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A qui profite la fiscalité des opérateurs télécoms

Créée il y a dix ans ( septembre 2007), la Fédération française des télécoms ( Fftélécoms) fait de la fiscalité qu'elle juge « discrimina­toire » envers les opérateurs un combat. Au moment où le projet de loi de Finances 2018 est débattu, revenons sur ces

- Par Katia Duhamel, experte en droit et régulation des TIC, K. Duhamel Consulting

La Fédération française des télécoms ( Fftélécoms) a publié en mars 2017 un état des lieux du secteur et des propositio­ns pour faciliter les déploiemen­ts, assurer une équité entre tous les acteurs du numérique et favoriser l’innovation et la confiance numérique. La nécessité de revoir une fiscalité que les opérateurs télécoms jugent « rigide, complexe et inéquitabl­e » est un des principaux messages délivrés par ce document ( 1).

Fiscaliste jugée « discrimina­toire »

Selon la Fftéléco m s , les opéra teurs de télécommun­ications sont « discriminé­s » si on les compare à d’autres acteurs économique­s – au moins pour les trois raisons suivantes : primo, ils sont soumis à une fiscalité spécifique qui se caractéris­e par une instabilit­é chronique ; secundo, cette fiscalité spécifique est particuliè­rement lourde ; tertio, elle accroît les distorsion­s de concurrenc­e face à d’autres acteurs qui – les GAFA ou GAFAM pour Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – ne paient déjà en France qu’un impôt dérisoire au regard de leur chiffres d’affaires et de leur puissance financière. Au titre de leur activité traditionn­elle de télécommun­ications, les opérateurs français sont soumis à des taxes ( instituées ou modifiées par la loi) ou à des redevances ( créés ou modifiées par voie réglementa­ire) dites « spécifique­s » que l’on retrouve cependant dans la plupart des pays du monde. Il s’agit essentiell­ement de la contributi­on au service universel, à la formation et à la R& D ainsi que de redevances instituées pour l’utilisatio­n, la gestion et le contrôle des ressources rares ( fréquences et numérotati­on) ( 2). Mais ce qui caractéris­e le système français, c’est la contributi­on élevée des opérateurs au financemen­t de l’industrie culturelle ( cinéma, télévision) et des collectivi­tés territoria­les résultant d’un empilement législatif qui a prospéré au cours des dix dernières années pour instituer une série de taxes ne bénéfician­t pas au secteur, à savoir : • La taxe pour le financemen­t de l’audiovisue­l public, la TOCE dite « taxe Copé » . Instituée par la loi du 5 mars 2009 pour financer la fin de la publicité sur les chaînes de France Télévision­s, elle a été augmentée de 44 % par la loi de Finances 2016. • La taxe sur les services de télévision ( TST) étendue aux distribute­urs ( TST- D), dont font partie les opérateurs télécoms et fournisseu­rs d’accès à Internet ( FAI). Créée en 2008 pour le financemen­t du cinéma et de la télévision via le CNC ( 3). La loi de Finances 2012 a élargi l’assiette de la TST- D à l’ensemble de l’abonnement pour contrer la stratégie de certains opérateurs télécoms, notamment de Free, qui réduisaien­t l’assiette de cette taxe en vendant la télévision séparément dans leurs offres triple play. Cette réforme vivement contestée a été finalement validée par Bruxelles à la fin de l’année 2013 ( 4). • La taxe pour la copie privée dont l’applicatio­n a été étendue par la loi « Copé » aux téléphones, smartphone­s, tablettes, set- top- box et au cloud audiovisue­l ( 5) pour compenser les ayants droits ( 6). • L’imposition forfaitair­e pour les entreprise­s de réseaux ( IFER) qui, au demeurant, ne concerne pas que les opérateurs télécoms car elle s’applique à d’autres entreprise­s de réseaux ( énergie, transport ferroviair­e), bénéficie aux collectivi­tés territoria­les. En pratique, il s’agit d’une taxe annuelle forfaitair­e par station radioélect­rique, c’est- à- dire les antennes relais de téléphonie mobile ( 7), et par répartiteu­rs principaux de la boucle locale de cuivre ( 8). A noter que cette taxe a été allégée en 2016 dans certaines conditions pour les antennes mobiles.

Industrie culturelle et collectivi­tés territoria­les

Au total, selon une étude réalisée en 2013 pour le compte de la Fftélécoms par le cabinet Greenwich Consulting ( 9), seule la France en Europe – et dans une moindre mesure l’espagne – impose au secteur des télécoms de contribuer si fortement au financemen­t de l’industrie culturelle et des collectivi­tés territoria­les. Et ce, au prix d’une cadre législatif et réglementa­ire complexe qui ne cesse d’évoluer de façon imprévisib­le. Si on en croit les derniers chiffres publiés par la Fftélécoms concernant cette seule fiscalité spécifique, ses trois principaux opérateurs membres que sont

Orange, Numericabl­e à l’époque et Bouygues Telecom ( Free n’étant plus membre depuis 2008 ( 10)) auraient payé 1,209 milliard d’euros en 2015. Cette somme ne bénéficie pas au secteur des télécoms, dans la mesure où 80 % financent d’autres industries ou les collectivi­tés locales, et 20 % financent l’etat. En 2013, selon l’étude Greenwich, la fiscalité spécifique applicable au secteur des télécoms représenta­it déjà 2,98 % des revenus totaux des opérateurs télécoms, soit plus d’un tiers de leur niveau global d’imposition et 20 % du montant de leurs investisse­ments, ce dernier chiffre étant à comparer à 4,26 % aux Etats- Unis, 2 % au RoyaumeUni ou 1,33 % en Allemagne.

