Dans la roue de Benjamin Sarrazin
de… la roue Benjamin Sarrazin
Kayakiste passionné, Benjamin Sarrazin est aussi le fondateur de la marque de vélos Yuba. Avec son Spicy Curry électrique doté de pneus cloutés, il brave l’hiver dans les Alpes et aspire à inspirer le changement comme on donne des coups de pagaie dans l’habitude pour la transformer en aventure.
En un sens, c’est logique. Logique que la vie de Benjamin Sarrazin, créateur de Yuba Bikes en 2006 entre États-unis et Allemagne, ne ressemble pas à un fleuve tranquille. L’homme est kayakiste, l’a été à haut niveau et ne s’est jamais éloigné des sports d’eau vive. Aussi l’imagine-t-on mal se régaler d’une étendue calme et immobile… quitte à ce que cela lui coûte de récurrentes insomnies de chef d’entreprise. Sur les hauteurs ensoleillées du petit village de Saint-jean-de-sixt, dans les Alpes françaises, Benjamin Sarrazin nous attend. Le Yuba Spicy Curry bleu et blanc, mû par un moteur Bosch Performance Cargo, est de sortie devant le chalet. Pas question d’arriver en retard, il s’agit d’emmener son fils à l’école primaire du village. D’un clic, « Ben » remet en place la batterie de 500 Wh, conservée au chaud, loin des frimas rigoureux de cet hiver 2021. Une grosse paire de gants en peau de mouton retournée, sa doudoune Patagonia sur le dos, un pantalon Carhartt renforcé et doublé sur la couenne, et ses Dolomite costaudes aux pieds, tout respire la qualité, la simplicité et, surtout, la durabilité dans le choix de son équipement quotidien. À l’image des vélos qu’il construit. « Même si on renouvelle la gamme régulièrement en raison des améliorations de design et technologiques qui sont apportées par ailleurs, je ne veux pas que les Yuba soient un produit de consommation ni de mode. Ils sont destinés à durer, à suivre l’évolution de l’individu, de la famille… » C’est d’ailleurs sa vie qui a présidé à la naissance et à l’évolution de la marque.
Yuba, de la rivière au vélo
Parti seul en Californie au début des années 2000 par, comme il le dit, « esprit d’aventure » et amour des sports d’eau vive qui y sont une culture bien plus forte là-bas qu’en France, ce natif de Haute-saône a grandi en Alsace. Féru de grands espaces et de nature, il a vite trouvé la voiture trop encombrante et polluante pour soutenir son activité. Avec Klaus, un ami allemand, il dessine alors le premier Yuba, un vélo cargo rallongé derrière, pour transporter plus facilement son kayak. Quatorze ans plus tard, El Mundo est encore au catalogue, il a simplement suivi les apports d’intégration, de transmission, que les équipementiers génèrent par ailleurs. La consonance latine de son nom fait écho à
« En 1983, mon père est l’un des premiers à acheter des VTT pour les louer. C’était trop avant-gardiste. »
la première destination choisie par Benjamin pour ce trip transformateur. Car avant les États-unis, l’étudiant en sciences et environnement a voyagé un an et demi en Amérique latine afin d’éviter le retour à la fac qui l’ennuie. Il a roulé sa bosse, bivouaqué, posé la tente… L’aventure nature, dans laquelle il emmènera ensuite sa femme, Emily, rencontrée près de la rivière Yuba, à l’occasion d’une fête d’anniversaire rafting-camping où Ben s’était rendu à vélo. Aujourd’hui, avec leurs deux Yuba chargés de tente et de réchauds, ils emmènent leurs enfants, Océane et Boone, du nom de l’aventurier américain Daniel Boone, pionnier de l’exploration du Kentucky et de l’ouest sauvage au XVIIIE siècle, loin des écrans. Sous son
« J’espère que ça peut inspirer de voir des vélos l’hiver avec des skis et 2 ou 3 jeunes enfants derrière. »
