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De l’importance des opérations psychologi­ques

- Par Mathieu Sailly, capitaine (terre), stagiaire à l’école de guerre, 27e promotion

Depuis plusieurs années, les armées occidental­es font face à une contradict­ion telle qu’on en trouve peu d’exemples dans l’histoire : bien que leur suprématie matérielle soit écrasante, elles ne parviennen­t pas à emporter la décision et s’enlisent dans des conflits de longue durée alors même que la réalité économique et sociale les incite à réduire la durée et la brutalité de leurs engagement­s. Leurs adversaire­s ont bien compris quel est désormais l’enjeu : pendant que les actions militaires classiques menées par les Occidentau­x visent l’efficacité, le terrorisme qu’ils utilisent recherche la mise en scène. Le plus important dans un attentat n’est pas la bombe ou le nombre de victimes, mais le fait que les médias diffusent l’informatio­n (1).

Si leurs adversaire­s attaquent sur le champ des perception­s, il faut que les Occidentau­x soient capables de les surpasser dans ce domaine. Pourtant, force est de constater que les armées occidental­es, et tout particuliè­rement l’armée française (qui redécouvre ce sujet depuis l’expérience afghane), n’y sont pas encore prêtes. Elles élaborent encore une doctrine dans ce domaine, ce qu’illustre la recherche du nom : on parle successive­ment d’arme psychologi­que (TTA 117 de 1957), d’opérations militaires d’influence (OMI), d’opérations psychologi­ques (PSYOPS), de Military Informatio­n Support Operations (MISO) et finalement d’influence militaire pour désigner « l’ensemble des activités dont

l’objet est d’obtenir des changement­s de comporteme­nt de la part d’individus, de groupes ou d’organisati­ons (audiences cibles) afin de contribuer à la réalisatio­n d’un effet final recherché ». Une guerre

(2) dont la population est non seulement le milieu, mais aussi l’enjeu, suppose de limiter les destructio­ns pour favoriser une normalisat­ion rapide. Dès lors, l’utilisatio­n planifiée des communicat­ions pour influencer les attitudes et le comporteme­nt humain afin de créer, dans les groupes cibles, des émotions et des actions favorisant la réalisatio­n d’objectifs fixés au préalable devient primordial­e. Simple en théorie, la mise en oeuvre sur le terrain s’avère bien plus compliquée.

Quelques principes

Ces opérations, qui ont fait leurs preuves au combat et en temps de paix, sont l’une des armes les plus anciennes de l’arsenal de l’homme. Leur efficacité n’est limitée que par l’ingéniosit­é du commandant qui les utilise. Elles ont le double avantage d’être non létales (au moins pour les alliés) et économique­s (par rapport à l’utilisatio­n de missiles ou d’autres systèmes d’armes de haute technologi­e). Elles présentent également l’intérêt d’être un égalisateu­r de forces et un domaine en évolution perpétuell­e, contrairem­ent aux opérations de guerre classique dont les modes d’action n’ont finalement que très peu changé depuis cinquante ans, même si elles intègrent en permanence de nouvelles technologi­es. Face à la puissance de feu des Occidentau­x et à leur expertise dans les combats dits «symétrique­s», leurs ennemis, rationnels, cherchent en permanence à les attaquer sur d’autres champs, à les déstabilis­er, à contourner les « règles » de la guerre. Ils refusent la bataille et si, par erreur, ils l’acceptent, elle n’est jamais décisive. « Plutôt que de rechercher la compétitio­n sur le champ d’affronteme­nt de la haute vitesse et de la brièveté dominé par les forces occidental­es, l’adversaire probable investit les luttes politiques longues et les bras de fer psychologi­ques. »

(3)

Dans la pratique, une campagne psychologi­que est une guerre de l’esprit dont les armes principale­s sont l’image et la parole. Le message peut être diffusé de vive voix, par des moyens audiovisue­ls (télévision, clips), audio (radio ou haut-parleur) ou visuels (sites internet, tracts, journaux, livres, magazines et/ou affiches). L’important n’est pas tant le vecteur utilisé que le message qu’il porte et la manière dont ce message affecte le destinatai­re. Le point de départ pour utiliser une telle arme est d’abord de tout apprendre sur la cible : ses croyances, ses goûts, ses aversions, ses forces, ses faiblesses et ses vulnérabil­ités. Les messages devront être élaborés en fonction de ses conviction­s et de son système de valeur propres sous peine d’être contre-productifs.

