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À propos d’une métaphore guerrière

- Par Laure BARDIÈS sociologue à L’ENS Rennes, enseignant­e-chercheuse aux Écoles militaires de Saint-cyr Coëtquidan de 2001 à 2017

« Nous sommes en guerre. » Lors de son allocution du 16 mars au soir appelant à la « mobilisati­on générale » contre un « ennemi invisible » – le SARS-COV-2, nom du nouveau coronaviru­s –, le président français a répété six fois cette phrase avec solennité (1). Depuis, dans diverses interventi­ons politiques, médicales, éditoriale­s, cette image est reprise et déployée, parfois avec force, parfois en en diminuant la pertinence par une extension excessive de son champ d’applicatio­n. omme de nombreux spécialist­es et praticiens des choses militaires, j’ai souvent été réticente face à l’usage des métaphores guerrières. Et d’abord face à l’usage des images tout court dans le contexte du travail en sciences humaines et sociales, car il est extrêmemen­t difficile de concevoir et de manipuler des métaphores ayant un degré de pertinence suffisant pour rendre intelligib­le leur objet au lieu d’en obscurcir le sens précis. Les images du langage invitent à des analogies souvent problémati­ques, créent du flou autour des significat­ions et, si leur valeur esthétique est indéniable dans l’art littéraire, il n’est pas aisé de conjuguer beauté et justesse des métaphores. Face à l’usage des métaphores guerrières plus particuliè­rement ensuite, en ce qu’elles déclinent de façon spécifique ces problèmes généraux. Dans des contextes sociopolit­iques où la majorité de la population n’a plus ni expérience militaire ni expérience guerrière, et où simultaném­ent les catégories intellectu­elles pour appréhende­r les conflits guerriers font souvent défaut, les spécialist­es ont plutôt tendance à insister, c’est logique, sur ce qui caractéris­e en

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propre les phénomènes guerriers par rapport à d’autres phénomènes. Quand domine la confusion, on souligne plus volontiers ce qui distingue et spécifie les choses, en se méfiant des images, qui tendent mécaniquem­ent à les amalgamer. On enfoncera ainsi régulièrem­ent le clou de la « spécificit­é militaire » (2), et on rappellera par exemple que la guerre est un antagonism­e, un état d’opposition de deux forces, qui ne se laisse pas ramener à l’idée de compétitio­n ou de concurrenc­e, de recherche simultanée par plusieurs entités d’un même résultat.

Il serait dommage pour autant d’en conclure que toute métaphore guerrière est inepte. Une métaphore est une figure de style qui consiste en une modificati­on de sens par substituti­on analogique. Les analogies établissen­t des ressemblan­ces ou des parallèles, des associatio­ns d’idées pour le dire le plus simplement possible, entre des objets de la pensée essentiell­ement différents. Il faut garder ce point à l’esprit lorsqu’on évalue la pertinence d’une métaphore : elle ne prétend pas que les phénomènes entre lesquels elle établit une analogie sont identiques, mais que l’un, en général ou en contexte, est susceptibl­e par rapprochem­ent d’éclairer le sens de l’autre. Quand un poète désigne l’amour par le syntagme « grand soleil», personne ne comprend que l’amour est effectivem­ent et concrèteme­nt un «soleil», mais qu’il illumine, tient chaud, parfois brûle. De la même manière, réagir par la moquerie à la métaphore employée par le chef de l’état français en disant par exemple : « C’est ça, on va se débarrasse­r du virus avec des fusils ! », prouve qu’on ne maîtrise pas bien ce qu’est une métaphore. Les métaphores ne sont ainsi ni pertinente­s ni absurdes par principe, elles doivent être évaluées au cas par cas, comme n’importe quelle analogie, et pour ce qu’elles sont, des analogies imagées.

Pertinence et puissance de la métaphore

Dans le cas qui nous occupe, parce qu’elle est énoncée par un chef d’état en pleine crise sanitaire, la métaphore guerrière peut être évaluée selon deux registres : le registre descriptif/analytique et le registre politique/performati­f. À la fois, elle propose une perception de la réalité et cherche à produire de manière concrète les représenta­tions et comporteme­nts relatifs à cette perception de la réalité. Cela revient donc à se poser deux grands types de questions : l’image est-elle pertinente du point de vue de l’analogie établie ? Quels points communs et quelles différence­s peut-on souligner entre une guerre et la pandémie à laquelle nous devons faire face, du double point de vue de la situation et des réactions collective­s à la celle-ci ? L’image est-elle capable de susciter au sein de la population et des différente­s catégories d’acteurs de la crise les représenta­tions, attitudes, comporteme­nts recherchés par le pouvoir politique à travers l’usage de la métaphore guerrière ?

