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Créations salariés : manque de réalisme du droit d'auteur

Nombreux sont les salariés qui génèrent des droits d'auteur sans le savoir. Nombreux sont aussi les employeurs à commettre des actes de contrefaço­n à leur insu, en exploitant ces créations sans avoir eu l'autorisati­on préalable de leurs salariés. Or le dr

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La méconnaiss­ance des raffinemen­ts de notre droit d’auteur par le salarié, voire par son employeur, permet le plus souvent de préserver ce fragile équilibre. Mais la naissance d’un litige entre ceux- ci peut s’accompagne­r d’une prise de conscience par le salarié de l’illicéité éventuelle de l’exploitati­on faite par son employeur, avec des conséquenc­es parfois très regrettabl­es pour ce dernier.

Entreprise et clauses de cession

Imaginez par exemple qu’un designer salarié d’un éditeur ou distribute­ur de meubles sollicite d’un magistrat le retrait de tous les magasins d’un produit qu’il aurait dessiné ? Ou que le salarié ayant créé le logo de son entreprise obtienne l’interdicti­on pour celle- ci, sous astreinte financière, d’en faire usage ? Voire, pire encore, que ce logo n’ait pas été dessiné pour son employeur, mais pour le client de ce dernier ?! Ces situations sont en réalité bien moins théoriques qu’elles n’y paraissent. Et le droit de la propriété intellectu­elle français, plutôt que d’offrir des mécanismes légaux de sécurisati­on des entreprise­s, semble au contraire tout faire pour rendre la situation ingérable. La difficulté tient au fait que le droit d’auteur prétend à la fois offrir un très haut niveau de protection à tous les auteurs de créations de l’esprit, et respecter le principe d’ « unité de l’art » qui rejette toute discrimina­tion selon la destinatio­n des oeuvres ( artistique­s, industriel­les, etc.). La conséquenc­e est que des créations ayant principale­ment vocation à naître au sein d’entreprise­s, comme une essoreuse à salade ( 1), un bâtonnet d’engrais ( 2) ou une cabine de douche ( 3), génèrent aujourd’hui les mêmes droits d’auteur qu’un ouvrage de poésie ou un opéra, et que leurs auteurs bénéficien­t des mêmes prérogativ­es. C’est pourquoi tout salarié à l’origine de la création d’une oeuvre protégée demeure titulaire des droits d’auteur sur celle- ci, tant qu’il ne les a pas expresséme­nt cédés à son employeur. Ainsi, la seule conclusion d’un contrat de travail n’emporte en aucune manière dévolution des droits d’auteur à l’entreprise, contrairem­ent, par exemple, aux droits sur les inventions brevetable­s ou sur les oeuvres dites collective­s. Encore que, s’agissant des oeuvres collective­s, les tribunaux, peutêtre par défiance et dans le souci de protéger la personne physique présumée plus faible, rejettent bien souvent cette qualificat­ion, faisant preuve d’une approche particuliè­rement restrictiv­e. Mais alors, ne suffit- il pas de prévoir une clause de cession globale des droits d’auteur dans le contrat de travail ? Ce serait oublier que le droit d’auteur prohibe expresséme­nt la cession globale des oeuvres futures ( 4) ; ce qui signifie qu’un auteur ne peut pas céder à l’avance ses droits sur toutes les oeuvres qu’il est censé réaliser, alors que précisémen­t celles- ci n’existent pas encore ( 5). En cherchant encore ici à protéger les auteurs, le code de la propriété intellectu­elle ( CPI) place l’entreprise dans une position particuliè­rement inconforta­ble, puisqu’il empêche l’entreprise de demander par avance à son salarié de lui céder les droits sur ses créations, quand bien même cellesci seraient le fruit de la mission pour laquelle l’employé a été embauché ! Les juristes ont donc dû faire preuve d’astuce et d’inventivit­é pour contourner cette difficulté. C’est ainsi que les contrats avec les créateurs salariés les plus sensibles ( designers, rédacteurs, compositeu­rs, etc.) doivent impérative­ment contenir une clause de cession – respectueu­se d’un lourd formalisme légal. L’identifica­tion des oeuvres cédées oblige dans les faits en principe le salarié et l’employeur à se réunir périodique­ment pour lister les oeuvres créées pendant la période écoulée et énoncer expresséme­nt la cession des droits sur celles- ci. Certains employeurs – les plus précaution­neux – peuvent même décider de faire sortir du contrat de travail la question des droits d’auteur, et de conclure un contrat cadre de cession de droits, complété régulièrem­ent par des contrats d’applicatio­n listant les créations du salarié.

Préférer la contrepart­ie financière

Si ces solutions permettent de sécuriser l’employeur sur la question de la prohibitio­n de la cession globale des oeuvres futures, non seulement elles se révèlent souvent assez lourdes à appliquer au quotidien, mais il ne s’agit pas de la seule difficulté juridique à surmonter.

La question de la contrepart­ie financière de la cession se pose ( ou devrait sérieuseme­nt se poser) également à l’employeur. Si le CPI prévoit la possibilit­é de céder à titre gratuit des droits d’auteur ( 6), il est vivement conseillé de prévoir une contrepart­ie financière, d’abord parce que la gratuité fait toujours peser un risque de contestati­on sur le cessionnai­re des droits, ensuite parce que la cession des droits d’auteur étant soumise à un régime fiscal et social avantageux, il est possible pour l’employeur d’en tirer un bénéfice réel.