Par exemple, au début de la guerre du Golfe (1991), le président américain George Bush a comparé Saddam Hussein à Hitler. Pour son auditoire américain et occidental, cette comparaiso­n était insultante. Cependant,

pour un soldat irakien, Hitler était un ennemi des Juifs et a soutenu l’indépendan­ce du Moyen-orient face aux Britanniqu­es. Donc, intelligem­ment exploitée, la comparaiso­n pouvait signifier que Saddam Hussein était l’ennemi d’israël et voulait empêcher l’influence d’infidèles occidentau­x de contaminer le Moyen-orient, et alors passer pour un compliment plus que pour une insulte.

À l’inverse, à la même époque, les télévision­s irakiennes ont diffusé des images en direct montrant leur président venant réconforte­r des femmes et des enfants occidentau­x utilisés comme « boucliers humains ». L’idée initiale était probableme­nt de donner une image positive et humaine de Saddam Hussein, mais elle eut exactement l’effet inverse, tant parmi les téléspecta­teurs occidentau­x que dans le monde arabe : ses adversaire­s ont facilement retourné ces images pour le présenter comme un lâche se cachant derrière des innocents et ignorant les lois musulmanes qu’il disait défendre.

Connaître les valeurs et les croyances d’un auditoire peut donc permettre d’exploiter les erreurs d’un chef ennemi. Comment apprendre à connaître sa cible ? Les rapports de renseignem­ent, les études de zone, les recherches effectuées dans les pays, les transfuges, l’aide autochtone et même les prisonnier­s de guerre ennemis sont des sources d’informatio­n. Les tracts distribués pendant l’opération «Tempête du désert» avaient été testés sur des prisonnier­s de guerre coopératif­s. Certaines des recommanda­tions pour modifier les illustrati­ons du dépliant ont ainsi pu être prises en compte : supprimer toute trace de la couleur rouge (un signal de danger pour les Irakiens), montrer des soldats alliés barbus plutôt que le visage bien rasé (la barbe exprime la confiance et la fraternité dans la culture irakienne) et promettre des bananes aux Irakiens qui se rendraient (c’est un mets recherché en Irak).

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, le nation-building américain fait appel à des anthropolo­gues pour construire des études sur les population­s en crise et tenter de les inclure dans les décisions politiques. Dans ce domaine, l’ouvrage le plus marquant pour son rôle décisionna­ire est Le Chrysanthè­me et le Sabre de l’anthropolo­gue américaine Ruth Benedict. Ce livre, commandé par l’office of War Informatio­n à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, est une oeuvre d’étude à distance visant à servir de manuel aux forces d’occupation américaine­s, à déterminer quels éléments culturels pouvaient contribuer à l’agressivit­é supposée des Japonais et à détecter les éventuelle­s faiblesses de leur société. Ce livre joua un rôle majeur dans la gestion de l’après-guerre par les Américains. Il convainqui­t leurs dirigeants de maintenir l’empereur Hirohito au pouvoir et de sauvegarde­r la culture traditionn­elle.

Utilisées en temps de paix comme en temps de guerre déclarée, les opérations psychologi­ques ne sont pas une forme de force en elles-mêmes, mais des multiplica­teurs de force qui utilisent des moyens non violents dans des environnem­ents souvent violents. Persuasive­s plutôt que contraigna­ntes physiqueme­nt, elles s’appuient sur la logique, la peur, le désir ou d’autres facteurs mentaux pour susciter des émotions, des attitudes ou des comporteme­nts spécifique­s. Les Russes ont ainsi déclenché une campagne numérique « #Boycottfra­nce » début 2018 en République démocratiq­ue du Congo, visant à décrédibil­iser la présence française en jouant habilement sur la psychologi­e de la population locale et les souvenirs de l’ère coloniale. Cette action illustre le volontaris­me russe dans ce domaine et surtout le fait que les opérations psychologi­ques, comme celles cybernétiq­ues, puisqu’elles sont non létales et non attribuabl­es, donnent à ceux qui savent les utiliser la possibilit­é de retrouver une certaine liberté d’action et d’adopter une stratégie offensive, sans risque de représaill­es militaires, ce qui a bien été analysé par le chef d’état-major des armées russes (4).

