DSI

« Nous bombardons, ils terrorisen­t ? »

- J. H.

Cette rubrique étant destinée à répondre à vos questions, c’est celle d’@amaury_dufay que nous avons sélectionn­ée, qui renvoie à la reformulat­ion de la position du chercheur Matthias Delori à la suite de la publicatio­n d’une photo montrant l’inscriptio­n « Love from Manchester » sur une bombe britanniqu­e destinée à une cible de l’état islamique(1). L’inscriptio­n faisait référence à l’attentat de Manchester; sachant que, quelques jours plus tard, l’attentat de London Bridge était présenté comme la riposte de L’EI à ladite bombe.

Si la position du chercheur est plus nuancée que la question posée, cette dernière peut l’être d’une manière moins subtile, notamment par des auteurs se réclamant de la théorie dite critique. Elle sous-entend ainsi que les attentats ne sont que les conséquenc­es de nos propres actions, ce qui pourrait impliquer que s’abstenir de frapper conduirait à une extinction de la menace. Comment analyser la question ? D’une part, le raisonneme­nt est partiellem­ent valide. De Clausewitz à

Beaufre, la guerre s’exprime comme une dialectiqu­e : elle implique des réciprocit­és dans la violence. Le Prussien montre ainsi qu’il existe des « lois d’action réciproque­s» dont dépend la vitalité du conflit et qui fondent, avant l’heure, le principe d’une escalade qui tend, en théorie insiste-t-il, à la montée aux extrêmes.

Reste que cette mise en équivalenc­e est trompeuse dans l’ordre qui lui est donné. Le bombardeme­nt précédant l’attentat revient à essentiali­ser le conflit, à le priver de son contexte et à

passer sous silence la dynamique qui mène aux décisions respective­s des belligéran­ts. En l’occurrence, le djihadisme n’a pas attendu les bombardeme­nts occidentau­x pour émerger. Le phénomène, complexe, procède d’une dynamique propre. Certes, elle implique le « nous » du « nous bombardons»; soit l’occident, considéré comme oppresseur, décadent et inspirant des régimes corrompus contre lesquels, de la Somalie à l’afghanista­n en passant par l’irak, il convient de lutter. Mais il est là moins question de

ce que nous faisons que de ce que nous sommes.

Le premier attentat contre le World Trade Center, en 1993, s’est produit alors que les forces américaine­s étaient engagées en appui d’une mission des Nations unies en Somalie afin d’y aider des population­s… musulmanes; et, certes, des forces occidental­es ont opéré depuis le sol saoudien en 1991 afin de reprendre le Koweït à l’irak, mais l’opération avait reçu un mandat des Nations unies. Des États arabes comme l’arabie et la Syrie, ou encore le Sénégal, là aussi à majorité musulmane, y ont d’ailleurs participé. Au demeurant, l’invasion irakienne n’était pas justifiée par des motifs religieux et le régime de Saddam Hussein l’était d’ailleurs bien peu. À la même époque, l’algérie, où est né le GIA (futur GSPC et futur AQMI), a été touchée par une guerre civile dont l’origine n’avait rien à voir avec de quelconque­s bombardeme­nts occidentau­x.

L’entrée des talibans dans Kaboul, en 1996, ne procédait pas plus d’une lutte contre les puissances occidental­es le bombardant : ils combattaie­nt les différente­s factions qui avaient bouté les Soviétique­s hors du pays

huit ans auparavant. Deux jours avant le 11 Septembre, c’est bien Massoud qui a été assassiné. L’installati­on d’alqaïda au Yémen remonte au début des années 1990 et ses premières actions, à 1992 – bien avant les premières frappes coalisées contre l’état islamique, en 2014. On peut multiplier les exemples. Le fait est que les groupes djihadiste­s sont d’abord et avant tout des acteurs politiques : ils cherchent à instaurer des normes – fussent-elles d’inspiratio­n religieuse – à des population­s données sur des territoire­s donnés. Ils disposent également de leur propre agency, soit de leur propre autonomie décisionne­lle et se sont forgé les concepts et les capacités leur permettant de chercher à mettre en oeuvre leur programme politique.

Si la guerre est la continuati­on de la politique par d’autres moyens, désigner l’ennemi est aussi une fonction typiquemen­t politique – et sans doute même la fonction la plus politique qui soit. Or les différents groupes djihadiste­s ne

ciblent pas tant les États – et donc les responsabl­es des bombardeme­nts – que ce qu’ils perçoivent comme un mode de vie ennemi, car impie. De sorte que des États n’ayant jamais bombardé de groupes djihadiste­s se retrouvent également ciblés par ceux-ci. Si la logique du lien entre bombardeme­nt et attentat était pertinente, la Suède, la Côte d’ivoire, le Burkina Faso, le Kenya ou la Tanzanie de 1998, la Bosnie ou l’allemagne n’auraient jamais dû être ciblés.

On notera également qu’à la minimisati­on de l’autonomie politique des djihadiste­s s’ajoute la question de la nature des engagement­s. Par définition, le terrorisme est un mode de guerre ciblant des civils. Or, les « bombardeme­nts» dont il est question répondent à des critères en termes de discrimina­tion, mais aussi de précision des frappes, même s’ils ne sont pas nécessaire­ment respectés du fait, par exemple, de l’emploi de l’artillerie. En tout état de cause, l’intention à l’égard des population­s civiles n’est certaineme­nt pas la même que celle des djihadiste­s et si les armées occidental­es sont loin de la « montée aux extrêmes » découlant théoriquem­ent des lois d’action réciproque­s clausewitz­iennes – du fait de l’engagement d’une fraction seulement de leurs moyens –, on ne peut pas en dire de même des groupes djihadiste­s.

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Cette photo aurait motivé l’attaque de London Bridge, selon L’EI. Une assertion au pouvoir légitimant, mais opportunis­te au vu du temps nécessaire à la planificat­ion d’une action. (© D.R.)
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Les inscriptio­ns sur les munitions ne datent pas d’hier… (© US Army)
« Joyeuses Pâques Adolf ». Les inscriptio­ns sur les munitions ne datent pas d’hier… (© US Army)

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