le président français a répété six fois cette phrase avec solennité (1). Depuis, dans diverses interventions politiques, médicales, éditoriales, cette image est reprise et déployée, parfois avec force, parfois en en diminuant la pertinence par une extension excessive de son champ d’application. omme de nombreux spécialistes et praticiens des choses militaires, j’ai souvent été réticente face à l’usage des métaphores guerrières. Et d’abord face à l’usage des images tout court dans le contexte du travail en sciences humaines et sociales, car il est extrêmement difficile de concevoir et de manipuler des métaphores ayant un degré de pertinence suffisant pour rendre intelligible leur objet au lieu d’en obscurcir le sens précis. Les images du langage invitent à des analogies souvent problématiques, créent du flou autour des significations et, si leur valeur esthétique est indéniable dans l’art littéraire, il n’est pas aisé de conjuguer beauté et justesse des métaphores. Face à l’usage des métaphores guerrières plus particulièrement ensuite, en ce qu’elles déclinent de façon spécifique ces problèmes généraux. Dans des contextes sociopolitiques où la majorité de la population n’a plus ni expérience militaire ni expérience guerrière, et où simultanément les catégories intellectuelles pour appréhender les conflits guerriers font souvent défaut, les spécialistes ont plutôt tendance à insister, c’est logique, sur ce qui caractérise en
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propre les phénomènes guerriers par rapport à d’autres phénomènes. Quand domine la confusion, on souligne plus volontiers ce qui distingue et spécifie les choses, en se méfiant des images, qui tendent mécaniquement à les amalgamer. On enfoncera ainsi régulièrement le clou de la « spécificité militaire » (2), et on rappellera par exemple que la guerre est un antagonisme, un état d’opposition de deux forces, qui ne se laisse pas ramener à l’idée de compétition ou de concurrence, de recherche simultanée par plusieurs entités d’un même résultat.
Il serait dommage pour autant d’en conclure que toute métaphore guerrière est inepte. Une métaphore est une figure de style qui consiste en une modification de sens par substitution analogique. Les analogies établissent des ressemblances ou des parallèles, des associations d’idées pour le dire le plus simplement possible, entre des objets de la pensée essentiellement différents. Il faut garder ce point à l’esprit lorsqu’on évalue la pertinence d’une métaphore : elle ne prétend pas que les phénomènes entre lesquels elle établit une analogie sont identiques, mais que l’un, en général ou en contexte, est susceptible par rapprochement d’éclairer le sens de l’autre. Quand un poète désigne l’amour par le syntagme « grand soleil», personne ne comprend que l’amour est effectivement et concrètement un «soleil», mais qu’il illumine, tient chaud, parfois brûle. De la même manière, réagir par la moquerie à la métaphore employée par le chef de l’état français en disant par exemple : « C’est ça, on va se débarrasser du virus avec des fusils ! », prouve qu’on ne maîtrise pas bien ce qu’est une métaphore. Les métaphores ne sont ainsi ni pertinentes ni absurdes par principe, elles doivent être évaluées au cas par cas, comme n’importe quelle analogie, et pour ce qu’elles sont, des analogies imagées.
Pertinence et puissance de la métaphore
Dans le cas qui nous occupe, parce qu’elle est énoncée par un chef d’état en pleine crise sanitaire, la métaphore guerrière peut être évaluée selon deux registres : le registre descriptif/analytique et le registre politique/performatif. À la fois, elle propose une perception de la réalité et cherche à produire de manière concrète les représentations et comportements relatifs à cette perception de la réalité. Cela revient donc à se poser deux grands types de questions : l’image est-elle pertinente du point de vue de l’analogie établie ? Quels points communs et quelles différences peut-on souligner entre une guerre et la pandémie à laquelle nous devons faire face, du double point de vue de la situation et des réactions collectives à la celle-ci ? L’image est-elle capable de susciter au sein de la population et des différentes catégories d’acteurs de la crise les représentations, attitudes, comportements recherchés par le pouvoir politique à travers l’usage de la métaphore guerrière ?
La « guerre sanitaire » que nous vivons et livrons, parce qu’elle est sanitaire, n’est évidemment pas une guerre
au sens strict. On ne combat pas un ennemi qui est une entité politique au moyen de la violence collective mise en oeuvre par des forces armées régulières ou irrégulières. L’ennemi n’a ni volonté, ni intelligence, ni courage, ni organisation collective. Il n’en constitue pas moins une menace active et une adversité commune pour les sociétés et les États, du point de vue démographique, sanitaire, économique. Si l’ennemi n’est pas une entité politique, l’objet de la lutte est lui fondamentalement d’ordre politique : c’est bien l’existence – au moins l’existence collective telle qu’on la souhaite – et la puissance des sociétés qui sont en jeu à l’échelle mondiale. Si l’ennemi n’a pas d’objectif, de stratégie, s’il n’y a ici rien à décrypter et à comprendre de ses intentions et de ses plans, il existe en revanche un enjeu majeur à progresser rapidement dans la connaissance de ses caractéristiques, de son fonctionnement, de ses effets. L’ennemi n’est pas humain, le connaître reste une nécessité pour le combattre le plus efficacement possible. Enfin, l’ennemi n’avance pas organisé vers un but, mais il progresse, se répand, s’étend géographiquement, et, un peu partout dans le monde, on suit ses mouvements, jour après jour, avec angoisse et appréhension, comme ceux d’une armée ennemie avalant du terrain et laissant derrière elle des dévastations (des morts, une crise économique et sociale majeure).
