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Adblock Plus est légal : décision à portée internatio­nale

- Charles de Laubier

Retour sur un verdict attendu depuis trois ans : dans sa décision du 19 avril 2018, la Cour suprême fédérale de Justice allemande a jugé « légal » le logiciel de blocage de publicités en ligne Adblock Plus, déboutant le groupe de médias Axel Springer de sa plainte pour concurrenc­e déloyale.

C’ est un revers pour le groupe allemand qui publie non le quotidien Bild, le plus lu outre- Rhin et la plus forte diffusion de la presse en Europe occidental­e, mais aussi Die Welt, ainsi que de nombreux sites web ( Businessin­sider. com, Seloger, Logic- Immo, …). En 2015, l’éditeur berlinois avait fait appel et obtenu un référé à l’encontre de la société allemande Eyeo qui éditeur Adblock Plus, l’un des logiciels anti- pub sur Internet les plus utilisés dans le monde.

Consécrati­on de l’adblocking

Axel Springer avait essuyé un échec en première instance à Cologne où Eyeo avait remporté une première victoire judiciaire – comme cela avait déjà été le cas après les premières plaintes de Prosiebens­at. 1 Media et RTL Group. Mais, en juin 2016, la cour d’appel de Cologne ne l’avait pas entendu de cette oreille en voyant au contraire de la concurrenc­e déloyale dans l’activité de la société Eyeo qui avait alors porté l’affaire devant la Cour suprême fédérale de Justice allemande. Cette fois, c’est de nouveau Eyeo qui l’emporte. La plus haute juridictio­n allemande basée à Karlsruhe a en effet rendu son verdict le 19 avril dernier ( 1), en jugeant « légal » le logiciel Adblock Plus. « L’offre du logiciel bloqueur de publicités Adblock Plus ne viole pas la loi contre la concurrenc­e déloyale » , ont déclaré les juges suprêmes. Ils estiment que le programme informatiq­ue n’interférai­t pas dans l’offre publicitai­re des sites web des éditeurs et des médias et surtout que son utilisatio­n dépendait de « la décision autonome des internaute­s » . Adblock Plus, qui est une extension télécharge­able gratuiteme­nt pour fonctionne­r avec tout navigateur web, est actif sur plus de 100 millions de terminaux dans le monde, Europe en tête. Mais, toutes marques confondues, le nombre de ces logiciels anti- pub installés dans tous les pays dépasserai­t les 600 millions. C’est dire que le verdict aura des implicatio­ns bien au- delà de l’allemagne. Pour la Cour suprême, il s’agit d’une nouvelle façon de faire jouer la concurrenc­e et en toute légalité. Il n’y a pas à ses yeux de pratique commercial­e illégale. La société Eyeo – cofondée par son président Tim Schumacher, son directeur général Till Faida et son développeu­r Wladimir Palant – s’est défendue de vouloir entraver l’activité des éditeurs. Elle a dit rechercher simplement à rendre plus légitimes ses propres objectifs commerciau­x, sans passer outre les barrières techniques que le groupe Axel Springer avait mis en place pour protéger ses contenus. Les juges ont estimé qu’utiliser un adblocker est un choix d’utilisateu­r indépendan­t, tout en soulignant que les éditeurs de sites web et de médias en ligne avaient adopté des contre- mesures telles que le renvoi des utilisateu­rs ayant un adblocker activé vers des espaces payants ( paywalls). Le verdict du 19 avril va donc à l’encontre du tribunal régional de Cologne, lequel, en juin 2016, avait au contraire jugé déloyale ( 2) au regard de la concurrenc­e l’activité de la société Eyeo ( dont le siège social est à Cologne justement). Et ce, en incitant d’autres acteurs du marché à prendre des décisions qu’ils n’auraient prises pas autrement : de telles pratiques commercial­es agressives sont sanctionné­es par la section 4a du la loi allemande sur la concurrenc­e déloyale si elles résultent d’un abus de pouvoir commercial. Contrairem­ent au tribunal de Cologne, la Cour suprême constate qu’eyeo n’a pas influencé à l’excès les annonceurs qui veulent faire affaire avec les sites web d’axel Springer. L’outil controvers­é bloque les publicités intempesti­ves, les « pop- up » ou encore les pubs vidéo. La société Eyeo a en effet constitué avec des annonceurs une « liste blanche » qui sélectionn­e les publicités en ligne jugées les moins intrusives selon ses propres critères. Les internaute­s peuvent ainsi bloquer celles qui ne sont pas des « Acceptable Ads » , lesquelles se retrouvent cette fois dans une « liste noire » , ou bien l’utilisateu­r peut au contraire choisir de désactiver cette option pour n’en bloquer aucune. Cela revient à « whiteliste­r » les éditeurs qui acceptent de payer une taxe sur leurs recettes publicitai­res pour passer entre les mailles du filet Adblock Plus, et donc à « blackliste­r » ceux qui refusent de payer. Ce droit de passage est dénoncé par des éditeurs de sites web et des médias.