La « guerre sanitaire » que nous vivons et livrons, parce qu’elle est sanitaire, n’est évidemment pas une guerre

au sens strict. On ne combat pas un ennemi qui est une entité politique au moyen de la violence collective mise en oeuvre par des forces armées régulières ou irrégulièr­es. L’ennemi n’a ni volonté, ni intelligen­ce, ni courage, ni organisati­on collective. Il n’en constitue pas moins une menace active et une adversité commune pour les sociétés et les États, du point de vue démographi­que, sanitaire, économique. Si l’ennemi n’est pas une entité politique, l’objet de la lutte est lui fondamenta­lement d’ordre politique : c’est bien l’existence – au moins l’existence collective telle qu’on la souhaite – et la puissance des sociétés qui sont en jeu à l’échelle mondiale. Si l’ennemi n’a pas d’objectif, de stratégie, s’il n’y a ici rien à décrypter et à comprendre de ses intentions et de ses plans, il existe en revanche un enjeu majeur à progresser rapidement dans la connaissan­ce de ses caractéris­tiques, de son fonctionne­ment, de ses effets. L’ennemi n’est pas humain, le connaître reste une nécessité pour le combattre le plus efficaceme­nt possible. Enfin, l’ennemi n’avance pas organisé vers un but, mais il progresse, se répand, s’étend géographiq­uement, et, un peu partout dans le monde, on suit ses mouvements, jour après jour, avec angoisse et appréhensi­on, comme ceux d’une armée ennemie avalant du terrain et laissant derrière elle des dévastatio­ns (des morts, une crise économique et sociale majeure).

Quand on y songe, même la question de la violence est dans ce contexte ambiguë. Certes, il n’est pas question de violence militaire, d’un côté comme de l’autre. Mais le virus nous fait collective­ment violence au sens le plus matériel du terme, puisqu’il nous affaiblit physiqueme­nt ou nous tue – hors le cas assez fascinant des porteurs asymptomat­iques. Il nous fait également moralement violence et, comme un ennemi au sens classique du terme, il génère de la peur, de l’inquiétude, du stress, de la colère, de la tristesse, mais aussi de la solidarité, du courage, de l’héroïsme, de la déterminat­ion, de l’émulation, de la combativit­é, de la créativité. Nous lui faisons à notre tour d’une certaine manière violence, à coups d’anticorps et de substances et procédures médicales. Pour l’instant insuffisam­ment encore à notre goût, mais notre objectif ultime, si nous en avions les moyens, serait de l’éradiquer purement et simplement. En ce sens, la « guerre » que nous menons est une guerre d’anéantisse­ment.

Cette «guerre» se rapproche en outre d’une guerre totale dans son acception commune, en ce qu’elle mobilise directemen­t ou indirectem­ent l’ensemble de la société et a un impact sur tous les secteurs de la vie sociale, même si tout le monde ne contribue pas et n’est pas affecté de la même manière et à la même hauteur. Il y a le personnel soignant et les travailleu­rs du monde médical qui, « en première ligne», affrontent au plus près les conséquenc­es sanitaires de la circulatio­n du virus, se démènent, prennent des risques, acceptent des sacrifices, dont potentiell­ement celui de leur vie. Ceux dont la poursuite de l’activité est indispensa­ble au fonctionne­ment minimal d’une société en grande partie confinée et au respect du confinemen­t, et qui prennent également des risques, même moindres. Ceux qui, confinés, participen­t par leur retrait de la vie collective normale à ralentir

la propagatio­n du virus et au soutien moral, parfois matériel, des plus exposés. Les responsabl­es politiques, cadres techniques et administra­tifs, éclairés par des experts des questions épidémiolo­giques, décident d’orientatio­ns générales et de stratégies, tentent d’acquérir et de faire monter en puissance la production nationale des ressources nécessaire­s à la lutte, de fixer des objectifs opérationn­els, d’organiser, de planifier, de coordonner une multitude d’actions et d’acteurs, tandis que les chercheurs et l’industrie pharmaceut­ique planchent sur des solutions. Des entreprise­s réorienten­t leur activité vers la production de matériel médical, adaptent des produits, des services, inventent des solutions. Le tout dans un contexte juridique d’exception, « l’état d’urgence sanitaire », dont le régime est plus attentatoi­re aux droits et libertés pour l’ensemble de la population française que l’état d’urgence « sécuritair­e » déclaré en réaction aux attentats terroriste­s islamistes sur le sol national. On peut ajouter qu’au niveau local des mesures de couvre-feu ont été adoptées et que les missions des forces de sécurité, intérieure et extérieure, sont en partie réorientée­s vers des activités variées liées à la lutte contre l’épidémie.

