L’armée russe au cinéma
En Russie, l’industrie du cinéma fut utilisée à des fins de propagande dès le début du XXE siècle, avant la révolution de 1917, avant d’être nationalisée à partir de 1919. Lénine avait lui aussi compris le pouvoir du cinéma pour influer sur les esprits, ainsi que l’effet de masse créé par ses possibilités de reproduction et de diffusion.
La culture russe a orienté une approche différente de celle de Hollywood, notamment sous Staline, avec un traitement du réel que l’on trouve plus souvent dans le cinéma d’auteur occidental, par opposition à un cinéma américain essentiellement centré sur l’action. De plus, la doctrine soviétique affectionne les scénarios incluant une perspective
historique, qui facilite la diffusion du message sous-jacent que le régime souhaite faire passer à travers l’oeuvre. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Kremlin met au point un plan de diffusion massif des films de propagande, ciblant les pays européens récemment libérés du nazisme et faisant ainsi du cinéma soviétique un instrument de politique extérieure. En Europe, cela aboutit à une confrontation avec le cinéma américain, chargé des mêmes vues propagandistes avec, en toile de fond,
une bataille idéologique entre les modèles capitaliste et communiste.
Grâce à la censure, très forte sous Staline, le régime souhaite alors diffuser une image attractive, idéalisée, de L’URSS, cherchant à toucher le plus grand nombre. Toutefois, il n’y parviendra que partiellement, l’industrie cinématographique soviétique manquant de moyens pour produire des films en quantité suffisante. Sous Khrouchtchev, la censure semble s’adoucir, mais en réalité, elle ne fait que devenir plus subtile : les Américains
ne sont plus diabolisés dans les films, laissant la place à une approche mettant l’accent sur les héros de L’URSS, souvent mis en valeur par leur engagement contre le nazisme. Dans le même temps, cette censure laissera du champ à une plus grande diversité des points de vue.
Dès lors, le cinéma de propagande soviétique est essentiellement basé sur l’émotionnel pour glorifier l’idéologie communiste, là où les Américains préfèrent montrer leur puissance militaire en utilisant les effets spéciaux pour impressionner le spectateur, notamment en investissant le champ du cinéma de science-fiction. Dans ce genre spécifique, Hollywood tend à diaboliser l’ennemi de manière cachée : les aliens invasifs et agressifs symbolisent alors le communisme. De l’autre côté du rideau de fer, l’axe prioritairement choisi par les Soviétiques est de s’héroïser eux-mêmes.
Aujourd’hui, le cinéma de propagande russe s’est adapté à l’évolution politique du pays. Ses objectifs sont d’influer sur la perception que la population peut avoir d’elle-même et de diffuser un récit national posé sur un contre-discours allant à l’encontre de l’image des Russes dans le cinéma occidental. Ce récit, déconstruisant l’ancien récit de propagande, reprend tout de même certaines valeurs de l’époque soviétique : l’absence de racisme entre les peuples de Russie, la non-contestation du pouvoir en place ainsi que la notion de sacrifice héroïque et patriotique. Il vise aussi à reconstruire un espace national à travers la réinterprétation de la mémoire, dans laquelle on peut noter une certaine quête de reconnaissance.
Le front de l’est à l’honneur
On peut remarquer dans la production récente une prépondérance du thème de la lutte contre le nazisme, avec une majorité de films se déroulant durant la Deuxième Guerre mondiale. Parmi les angles favoris des réalisateurs russes sur ce thème historique, on peut percevoir deux grandes tendances : le combat des chars et les tireurs d’élite.
White Tiger (en français : Le Tigre blanc, par Karen Shakhnazarov, 2012) est une fable mystique dans laquelle s’opposent un tankiste russe miraculé, apte à guérir de tout et à parler aux chars, et un mystérieux Panzer IV peint en blanc, dépourvu d’équipage et doté lui aussi de capacités surnaturelles. L’absence d’effets spéciaux habituellement utilisés en sciencefiction, le rythme relativement lent, les personnages patibulaires aux expressions presque monocordes combinés à une réalisation sobre avec quelques pointes de contemplation induisent une ambiance lourde tout en focalisant l’attention sur la détermination du héros, guerrier par nature, dont l’humanité finit par s’effacer derrière son obsession pour le combat, les chars et en particulier le Tigre blanc.