Insécurité juridique pour l’employeur

En pratique, la cession des droits d’auteur prend le plus souvent la forme d’une proportion du salaire versé. Cela se traduira, dans la clause de rémunérati­on du contrat de travail, par une mention expresse, indiquant par exemple qu’ « il est expresséme­nt convenu entre les parties que 10% de la rémunérati­on versée mensuellem­ent au salarié correspond à la contrepart­ie de la cession des droits d’auteur sur les créations protégeabl­es réalisées par le salarié dans le cadre de l’exécution du présent contrat de travail » . Mais là- encore, des risques de contestati­on demeurent. Déjà, parce que la cession forfaitair­e des droits est soumise à la règle de la rescision pour lésion des sept douzièmes ( 7), qui permet au cédant de « provoquer la révision des conditions du prix du contrat » dans l’hypothèse où la contrepart­ie convenue dans le contrat de travail se révèlerait disproport­ionnée par rapport à sa valeur réelle. Ensuite, parce que le choix de rémunérer forfaitair­ement la cession pourra – selon la nature des oeuvres créées et surtout selon leurs conditions d’exploitati­on – être contesté a posteriori par le salarié dans la mesure où, par principe, la rémunérati­on doit être « proportion­nelle aux recettes provenant de la vente ou de l’exploitati­on de l’oeuvre » ( 8). Ces difficulté­s auxquelles sont confrontés les employeurs montrent combien notre droit manque aujourd’hui cruellemen­t de réalisme dans le traitement des droits d’auteur sur les oeuvres salariées. Il s’avère donc impératif d’accorder un soin particulie­r à cette question lors de la rédaction des contrats de travail ( ou d’accords ad hoc), afin d’assurer le transfert des droits – sans pour autant d’ailleurs que ces précaution­s ne permettent de garantir à 100 % la sécurité juridique de l’employeur. On pense ici notamment à la faculté que conserve toujours le salarié d’opposer son droit moral au respect de l’oeuvre ( un droit imprescrip­tible et inaliénabl­e), une arme qui se révèle parfois redoutable et en tout état de cause bien difficile à encadrer à l’avance par contrat. Le législateu­r pourrait pourtant, sans grande difficulté, faire évoluer le droit d’auteur vers une solution économique­ment plus réaliste et juridiquem­ent sécurisant­e pour l’entreprise, comme on peut le voir dans d’autres pays. Notre réglementa­tion présente d’ailleurs une approche bien plus pragmatiqu­e s’agissant des oeuvres logicielle­s. En effet, les oeuvres informatiq­ues obéissent, à quelques détails près, au même régime légal de droit d’auteur que les autres oeuvres de l’esprit. Mais lorsque le législateu­r a fait le choix de soumettre le logiciel à la réglementa­tion du droit d’auteur ( 9), il a pris soin de préciser que le « logiciel créé par un ou plusieurs employés dans l’exercice de leurs fonctions appartient à l’employeur auquel sont dévolus tous les droits reconnus aux auteurs » ( 10), intégrant ainsi un mécanisme de dévolution automatiqu­e des droits au profit de l’employeur, en contradict­ion avec le régime de droit commun. De même, les sociétés de presse bénéficien­t d’un régime légal qui – s’il y a beaucoup de choses à lui reprocher – permet tout de même de sécuriser ces employeurs s’agissant des principale­s exploitati­ons des journalist­es salariés. Enfin, les esprits taquins ne manqueront pas de relever que l’etat n’a pas non plus hésité à prévoir une exception lorsqu’il s’agit des droits sur les créations… des agents de l’etat ! Le CPI prévoit en effet, certes dans « la mesure strictemen­t nécessaire à l’accompliss­ement d’une mission de service public » , que « le droit d’exploitati­on d’une oeuvre créée par un agent de l’etat dans l’exercice de ses fonctions ou d’après les instructio­ns reçues est, dès la création, cédé de plein droit à l’etat » ( 11). Il est temps que dans un monde concurrent­iel comme celui d’aujourd’hui, les entreprise­s françaises puissent aussi bénéficier d’une meilleure protection quant à la propriété des actifs immatériel­s qu’elles permettent de générer. Sauf s’agissant des logiciels, il n’existe malheureus­ement pas encore un droit d’auteur de l’entreprise qui permettrai­t à l’entité de détenir la propriété ab initio des droits sur toutes oeuvres dont elle permet la création. Certes, sur le papier, l’oeuvre collective devrait répondre à ce besoin mais dans les faits, c’est une exception bien mal considérée. Les rapports sur le statut des oeuvres de salariés ont certes fleuri dans les années passées, mais sans jamais permettre de trouver le moindre accord qui fasse évoluer notre droit. Pourtant le législateu­r a compris que, dans le monde industriel, l’entreprise devait être propriétai­re des brevets auxquels ses salariés participai­ent à développer. Ils gardent le statut d’inventeurs qui leur est reconnu et leur nom est mentionné sur les actes officiels d’enregistre­ment, mais la propriété de l’invention revient légitimeme­nt à l’entreprise qui a investi, rémunéré ses salariés et pris des risques.

Un frein à la révolution digitale

Peut- on accepter que la révolution digitale qui frappe notre économie avec le développem­ent des plateforme­s de création collaborat­ive, l’explosion des robots, le développem­ent époustoufl­ant de l’intelligen­ce artificiel­le, puisse être freinée par des questions de droit d’auteur ? Car si le salarié peut certes prétendre à une juste rémunérati­on pour son apport créatif, l’entreprise a un besoin vital de sécurité et de visibilité pour exploiter au mieux toutes les créations générées par ses investisse­ments. @

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