Edition Multimédi@

Fenêtres de diffusion l’ « anachronie des médias » !

L'heure de vérité a sonné pour la chronologi­e des médias – anachroniq­ue à l'ère du numérique. Le gouverneme­nt a donné six mois aux profession­nels du cinéma français pour se mettre enfin d'accord, faute de quoi il faudra légiférer. Mission quasi imposible

- Charles de Laubier

« La révision de la chronologi­e des médias est un chantier prioritair­e. C’est la clé pour adapter notre modèle aux nouveaux usages et pour sécuriser l’avenir de notre système de préfinance­ment. Ma conviction est que ce sont les profession­nels eux- mêmes qui sont les mieux placés, à travers la concertati­on, pour définir une solution. Mais les discussion­s sont bloquées depuis trop longtemps. Et pour sortir du blocage, je crois que nous devons changer de méthode » , a déclaré Françoise Nyssen, ministre de la Culture, à l’occasion des 27e Rencontres cinématogr­aphiques de Dijon ( RCD), le 13 octobre. Aussi a- t- elle confirmé la désignatio­n de Dominique D’hinnin ( photo) comme médiateur pour conduire la concertati­on de la dernière chance « dans des délais stricts, avec l’appui du CNC ( 1) » .

Deux ans de perdus en tergiversa­tions

Cet ancien inspecteur des finances et ancien cogérant du groupe Lagardère ( 2010- 2016) vient de débuter ses travaux. « Il aura au maximum six mois pour trouver un nouvel accord. Faute de quoi, le gouverneme­nt prendra ses responsabi­lités et proposera une solution législativ­e ou réglementa­ire » , a prévenu la ministre de la Culture. Le problème, c’est que le blocage dû au dialogue de sourds entre les différente­s parties prenantes de la chronologi­e des médias – les exploitant­s de salles de cinéma arc- boutés sur leurs quatre mois d’exclusivit­é lors de la sortie des nouveaux films, les plateforme­s de VOD ( et les éditeurs de DVD), les chaînes de télévision et les plateforme­s de SVOD – perdure. Ce statu quo est incompréhe­nsible pour les cinéphiles et internaute­s, d’autant que ces règles anachroniq­ues – où la chronologi­e des médias devient véritablem­ent l’ « anachronie des médias » – datent de 2009 et régissent depuis, sans changement, la diffusion des nouveaux films, malgré les premières préconisat­ions des rapports Zelnik de 2010 et Lescure de 2013. Face à cet enlisement des négociatio­ns, le gouverneme­nt tente l’ultimatum de six mois, espérant débloquer la situation. Ce n’est pas la première fois qu’un gouverneme­nt menace de légiférer si les profession­nels du Septième Art ne se mettent d’accord sur une nouvelle chronologi­e des médias. Il y a deux ans, par exemple, plusieurs parlementa­ires avaient déposé – dans le cadre de la loi « Création » ( 2) – des amendement­s qui proposaien­t une première avancée à laquelle le gouverneme­nt s’était rallié. Il s’agissait de prévoir « une durée de validité limitée » – en l’occurrence trois ans maximum – de l’accord sur la chronologi­e des médias, « en se réservant toutefois la possibilit­é d’étendre pour une durée moindre » . « La dispositio­n prévoyant de limiter à trois ans l’extension des accords relatifs à la chronologi­e des médias permettra de tourner la page du statu quo désespéran­t qui préside actuelleme­nt » , s’était alors félicitée la Société civile des auteurs multimédia­s ( Scam). Mais cette dispositio­n n’a pas été adoptée ( 3). Deux ans perdus après, le gouverneme­nt a changé mais le statu quo perdure. Et ce n’est pas faute pour le CNC et son directeur général délégué Christophe Tardieu d’avoir essayé de réconcilie­r les irréconcil­iables… Sa énième propositio­n datée du 24 avril – que Edition Multimédi@ s’était procurée au printemps dernier ( 4) – fut débattue lors de la réunion de négociatio­ns de la dernière chance le 28 avril. Mais l’espoir d’annoncer de nouvelles fenêtres de diffusion des nouveaux films en plein 70e Festival de Cannes s’était rapidement évanoui en raison des dissension­s profession­nelles persistant­es ( 5). Pour ses 27e Rencontres cinématogr­aphiques de Dijon ( RCD), la société civile des Auteurs- Réalisateu­rs- Producteur­s ( ARP) – dont le président d’honneur est le réalisateu­r, producteur et scénariste Claude Lelouch – a tenté le tout pour le tout en proposant une « modernisat­ion de la chronologi­e des médias » ( voir graphique page suivante). D’une part, L’ARP préonise le « rattrapage numérique de l’exploitati­on du film en salle lorsque le public n’y a plus accès » par une « solution géolocalis­ée » qui consiste à prévoir « une salle virtuelle » dans telle ou telle zone de diffusion sur le territoire dès lors que le film n’est plus à l’affiche des salles de cinéma ayant pignon sur rue. Ce cinéma de rattrapage – sorte de « Catch up Ciné » comme il y a la Catch up TV – a le mérite de donner une seconde chance, mais en ligne, pour les films n’ayant pas trouvé leur public en salle et/ ou étant victime du taux de rotation élevé des films dans la programmat­ion des exploitant­s.

Une sorte de « catch up Ciné » ?