Quand on y songe, même la question de la violence est dans ce contexte ambiguë. Certes, il n’est pas question de violence militaire, d’un côté comme de l’autre. Mais le virus nous fait collectivement violence au sens le plus matériel du terme, puisqu’il nous affaiblit physiquement ou nous tue – hors le cas assez fascinant des porteurs asymptomatiques. Il nous fait également moralement violence et, comme un ennemi au sens classique du terme, il génère de la peur, de l’inquiétude, du stress, de la colère, de la tristesse, mais aussi de la solidarité, du courage, de l’héroïsme, de la détermination, de l’émulation, de la combativité, de la créativité. Nous lui faisons à notre tour d’une certaine manière violence, à coups d’anticorps et de substances et procédures médicales. Pour l’instant insuffisamment encore à notre goût, mais notre objectif ultime, si nous en avions les moyens, serait de l’éradiquer purement et simplement. En ce sens, la « guerre » que nous menons est une guerre d’anéantissement.
Cette «guerre» se rapproche en outre d’une guerre totale dans son acception commune, en ce qu’elle mobilise directement ou indirectement l’ensemble de la société et a un impact sur tous les secteurs de la vie sociale, même si tout le monde ne contribue pas et n’est pas affecté de la même manière et à la même hauteur. Il y a le personnel soignant et les travailleurs du monde médical qui, « en première ligne», affrontent au plus près les conséquences sanitaires de la circulation du virus, se démènent, prennent des risques, acceptent des sacrifices, dont potentiellement celui de leur vie. Ceux dont la poursuite de l’activité est indispensable au fonctionnement minimal d’une société en grande partie confinée et au respect du confinement, et qui prennent également des risques, même moindres. Ceux qui, confinés, participent par leur retrait de la vie collective normale à ralentir
la propagation du virus et au soutien moral, parfois matériel, des plus exposés. Les responsables politiques, cadres techniques et administratifs, éclairés par des experts des questions épidémiologiques, décident d’orientations générales et de stratégies, tentent d’acquérir et de faire monter en puissance la production nationale des ressources nécessaires à la lutte, de fixer des objectifs opérationnels, d’organiser, de planifier, de coordonner une multitude d’actions et d’acteurs, tandis que les chercheurs et l’industrie pharmaceutique planchent sur des solutions. Des entreprises réorientent leur activité vers la production de matériel médical, adaptent des produits, des services, inventent des solutions. Le tout dans un contexte juridique d’exception, « l’état d’urgence sanitaire », dont le régime est plus attentatoire aux droits et libertés pour l’ensemble de la population française que l’état d’urgence « sécuritaire » déclaré en réaction aux attentats terroristes islamistes sur le sol national. On peut ajouter qu’au niveau local des mesures de couvre-feu ont été adoptées et que les missions des forces de sécurité, intérieure et extérieure, sont en partie réorientées vers des activités variées liées à la lutte contre l’épidémie.
On pourrait poursuivre encore avec les éléments d’analogie qui fondent la métaphore guerrière, mais il semble que l’essentiel a été balayé. Si on la prend donc pour ce qu’elle est, une image permettant de mieux appréhender les caractéristiques et significations d’une situation par comparaison avec une autre, non seulement elle n’est pas absurde, mais elle pourrait bien avoir un degré de pertinence assez élevé. Et c’est peut-être la raison première de son succès relatif dans l’opinion. On lit beaucoup que cette métaphore guerrière ne serait qu’une rhétorique du pouvoir pour apparaître dans ce contexte fort, actif et légitime, dans son existence et ses décisions. C’est sans doute en partie juste, mais s’il s’agissait d’une simple rhétorique opportuniste, privée de sens crédible, la métaphore ne serait pas filée avec autant de spontanéité par des gens «ordinaires». Quand le boulanger, le voisin, vos contacts sur les réseaux sociaux, des gens divers interviewés à la télévision, les médecins filent ensemble la même métaphore, c’est qu’elle possède à leurs yeux un sens autre que rhétorique.
Quant à la dimension performative de la métaphore, elle est loin de se limiter à l’image que souhaite donner le pouvoir de lui-même. En répétant plusieurs fois « Nous sommes en guerre », le chef de l’état français n’a pas seulement cherché à apparaître comme un chef de guerre. La première intention était d’ailleurs probablement de créer un choc psychologique au sein de la population afin qu’elle prenne toute la mesure de la gravité de la situation et que, par ces mots, elle soit effectivement dans des dispositions conformes à celles d’une nation en guerre. Qu’attend un pouvoir de la population d’une nation en guerre ? Conscience et compréhension du caractère exceptionnel de la situation, légitimité plus forte accordée à un exécutif aux pouvoirs étendus durant la période de crise, respect des consignes, ordre, discipline, cohésion nationale, concours actif à la lutte, acceptation de sacrifices. Tout cela est implicitement contenu dans les quelques mots « Nous sommes en guerre ». Bien sûr, ils ne suffisent pas à miraculeusement générer les dispositions attendues de manière immédiate, complète et parfaite, ni à les accroître ou à les maintenir dans le temps indépendamment du comportement de l’exécutif et de son évaluation par la population. Il faut que celle-ci estime majoritairement que la situation exige ces dispositions et que le pouvoir politique possède une légitimité minimale pour conduire la collectivité dans ces circonstances. Les choix, actes, propos du gouvernement sont en permanence scrutés, jaugés, jugés, et sa légitimité réévaluée, d’autant que, comme nous ne sommes pas en guerre au sens strict, la liberté de la parole et de la critique publiques reste entière. « Nous sommes en guerre » est dans ce contexte une métaphore assez pertinente, avec une capacité performative. Encore faut-il maintenir au mieux sa pertinence, sa légitimité et ses effets pratiques le temps nécessaire.