casque et son bonnet estampillé La Clusaz, Boone se prête volontiers au jeu des photos. Depuis petit, il a l’habitude. Car Ben vend ce qu’il vit et vit ce qu’il vend : « J’espère que ça peut inspirer les gens de voir des vélos en hiver, avec des skis de fond ou de rando derrière, deux adultes dessus, deux à trois jeunes enfants sur le siège arrière… pour éviter un déplacement automobile quand c’est possible », sourit-il. Un plaidoyer pour une vision sociétale différente, une « philosophie de vie plus globale », comme il le souligne. Le vélo ne s’est pas imposé par hasard. En déchargeant les deux paires de skis de fond et en sortant ses affaires nordiques de ses deux larges sacoches arrière peu après avoir posé Boone à l’heure à l’école, Benjamin se souvient : « En 1983, mon père a été l’un des premiers à acheter des VTT pour les louer. C’était trop avantgardiste, donc ça n’a pas marché, mais de mon côté, ça a fait que très vite, ado, je me suis mis à me déplacer à vélo. Je ne voulais plus prendre le bus, ça m’énervait, tout le monde faisait la gueule ! Je préférais aller à l’école, puis à la fac, à vélo… Je crois que je voyais déjà la solution du deuxroues comme une bonne alternative dans les déplacements. Ça évitait la grisaille des transports en commun, les problèmes de parking, la congestion du trafic… » L’étudiant aux idéaux environnementaux qui rêvait de travailler dans la protection de la planète venait de trouver une partie de la solution au quotidien. Il en trouvera une autre avec Yuba Bikes, qui aspire à généraliser le recours au vélo comme un moyen de déplacement: « Aujourd’hui, ça paraît un lieu commun, mais quinze ans plus tôt, ça n’avait rien d’évident. »
E-eldorado
Bien sûr, l’arrivée du vélo électrique a changé la donne pour le chef d’entreprise qui a fait du cargo son credo. Actionnant un astucieux levier de béquille centrale à l’avant du cadre pour replacer son Spicy Curry dans le champ de la photo, Ben précise : « Avant, les cargos, qui restent des vélos lourds, étaient réservés aux gens qui vivaient dans des zones plates, ou à une élite physique. Aujourd’hui, avec l’électrique, je peux emmener mon gamin à l’école, descendre au bureau et remonter. Si je n’avais pas d’e-bike – et pourtant, j’aime grimper! –, j’y réfléchirais à deux fois. L’électrique empêche de te poser la question de la transpiration, de l’effort physique… Ça ouvre les possibles, c’est pour ça que c’est tellement populaire! » Pour ça aussi que les bureaux-ateliers
« L’électrique empêche de te poser la question de la transpiration, de l’effort physique… ça ouvre les possibles. »
entrepôts de la marque, dans la petite zone artisanale de la Balme-de-thuy, font actuellement peau neuve, s’agrandissent, et que la montagne de modèles encartonnés prêts à partir, aperçus plus tôt cet automne, a aujourd’hui disparu. Depuis deux ans, Yuba a décidé de s’installer là afin de distribuer directement ses vélos en France.
Skis de fond aux pieds et glisse facile alors qu’il fait moins 10 °C, à le voir tellement à l’aise dans cet environnement montagnard, on a du mal à se dire que ce quadra respirant la santé n’habite ici que depuis deux ans, après quinze années américaines. Mais Benjamin Sarrazin fait comme ses vélos, il s’adapte facilement et trouve toujours une solution pour arriver à ses fins: « Jeune, je voulais bosser dans la protection de l’environnement. Ça vient sans doute de deux choses : ma passion du sport de plein air – dans les rivières, tu y vois la pollution chimique des usines qui rejettent leurs déchets, ou physique avec les carcasses de bagnoles… Ça m’a sensibilisé assez tôt à cette problématique. Ensuite, la neige, le ski, car vers 10-12 ans, en Alsace, on a eu deux ou trois années sans neige du tout et la prise de conscience d’un dérèglement climatique a commencé à émerger. » Pour autant, Ben ne se voile pas la face : « Quoi que tu fabriques, l’industrie, c’est sale, ça crée de la pollution. Bien sûr, tu peux avoir des secteurs de production industrielle de bonne qualité, dans le respect des meilleures normes environnementales et sociales possibles, mais un processus industriel n’est jamais neutre. Il reste donc à tendre vers des matériaux plus viables, sur la bagagerie notamment, et à ne pas viser l’obsolescence programmée. Le Yuba électrique sur lequel nous avons emmené ma fille quand elle était petite lui sert aujourd’hui pour aller à l’entraînement de ski de fond. Un peu comme une mobylette, mais en version vélo ! »