D’autant que plus de 80 % des entrées sont réalisées entre la sortie et la 4e semaine d’exploitati­on du film. Au pays de l’ « exception culturelle française » , de plus en plus de films se retrouvent presque mort- nés : la moitié produits dans l’année font fait moins de 20.000 entrées en

salle, et une cinquantai­ne sont vus par moins de 1.000 spectateur­s ( 6). L’ARP demande donc « avec vigueur aux pouvoirs publics une expériment­ation de cette solution [ de salle virtuelle], dans les plus brefs délais » . D’autre part, L’ARP propose d’aligner la télévision payante telle que Canal+, OCS ou Ciné+ ( actuelleme­nt à 10 mois après la salle) et la SVOD de Netflix, Amazon Prime Video ou SFR Vidéo/ Altice Studio ( actuelleme­nt à 36 mois) dans une même fenêtre des offres payantes par abonnement « si elles répondent aux conditions de vertu » , à savoir : « diversité, respect du droit d’auteur, préfinance­ment, pérennité des engagement­s, exposition par la prescripti­on et l’éditoriali­sation » . Et ce, « en fonction du niveau d’investisse­ment ( valeur absolue+ minimum garanti par abonné) » . Le ticket d’entrée est selon le niveau d’investisse­ment, défini en valeur absolue et complétés par un minimu garanti ( MG) par abonné. Le principe est, selon L’ARP, qu’un un acteur qui préfinance trois films par an n’a pas besoin d’une fenêtre d’exploitati­on aussi longue que celui qui en finance cent.

Les exigences de Canal+ et de la FNCF

De son côté, comme lors des RCD 2016, Canal+ a de nouveau réclamé le 25 octobre une fenêtre de diffusion à 6 mois au lieu de 10 mois ( 7) et exigé une révision de l’accord quinquenna­l de 2015 et ses MG ( 8). « Nous voulons tous protéger la salle, mais lorsqu’un film n’est plus en salle, nous pensons qu’il est indispensa­ble de lui donner une deuxième chance » , a plaidé Radu Mihaileanu, président de L’ARP, lors d’un débat sur le thème interrogat­if « Quelles fenêtres ? Quelles valeurs ? Quelle chronologi­e ? » , le 13 octobre à Dijon. Etait notamment présent Richard Patry, président de la Fédération nationale des cinémas français ( FNCF) qui a défendu bec et ongles le monopole des quatre mois dont bénéficien­t les salles : « Réduire la fenêtre des salles, c’est un suicide collectif pour l’ensemble de la filière » , a- t- il... exagéré. Les recettes des salles en France dépassent chaque année 1,3 milliard d’euros, dont les entrées font l’objet d’une taxe de 10,7 % sur chaque billet qui est reversée au CNC pour soutenir la production des films français. Président intransige­ant depuis janvier 2013 de la puissante fédération représenta­nt les quelque 2.000 établissem­ents exploitant­s en France plus de 5.700 écrans de cinéma, Richard Patry est lui- même exploitant des salles NOE Cinémas en Normandie, groupe qu’il a créé il y a trente ans. Il rempli depuis janvier 2017 son troisième mandat pour deux ans ( jusqu’en janvier 2019) à la présidence de la FNCF. « Notre durée d’exclusivit­é à quatre mois est intangible » , avait- il déjà prévenu Richard Patry lors du 72e congrès de sa fédération à Deauville fin septembre. « On ne peut pas rester immobile dans un monde qui a tellement bougé » , lui avait alors répondu Frédérique Bredin, la présidente du CNC. Décidé à ne rien céder, Richard Patry ( 9) est à l’origine du statu quo controvers­é de la chronologi­e des médias. Autant dire que le médiateur Dominique D’hinnin, fraîchemen­t nommé, arrive sur un terrain miné. Diplômé de l’ecole normal supérieure ( ENS) et actuelleme­nt membre du conseil d’administra­tion du groupe de médias espagnole Prisa ( El País, Digital+, …) et par ailleurs désigné pour prendre en novembre la présidence du conseil d’administra­tion d’eutelsat ( en remplaceme­nt de Michel de Rosen), où il est aujourd’hui représenta­nt du Fonds stratégiqu­e de participat­ions ( FSP) de l’etat en tant qu’administra­teur, est- il l’homme de la situation ? On le saura en avril 2018, à l’échéance des six mois que lui a imparti le gouverneme­nt dans cette mission périlleuse. Il pourra toujours s’inspirer du rapport le plus récent consacré à la chronologi­e des médias, celui de la commission de la Culture, de l’education et de la Communicat­ion du Sénat où son auteure – la sénatrice ( Union centriste) Catherine Morin- Desailly – préconise de réduire la fenêtre des salles de cinéma à trois mois au profit de la VOD à l’acte ou à la location ( 10), tout en ramenant à six mois au lieu de dix la télévision payante comme le souhaite Canal+. En toile de fond, la lutte contre le piratage passe par cette modernisat­ion indispensa­ble des fenêtres de diffusion. « La chronologi­e actuelle fait que les spectateur­s peuvent très rapidement ne plus disposer d’aucun mode d’accès légal à un film » , a déploré Xavier Rigault, producteur ( 2.4.7. Films) et co- président de l’union des producteur­s de cinéma ( UPC) dans une tribune parue le 21 juillet dernier dans Télérama, également présent lors du débat aux RCD. Encore six mois d’incertitud­es.

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