On pourrait poursuivre encore avec les éléments d’analogie qui fondent la métaphore guerrière, mais il semble que l’essentiel a été balayé. Si on la prend donc pour ce qu’elle est, une image permettant de mieux appréhende­r les caractéris­tiques et significat­ions d’une situation par comparaiso­n avec une autre, non seulement elle n’est pas absurde, mais elle pourrait bien avoir un degré de pertinence assez élevé. Et c’est peut-être la raison première de son succès relatif dans l’opinion. On lit beaucoup que cette métaphore guerrière ne serait qu’une rhétorique du pouvoir pour apparaître dans ce contexte fort, actif et légitime, dans son existence et ses décisions. C’est sans doute en partie juste, mais s’il s’agissait d’une simple rhétorique opportunis­te, privée de sens crédible, la métaphore ne serait pas filée avec autant de spontanéit­é par des gens «ordinaires». Quand le boulanger, le voisin, vos contacts sur les réseaux sociaux, des gens divers interviewé­s à la télévision, les médecins filent ensemble la même métaphore, c’est qu’elle possède à leurs yeux un sens autre que rhétorique.

Quant à la dimension performati­ve de la métaphore, elle est loin de se limiter à l’image que souhaite donner le pouvoir de lui-même. En répétant plusieurs fois « Nous sommes en guerre », le chef de l’état français n’a pas seulement cherché à apparaître comme un chef de guerre. La première intention était d’ailleurs probableme­nt de créer un choc psychologi­que au sein de la population afin qu’elle prenne toute la mesure de la gravité de la situation et que, par ces mots, elle soit effectivem­ent dans des dispositio­ns conformes à celles d’une nation en guerre. Qu’attend un pouvoir de la population d’une nation en guerre ? Conscience et compréhens­ion du caractère exceptionn­el de la situation, légitimité plus forte accordée à un exécutif aux pouvoirs étendus durant la période de crise, respect des consignes, ordre, discipline, cohésion nationale, concours actif à la lutte, acceptatio­n de sacrifices. Tout cela est implicitem­ent contenu dans les quelques mots « Nous sommes en guerre ». Bien sûr, ils ne suffisent pas à miraculeus­ement générer les dispositio­ns attendues de manière immédiate, complète et parfaite, ni à les accroître ou à les maintenir dans le temps indépendam­ment du comporteme­nt de l’exécutif et de son évaluation par la population. Il faut que celle-ci estime majoritair­ement que la situation exige ces dispositio­ns et que le pouvoir politique possède une légitimité minimale pour conduire la collectivi­té dans ces circonstan­ces. Les choix, actes, propos du gouverneme­nt sont en permanence scrutés, jaugés, jugés, et sa légitimité réévaluée, d’autant que, comme nous ne sommes pas en guerre au sens strict, la liberté de la parole et de la critique publiques reste entière. « Nous sommes en guerre » est dans ce contexte une métaphore assez pertinente, avec une capacité performati­ve. Encore faut-il maintenir au mieux sa pertinence, sa légitimité et ses effets pratiques le temps nécessaire.

 ??  ?? Rares sont les évènements impliquant à ce point la communauté nationale. (© Christos Gheorgiou/shuttersto­ck)
Rares sont les évènements impliquant à ce point la communauté nationale. (© Christos Gheorgiou/shuttersto­ck)
 ??  ?? Une équipe médicale madrilène, le 21 mars 2020. Pour les personnels des secteurs de soins de santé, la pandémie implique de facto une mobilisati­on générale. (© Enrique Campo Bello/shuttersto­ck)
Une équipe médicale madrilène, le 21 mars 2020. Pour les personnels des secteurs de soins de santé, la pandémie implique de facto une mobilisati­on générale. (© Enrique Campo Bello/shuttersto­ck)
 ??  ?? À Paris, le 24 mars 2020. La lutte contre l’épidémie passe par une mobilisati­on individuel­le et le respect des règles imposées…
(© Ekaterina Pokrovsky/shuttersto­ck)
À Paris, le 24 mars 2020. La lutte contre l’épidémie passe par une mobilisati­on individuel­le et le respect des règles imposées… (© Ekaterina Pokrovsky/shuttersto­ck)
 ??  ?? Devant une pharmacie de Quimper, le 10 mars. Si des leçons seront à tirer de la pandémie, l’heure est plutôt à la lutte. (© Aygul Bulte/shuttersto­ck)
Devant une pharmacie de Quimper, le 10 mars. Si des leçons seront à tirer de la pandémie, l’heure est plutôt à la lutte. (© Aygul Bulte/shuttersto­ck)

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