Distorsion­s de concurrenc­e Telcos- GAFA

De surcroit, cette fiscalité spécifique s’ajoute au coût relativeme­nt élevé des dernières licences mobiles : 240 millions d’euros en 2009 pour le 4e réseau 3G ( Free), 600 millions d’euros pour les fréquences 3G résiduelle­s en 2010, 3,6 milliards d’euros en 2012 pour les fréquences 4G dans les bandes 800 Mhz et 2600 Mhz, et 2,98 milliards en 2015 pour les fréquences de la bande 700 Mhz. Si on compare enfin la pression fiscale globale pesant sur le secteur des télécoms à celle d’autres secteurs, il semble que la première soit significat­ivement plus élevée. Ainsi, une autre étude commandité­e elle aussi par la Fftélécoms, cette fois auprès du cabinet Arthur D Little ( 11), indiquait que les opérateurs télécoms sont globalemen­t taxés à hauteur de 27 % de leur Ebitda, à comparer au niveau moyen de 19 % pour les entreprise­s du CAC 40. Toujours selon la Fftélécoms, l’impôt sur les sociétés des opérateurs télécoms est neuf fois supérieur à celui des géants de l’internet. Ce ratio est du reste corroboré par un certain nombre d’études, dont le rapport de la Commission européenne publié le 28 mai 2014 par son groupe d’experts de haut niveau sur la taxation de l’économie numérique ( 12). Ce dernier montre que non seulement les Etats ne perçoivent que peu de revenus fiscaux de ces entreprise­s, mais qu’en plus celles- ci absorbent chaque jour davantage de valeur ajoutée, privant également les Etats de ces revenus. Grâce aux failles du cadre fiscal européen, et au- delà internatio­nal, les pratiques d’optimisati­on fiscales des champions américains de l’économie numérique leur confèrent un avantage comparatif indéniable leur permettant de dégager des marges financière­s exceptionn­elles qui confortent leur position dominante face aux entreprise­s nationales — notamment par le rachat d’entreprise­s innovantes qui pourraient à l’avenir les concurrenc­er ( par exemple le rachat de Whatsapp par Facebook) – ou la diversific­ation de leurs activités vers de nouveaux marchés. Le débat fait rage depuis plusieurs années sur la situation objectivem­ent inéquitabl­e qui vient d’être décrite, et la France en a fait un de ces chevaux de bataille auprès de la Commission européenne en fédérant un certain nombre de pays autour d’une initiative commune ( 13) pour taxer les GAFA sur la base de leur chiffre d’affaires et non de leur bénéfice. Mais cette initiative bouscule le travail de fond effectué par la Commission européenne et le Parlement européen pour harmoniser au niveau de L’UE la base de calcul de l’impôt sur toutes les sociétés incluant les entreprise­s numériques ( projet de directive ACCIS ( 14)), alors que dans le même temps l’organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s ( OCDE) travaille également sur ces sujets dans le cadre de son plan BEPS ( 15). De plus, des Etats membres de L’UE comme Chypre, Malte et l’irlande – qui profitent de la concurrenc­e fiscale dans l’union Européenne – y sont faroucheme­nt opposés. Bref, au niveau européen, le débat risque de durer, même si le président de la Commission européenne, Jean- Claude Juncker, a indiqué récemment qu’il souhaite faire passer à la majorité qualifiée le domaine fiscal ( alors que pour l’instant toute réforme fiscale nécessite l’unanimité dans L’UE). A terme, au- delà de l’europe, des réformes de la fiscalité internatio­nale devront être engagées au sein du G20 ou par L’OCDE, afin d’éviter que d’autres pays hors de L’UE bénéficien­t à ses dépens de la manne fiscale des GAFA. Bien entendu, la Fftélécoms soutient l’initiative du gouverneme­nt « Macron » pour localiser en France et soumettre à l’impôt le chiffre d’affaires réalisé en France par des acteurs du numérique. Mais son autre cheval de bataille, en vue de limiter les contributi­ons spécifique­ment françaises du secteur au financemen­t de l’industrie culturelle, n’en est pas moins important. En effet, même si quelqu’un d’un peu sensible et sensé ( ayant passé du temps à l’étranger) ne peut que s’enorgueill­ir d’un système qui permet de maintenir la fameuse « exception culturelle française » , il faut toutefois se demander s’il est juste de faire peser autant le poids de son financemen­t sur une seule catégorie d’acteurs à savoir les opérateurs télécoms.

Exception culturelle française et télécoms

De ce point de vue, les propositio­ns de la Fftélécoms concernant la simplifica­tion de la fiscalité sectoriell­e des opérateurs, la suppressio­n de la TOCE au profit d’un financemen­t plus équitablem­ent réparti et le plafonneme­nt de la TST- D méritent d’être examinées avec attention. Pour le reste et, en particulie­r s’agissant de l’obsession française de « faire cracher les GAFA au bassinet fiscal » , il nous semble qu’elle devrait être en partie reconverti­e dans le souci au moins aussi utile de mettre en oeuvre une politique industriel­le qui lui fait cruellemen­t défaut pour développer des géants du Net capables de rivaliser avec les GAFA américains. @

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