Plus réaliste, Les 28 hommes de Panfilov (Kim Druzhinin, 2016) se veut la reconstitution cinématographique d’une bataille entre une compagnie de la 316e division de fusiliers de l’armée rouge, sous les ordres du général Ivan Panfilov, et la 11e division de Panzers marchant sur Moscou. Rapidement réduits à une section de 28 hommes, les fusiliers soviétiques vont faire preuve de la plus grande bravoure pour repousser les Allemands et sont ainsi dépeints comme des héros, comme c’est le cas chaque fois qu’une poignée de défenseurs résiste à un envahisseur en large supériorité numérique.
Comparé à White Tiger, Les 28 hommes de Panfilov est réalisé de manière plus moderne et plus personnelle, les états d’âme et les ressentis des personnages ne se limitant pas aux enjeux du combat et de la victoire. Cela donne une touche plus humaine et chaleureuse, sans doute plus réaliste aussi : le commissaire politique ne se limite pas au cliché du fanatique stalinien déshumanisé, et les fusiliers pris sous les barrages de l’artillerie allemande cachent difficilement leur envie de survivre à tout ça, n’en déplaise au patriotisme. Tous ces éléments qui rendent les personnages plus sympathiques n’auraient jamais passé le filtre de la censure du temps de la guerre froide.
Le film de Druzhinin a donné lieu à une polémique concernant la véracité des faits décrits. Si le combat des 28 hommes de Panfilov est, encore aujourd’hui, au programme des cours d’histoire de tout écolier russe, les remous provoqués par la sortie du film sont intéressants à plusieurs endroits (1). Au printemps 2016, le directeur des archives nationales russes, Sergueï Mironenko, déclarait dans une interview que si cette bataille sanglante avait bien eu lieu pour stopper les Allemands lors de leur avance sur Moscou, le rapport militaire des opérations ne correspondait pas complètement à ce que le journal de l’armée rouge avait décrit, lequel avait été pimenté d’interviews fictives et obéré de certaines informations, notamment le fait que certains soldats avaient survécu et que l’un d’entre eux se serait rendu aux Allemands. La propagande de l’époque, dont les consignes étaient de renvoyer l’image de soldats préférant se battre jusqu’à la mort plutôt que de se rendre, est alors rattrapée par l’histoire.
L’autre fait intéressant réside dans la réaction des politiciens russes actuels : certains ont demandé et obtenu que Sergueï Mironenko soit démis de ses fonctions, tandis que le ministre de la Culture s’insurgeait quant à l’intérêt porté à la véracité historique, arguant que, avérée ou non, l’histoire des 28 hommes de Panfilov était devenue une légende sacrée, intouchable, dont la critique ou la remise en question relèvent de l’outrage. Ces réactions sont symptomatiques de la place occupée par les victoires soviétiques de la Deuxième Guerre mondiale dans l’identité collective de la Russie d’aujourd’hui, et de la tentative de l’administration Poutine d’en faire un pilier du nouvel esprit national russe qu’elle cherche à créer. On sent à travers cette polémique un changement dans la manière de dialoguer avec la nation : peu importent les faits, c’est l’intention qui compte, et avec elle, le sentiment autour duquel on souhaite se retrouver.
Plus récemment encore, le blockbuster T-34 (Aleksey Sidorov, 2019), dont le titre fait directement référence au char du même nom, est un film de divertissement cumulant tous les clichés du film de propagande moderne. Bourré d’effets spéciaux, à la réalisation grandiloquente et presque naïve, soutenu par le gouvernement avec un budget important, son scénario donne la part belle au combat des blindés à travers une série de duels entre les deux principales figures du film : un jeune tankiste russe talentueux contre un officier des Panzers trop sérieux et trop confiant, s’affrontant dans un combat de David contre Goliath qui s’achève par la victoire sirupeuse de la fraternité et de l’amour. Capturé après avoir repoussé à lui seul une compagnie de Panzers pour défendre un village et un hôpital, l’équipage du T-34 se retrouve dans un camp de concentration, symbole de l’oppression nazie, et organise son évasion à bord d’un T-34/85, jusqu’à l’affrontement final dans un village allemand, dans un ultime accès de dévotion à la mère patrie. Rapidement devenu le second plus gros succès du cinéma russe depuis la chute de L’URSS, ce déploiement de force visuelle a su attirer un jeune public féru d’action et d’aventure, sans pour autant repousser les patriotes sourcilleux quant à la mémoire de leur combat ou celui de leurs ancêtres.