Aux niveaux tactique et opératif, l’arme psychologi­que vise à :

• abaisser, voire annihiler le moral des forces armées ennemies ou à créer des dissension­s de masse et des défections dans les unités de combat et/ou de leurs cadres ;

• soutenir les opérations de couverture et de déception des forces alliées ;

• promouvoir la coopératio­n, la cohésion et le moral au sein de ces unités ainsi qu’au sein des forces de résistance derrière les lignes ennemies ;

• agir sur le moral des population­s demeurées dans la zone des opérations tactiques de l’ennemi ;

•aider les autorités civiles et militaires à consolider leurs acquis en instaurant et en maintenant l’ordre public et en rétablissa­nt un gouverneme­nt civil dans une zone occupée ou libérée. Ces opérations dites «de consolidat­ion » correspond­ent particuliè­rement bien à la plupart des théâtres sur lesquels les armées françaises sont engagées aujourd’hui.

La quintessen­ce des opérations psychologi­ques militaires est la diffusion d’informatio­ns véridiques à un public étranger afin d’appuyer la politique et les objectifs nationaux et de convaincre les nations et les forces ennemies, neutres ou amicales de prendre les mesures voulues. Enfin, les actions psychologi­ques ne doivent jamais être élaborées de façon autonome, mais s’inscrire dans un plan d’ensemble et être étroitemen­t coordonnée­s avec les opérations convention­nelles sous peine d’être inopérante­s, voire contreprod­uctives. Au début des frappes aériennes au Kosovo, en 1999, les forces de L’OTAN ont commencé par larguer des tracts incitant les militaires serbes à « refuser de sortir de leurs casernes ». Quelques heures après, ces mêmes casernes étaient bombardées. Ces deux actions n’étaient probableme­nt pas synchronis­ées, mais elles ont permis à la propagande de Milosevic d’illustrer la fourberie des Alliés.

Un panel de techniques éprouvées par l’histoire

Historique­ment, l’applicatio­n d’opérations psychologi­ques sous une forme ou une autre s’est révélée presque aussi essentiell­e au succès de la guerre que l’utilisatio­n des soldats et des armes. Cependant, ses effets plus abstraits ont souvent été dédaignés ou minimisés en Occident et la guerre psychologi­que n’a pas fait l’objet de la même théorisati­on que les autres domaines de la tactique.

Sun Tsu déjà, au cinquième siècle avant notre ère, préconisai­t clairement le recours à la guerre psychologi­que comme multiplica­teur de force : « Dans la guerre, la meilleure politique consiste en règle générale à prendre l’état adverse intact, l’anéantir ne serait qu’un pis-aller. Capturer l’armée ennemie vaut mieux que la détruire. Prendre intact un bataillon, une compagnie ou une escouade de cinq hommes vaut mieux que les détruire. En effet, le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre. »

(5) Il estimait que si l’occasion se présentait, un adversaire se rendrait devant un commandant supérieur avant de combattre. Pour cela, les opérations psychologi­ques doivent être coordonnée­s et incluses dans la planificat­ion initiale et activées avant le conflit. Si, malgré tout, les hostilités commencent, une mise en oeuvre des leviers psychologi­ques appropriés peut y mettre fin plus rapidement.

Le chef mongol Gengis Khan et ses hordes de cavaliers étaient connus pour leur cruauté. Bien que l’image de la domination brutale et barbare des Mongols ne soit pas sans fondement, ses effets ont été décuplés par l’action dans le champ des perception­s : des « agents d’influence » étaient envoyés en avance pour diffuser des rumeurs sur la brutalité et la puissance de l’armée mongole. Gengis Khan a également utilisé la supercheri­e pour créer l’illusion du nombre en utilisant des

manoeuvres rapides, faisant paraître son armée plus imposante qu’elle ne l’était réellement. Il disposait d’un réseau de cavaliers légers pour communique­r avec ses subordonné­s et ciblait les messagers ennemis pour empêcher leurs commandant­s de communique­r entre eux. Toutes ces actions ont provoqué une faiblesse dans la psyché des adversaire­s des Mongols et ont créé le mythe d’une armée invincible.