Challenges
Parmi la douzaine de personnes qui travaillent au bureau, certains, comme Harald, sont des amis de jeunesse, avec qui il s’offre une virée en canoë sur le
« Le vélo électrique utilitaire doit trouver sa place en milieu rural et semi-rural aujourd’hui. »
tumultueux Fier, une rivière voisine, un 25 décembre. Tous partagent la vision et la passion de cette philosophie du déplacement à vélo, y compris dans les chemins! Ben a d’ailleurs sorti l’an dernier une version VTT de son iconique Spicy Curry. Simplement parce que lui en avait d’abord besoin, pour ouvrir encore plus grand son horizon de piment quotidien: « Je voudrais qu’on arrive à renforcer cet esprit d’aventure, pour que l’équation d’aller d’un point A à un point B ne soit pas toujours liée à un facteur de temps bête et stupide, mais aussi une invitation pour les gens à se laisser porter par ce qui peut être une aventure à vélo. » Proposer des vélos cargos électriques maniables, qui peuvent embarquer de deux à quatre personnes, ou des charges lourdes, et s’offrir des escapades hors bitume, c’est sa façon à lui, idéaliste et réaliste à la fois, d’agir pour la planète et le mieux vivre : « Ça n’a rien de facile, comme les procédés industriels plus vertueux, car ça reste marginal. »
Tout comme la généralisation du vélo électrique en campagne : « Il est déjà installé en ville et dans les montagnes, avec le VTTAE, mais dans les campagnes, il aurait encore plus sa place si on veut réduire l’utilisation des voitures. Et là, il faut une véritable vision politique, comme en Suisse, en Allemagne, en Autriche, où le vélo est complètement intégré au plan de développement urbain. Ça a pris de nombreuses années pour que les villes se réveillent, mais combien de temps ça va prendre pour que les maires des petites communes comprennent que c’est une chance à saisir d’intégrer le vélo dans leur plan de transport, surtout en montagne ! Si on veut faire venir les gens toute l’année, il faut leur proposer de quoi rouler et marcher. Quand tu penses qu’il n’y a même pas un sentier entre Saint-jean et Le Grand-bornand (à 4 kilomètres de là) ! Le Tour de France vient régulièrement par ici, c’est un rendez-vous magnifique, mais comment profite-t-il ensuite aux gens dans leur vie de tous les jours? Plutôt que de développer de nouveaux marchés à l’étranger – nous qui sommes déjà présents aux US, où nous avons d’autres bureaux, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Norvège… –, mon idée est de démocratiser le vélo en milieu rural et semi-rural, parce qu’on trouve des congestions partout… Y compris en saison d’hiver à La Clusaz ! Il y a des bouchons incroyables, et je suis vraiment heureux de me déplacer en Yuba pour les éviter ! »
Marmottes et pagaies
Benjamin sait que le changement passera d’abord par les mentalités : « Aujourd’hui, dès que tu montes sur un vélo l’hiver avec de la neige ou de la glace, on te dit : “Mais tu vas avoir froid !” Alors qu’en fait, on va bien moins vite qu’en ski et on est actif, donc tu t’habilles en ski et ça va bien ! » Il va falloir un peu de patience. Comme au début du VTT en 1983. Comme au début des cargos Yuba en 2006. Ça ne sera pas parfait, il faudra composer. Autour d’une réconfortante tisane après-ski prise dans le box cosy, à l’étage des bureaux, loin du froid mordant qui s’installe une fois le jour tassé, Benjamin Sarrazin sourit en se rappelant que le nom de ses vélos lui avait déjà donné le programme : « Dans la vallée de Sacramento, sur les flancs de la Sierra Nevada, la rivière Yuba est un cours d’eau magnifique, extraordinaire, mais elle est loin d’être calme! Il y a des drops, des trous d’eau, des gorges, des barrages, des canyons… » De quoi régaler les amoureux des sports d’eau vive…