Une place particulière pour les femmes
Figure soviétique de la Deuxième Guerre mondiale et en particulier des femmes snipers de l’armée rouge, Lyudmila Pavlichenko est le personnage central de Battle for Sevastopol (en français : Résistance, de Sergueï Mokristkiy, 2015). Ce biopic s’articule autour de la rencontre entre Lyudmila Pavlichenko et Eleonor Roosevelt à l’occasion de la visite diplomatique d’une délégation soviétique aux Étatsunis. Ces quelques jours sont émaillés de flash-back abordant différents épisodes de la vie de la Russe, de sa jeunesse sur les bancs de l’école où elle est repérée pour son talent au tir, puis intégrée dans les rangs juste avant l’entrée en guerre contre l’allemagne.
Contrairement à de nombreux films sur les snipers, dans lesquels le tir à longue distance, porté au rang de super pouvoir, constitue le véritable sujet du film plus encore que le sniperlui-même, Battle for Sevastopol ne s’attarde guère sur les tenants et aboutissants du sniping, survolés en accéléré pour laisser plus de place à l’histoire d’une femme faisant face aux rigueurs du combat, au syndrome de stress post-traumatique et à la perte de ses camarades. L’ensemble est filmé comme un blockbuster, avec une mise en scène dynamique faisant largement appel aux effets spéciaux. Tout le film érige Pavlichenko en héroïne de la nation, portant toutes les valeurs antifascistes dont le Parti communiste se réclamait. À travers son personnage, c’est la nation qui est identifiée et avec elle, ses sacrifices, son désir de revanche, ses blessures et son traumatisme.
Autre média où la Deuxième Guerre mondiale est présente : la télévision, avec une minisérie de quatre épisodes intitulée The Dawns Here Are Quiet (en français : Ici les aubes sont calmes, par Renat Davletyarov, 2015), remake du film éponyme réalisé par Stanislas Rostotski en 1972. Le personnage principal de la série est un officier commandant deux batteries antiaériennes placées en protection d’un relais logistique stratégiquement situé entre Leningrad et Kirov, durant l’été 1942. La particularité du scénario repose sur le fait que ses pièces de DCA sont servies par des femmes, dont la plupart n’ont pas d’expérience du combat à pied, au moment où une section de parachutistes SS en infiltration est repérée dans la zone. Le chef décide de leur barrer la route avec un groupe de cinq artilleuses, qui vont se sacrifier jusqu’à la dernière dans la plus pure tradition de l’héroïsme patriotique qu’affectionnent les réalisateurs russes.
Cet héroïsme est mis en exergue par l’infériorité des Soviétiques face aux Allemands, à laquelle s’ajoute le décalage posé entre le héros, blessé de guerre frustré par son affectation sur les arrières d’un front de l’est dont il a déjà connu les rigueurs, et un parterre de jeunes femmes plutôt séduisantes dont l’efficacité en défense aérienne n’a d’égale que leur méconnaissance des bases du combat d’infanterie. En découle un déploiement d’ingéniosité et de débrouille, notamment lorsque le groupe de Russes se fait passer pour des bûcherons en plein travail d’abattage pour faire dévier les Allemands de leur trajectoire et les retarder. L’intrigue fait ressortir des valeurs de droiture morale et disciplinaire, le chef de section s’interdisant tout écart avec ses subordonnées, la guerre et la protection de Moscou étant une priorité absolue.
L’afghanistan sur grand écran
Déjà traité dans Afghan Breakdown (Vladimir Bortko, 1991), qui reste encore à ce jour considéré par le public russe comme la meilleure représentation du conflit afghano-soviétique, l’afghanistan est aussi la toile de fond de 9e Escadron (Fiodor Bondartchouk, 2005). Construit comme une sorte de Full Metal Jacket russe, le scénario est découpé en deux grandes parties : la première dépeint l’arrivée d’un groupe de jeunes paras dans l’armée rouge, depuis leur départ de Sibérie jusqu’à la fin de leur instruction sur une base en Ouzbékistan. À la moitié du film, ils sont alors déployés en Afghanistan et ne vont pas tarder à être engagés dans un combat sanglant contre des moudjahidines, au cours duquel ils seront presque tous tués.