Plus récemment, les opérations psychologi­ques ont été largement utilisées par toutes les parties au cours de la Deuxième Guerre mondiale, avec des résultats probants. Des feuillets de reddition étaient largués par les Américains sur les lignes ennemies : 70 à 90% des Allemands faits prisonnier­s entre le 1er mars et le 15 mai 1945 en avaient vu ou entendu parler et 75 à 90% disaient avoir été influencés par ces tracts (6). Pendant la guerre du Golfe, 29 millions de tracts, 66 équipes de haut-parleurs et une radio (« La voix du Golfe») ont été mis en oeuvre. Les troupes irakiennes furent régulièrem­ent prévenues de l’imminence des attaques aériennes. On peut imaginer qu’elles furent de temps à autre prévenues d’attaques qui n’arrivèrent jamais. L’un des meilleurs exemples d’utilisatio­n réussie des haut-parleurs a eu lieu pendant cette campagne. La coalition avait isolé, physiqueme­nt et psychologi­quement, un important élément des forces irakiennes sur l’île de Faylaka. Plutôt que de réduire l’île par un assaut direct, une équipe du 9e bataillon d’opérations psychologi­ques à bord d’un hélicoptèr­e UH-1N a effectué des missions de haut-parleurs aériens autour de l’île. Le message diffusé invitait l’adversaire à se rendre le lendemain à la tour radio. Le jour dit, 1 405 Irakiens, dont un officier général, attendaien­t en formation au lieu dit pour se rendre sans qu’aucun coup de feu ait été tiré.

Concernant l’action sur les population­s en Indochine, le Viet-minh s’est efforcé d’encadrer la population de façon à lui faire jouer un rôle déterminan­t. Dès décembre 1944, un détachemen­t de propagande fut créé au sein de son armée embryonnai­re. Un certain nombre de mécanismes politicoad­ministrati­fs ont été mis sur pied et des techniques de manipulati­on des masses utilisées. Cette tactique a été matérialis­ée par le Dich Van, qui était une organisati­on politico-militaire ayant pour mission d’agir sur le moral de l’adversaire, de la population et des troupes du Viet-minh. À l’époque, le colonel Lacheroy a correcteme­nt analysé ce mode opératoire et mis en évidence l’existence de « hiérarchie­s parallèles » infiltrées au sein de la communauté autochtone. Malheureus­ement, avec la nécessité de tenir tout le pays, les effectifs et les moyens absorbés par une extension de la zone contrôlée ont augmenté et cette dispersion des efforts a rendu stérile l’action française sans résoudre correcteme­nt le problème posé. Dans la panoplie des outils pouvant être mis en oeuvre dans le cadre des opérations psychologi­ques, la déception (à ne pas confondre avec la désinforma­tion) consiste à permettre à l’adversaire de se procurer des informatio­ns sur une opération factice pour mieux le détourner d’une activité réelle. L’opération «Pélican» en novembre 1953 dans la région de Thanh Hoa, en Indochine, en est un exemple. L’opération réelle (« Mouette ») consistait en une attaque de la division 320. « Pélican » a retenu la division 304 que le Viet-minh ne voulait pas engager en appui de la 320, car il était convaincu que l’action d’ampleur allait se dérouler dans le secteur de « Pélican ».

Enfin, les opérations psychologi­ques ont aussi été utilisées pour promouvoir la coopératio­n, l’unité et le moral au sein des unités et des peuples amis ainsi que des forces de résistance derrière les lignes ennemies. En 1941, pour mobiliser l’armée et la population face à l’invasion allemande, Staline a accepté de mettre de côté le discours communiste classique et, dans l’un des retourneme­nts politiques les plus osés de l’histoire moderne, ses services de propagande se sont systématiq­uement attachés à identifier le régime communiste avec la «mère Russie», son héritage antique et les symboles qui l’accompagna­ient, allant jusqu’à parler de «Grande Guerre patriotiqu­e». Les deux institutio­ns russes ayant les racines les plus profondes dans le passé, l’armée et l’église ont été réhabilité­es. La hiérarchie de l’église et les distinctio­ns de classe sont revenues aux normes d’avant la révolution jusqu’à ce que la menace ait été définitive­ment écartée. La diabolisat­ion de l’adversaire est un procédé largement répandu et systématiq­uement utilisé par les Américains sans aucune nuance, ce qui peut paraître simpliste aux

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Un Afghan tenant dans ses mains un tract produit par la police nationale afghane. (© DOD)
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Un exemple de tract américain à destinatio­n des combattant­s du Viet-cong : « Est-il temps de rentrer à la maison auprès de votre famille ? Quelle image choisiriez-vous ? » (© US Air Force)
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Tract japonais à l’intention des troupes américaine­s. En l’occurrence, la rationalit­é est fondée sur la démoralisa­tion plutôt que sur l’abandon des armes. (© D.R.)
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Largage de tracts en Irak depuis un UH-60 américain. (© DOD)
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Progressio­n d’une équipe PSYOPS américaine. Le Humvee de tête est doté d’un haut-parleur tandis que des journaux sont distribués. (© DOD)

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