Lointainement inspiré de la bataille de la colline 3234, survenue le 7 janvier 1988 dans la province de Khost, ce combat ne se veut pas une reconstitution historique, puisqu’il s’autorise de larges écarts scénaristiques pour mettre ses personnages dans les situations qu’il souhaite raconter : aux soldats en teeshirt sous un soleil de plomb (à l’opposé d’un mois de janvier à la frontière pakistanaise) et aux talibans utilisant des galeries souterraines plus proches de Star Wars que de l’afpak s’ajoutent le sentiment d’être abandonné par le commandement (alors que, dans la réalité, celuici resta en contact constant avec l’unité, envoyant des renforts et appliquant des feux d’artillerie pour dégager ses hommes), la douleur de voir ses frères d’armes tomber les uns après les autres (tandis que le bilan réel de cette bataille fut de six morts chez les paras contre 200 chez les Afghans) avec, en bouquet final, le thème de l’absurdité de la guerre lorsque, apprenant que Moscou a ordonné la fin des combats et le retrait des troupes depuis deux jours, le dernier survivant du 9e escadron réalise que tous ses camarades sont morts pour rien, si ce n’est un défaut de transmission. Cependant, le film de Bondartchouk ne s’engage pas dans une critique à tout crin de la guerre d’afghanistan, ni de L’URSS en général, et son succès auprès du public russe ( jusqu’à être encensé par
Vladimir Poutine) démontre que son fond manichéen, fait de bravoure virile empreinte de patriotisme, et la façon dont il met en scène la puissance militaire soviétique (chars et hélicoptères d’attaque à l’appui) ne freinent en rien, sciemment ou non, les intérêts propagandistes du Kremlin.
Les guerres contemporaines
Assezpeutraitées,lesdeuxguerresde Tchétchénie ont tout de même inspiré quelques films, notamment Alexandra (Alexander Sokurov, 2007), Captive (Alexei Uchitel, 2008), Prisoner of the Mountains (Sergueï Bodrov, 1996) qui est inspiré de Tolstoï, et War (Alekseï Balabanov, 2002). Ce dernier raconte l’histoire d’un jeune soldat russe et d’un acteur britannique accompagné de sa femme, tous trois retenus captifs par un groupe de Tchétchènes. Les deux hommes seront libérés et s’organiseront ensuite pour retrouver et récupérer la femme, dans ce qui s’apparente à une sorte de tentative de libération d’otage amateur, avec toutes les péripéties que cela peut laisser imaginer.
Si le scénario de War est un peu farfelu, sa réalisation et sa mise en scène détonnent dans la production russe contemporaine à laquelle nous avons eu accès et le film ne s’annonce pas vraiment comme un outil de propagande. Du moins pas d’une manière directe : le personnage le plus courageux et qui parvient à défaire ses adversaires tchétchènes, dont la barbarie et la brutalité sont par ailleurs clairement établies, est un soldat russe qui se paye même le luxe d’offrir une leçon de vie à un Occidental, pris en étau entre son engagement idéaliste et la réalité de la guerre.
La réalisation et la photographie, très sobres et naturelles, sans mouvements de caméra invraisemblables ni effets spéciaux à outrance, confèrent au film un réalisme quasi documentaire, à l’opposé des blockbusters de tous bords. La guerre que l’on voit dans War n’est pas spectaculaire, et le film montre une violence devenue banale dans un camp comme dans l’autre, sans puritanisme et sans héroïsme. In fine, l’armée russe occupe tout de même la place du sauveur dans l’histoire, tout en ayant sauvé aussi la production puisque des agents du SOBR protégeaient le tournage en Tchétchénie et en Kabardino-balkarie.
Autre conflit récent : la guerre de Géorgie, encore moins traitée que la Tchétchénie, sert de décor à August Eight (Dzhanik Fayziev, 2008). Tourné en Ossétie du Nord et en Abkhazie, le film raconte le sauvetage d’un petit garçon par sa mère, brutalement séparée de son fils par une guerre déclarée du jour au lendemain. Les soldats russes tiennent une place d’honneur dans ce blockbuster bien ancré dans les codes hollywoodiens avec moult scènes d’action et effets spéciaux, et sont montrés comme des professionnels aguerris, déterminés et très bien équipés. Le ton léger évoque une vie militaire joyeuse et épanouissante pour qui aime l’action et l’aventure, là aussi très proche des codes de Hollywood et de ce que l’on peut observer dans les films d’action américains.