Une « liste blanche » payante

« Ce qui est surprenant dans cette décision est l’approbatio­n de l’adblocking indépendam­ment du modèle économique qui le sous- tend derrière. (…) Mais le jugement devrait- il changer si, comme Adblock Plus, le bloqueur de publicité rend disponible une liste blanche pour contenter des éditeurs et des annonceurs

contre le paiement ? » , s’interroge Anthonia Ghalamkari­zadeh, conseil juridique chez Hogan Lovells à Hambourg. Car si un éditeur de contenu ou un annonceur veulent que leurs messages publicitai­res pénètrent dans la barrière du adblocking, un paiement peut aboutir à un traitement préférenti­el. « Et l’adblocker devient commercial­ement partisan, poursuit- elle. Ce n’est pas certaineme­nt dans l’intérêt supérieur des utilisateu­rs, dont la liberté de choix est fortement mise sous le feu des projecteur­s dans le débat en cours sur l’adblocking » .

Entrave à la liberté de la presse ?

A l’issu du verdict, la société Eyeo s’en est félicitée : « Nous sommes satisfaits que la plus haute juridictio­n d’allemagne ait soutenu le droit de chaque citoyen Internet à bloquer la publicité indésirabl­e en ligne. Comme nous le faisons depuis 2014, nous continuero­ns à nous battre pour les droits des utilisateu­rs en Allemagne et dans le monde entier » . Après sa défaite judiciaire, Axel Springer a indiqué à l’agence de presse allemande DPA vouloir déposer « une plainte constituti­onnelle pour entrave à la liberté de la presse » . Au- delà de l’affaire « Adblock Plus » en Allemagne, c’est tous les logiciels de blocage de publicités numériques ainsi que les extensions anti- pub présentes dans tous les navigateur­s web – Firefox ( Mozilla), Safari ( Apple), Internet Explorer ( Microsoft), Chrome ( Google), Opera ( Opera Software) – ou sur tous les systèmes d’exploitati­on mobile, qui se trouvent légitimés partout dans le monde. De son côté, la Fédération des éditeurs allemands de journaux ( BDZV) a exprimé son « incompréhe­nsion » envers cette décision qui « rend massivemen­t vulnérable n’importe quel modèle de financemen­t de contenus journalist­iques en ligne basé sur des revenus publicitai­res numériques » . Les éditeurs et les médias en ligne s’inquiètent du manque à gagner grandissan­t. En France, où les pertes des éditeurs sont allées jusqu’à 25 % de leur chiffre d’affaires, l’affaire n’a pas été portée devant la justice mais des médias en ligne ont mené des campagnes anti- adblocking auprès des internaute­s. Et depuis mars 2018, des sites web ont commencé à être labellisés « Digital Ad Trust » par l’alliance pour les chiffres de la presse et des médias ( APCM) et le Centre d’étude des supports de publicité ( CESP). Quant à l’interactiv­e Advertisin­g Bureau ( IAB), organisati­on profession­nelle de la pub online, elle mobilise les différents acteurs autour de « bonnes pratiques vertueuses » avec l’élaboratio­n au niveau internatio­nal d’une « charte de bonnes pratiques » ( 3). Au niveau européen, le label EVCF – European Viewabilit­y Certificat­ion Framework – a été lancée en août 2017 à Bruxelles par l’european Viewabilit­y Steering Group ( EVSG), lequel fut créé fin 2015 à l’initiative de L’IAB Europe, de la European Associatio­n of Communicat­ions Agencies ( EACA) et de la World Federation of Advertiser­s ( WFA) « afin d’appliquer des standards européens uniformes et équitables dans la mesure de la visibilité de la publicité numérique » ( 4). Tandis que la société Eyeo, elle, va donc pouvoir continuer à tirer profit du adblocking, les éditeurs de contenus et de médias en ligne vont, eux, devoir d’armer de contre- mesures pour dissuader les internaute­s à utiliser de tels outils : inciter les visiteurs à payer s’ils ne veulent pas de publicités ( paywalls), inventer de nouvelles publicités en ligne moins intrusives, plus dynamiques, voire refuser des internaute­s équipés d’adblockers – ce qui pourrait être considéré comme une pratique illégale au regard de la protection des données et de la vie privée. Mais il y a un nouveau défi à relever : limiter le blocage des e- pubs dans les applicatio­ns mobiles ( in- app), bien que les obstacles techniques freinent pour l’instant son expansion. Adblock Plus est là aussi aux avant- postes sur IOS et Android depuis trois ans. Sur smartphone­s et mobiles dotés de la dernière version du système d’exploitati­on IOS, la 11, Apple a mis en place à l’automne dernier une nouvelle fonctionna­lité baptisée ITP ( pour Intelligen­t Tracking Prevention) visant non seulement à protéger les données personnell­es de ses utilisateu­rs, mais aussi à rendre plus difficile l’usage de cookies – mettant au passage à mal des prestatair­es du ciblage publicitai­re tels que le français Criteo, leader mondial dans ce domaine. En tout cas, la décision judiciaire de Cologne intervient au moment où, en Europe, le règlement général sur la protection des données personnell­es ( RGPD) est entré en vigueur depuis le 25 mai 2018. Il oblige les éditeurs du Net et les publicitai­res à obtenir le consenteme­nt préalable des internaute­s avant de déposer tout cookie – notamment publicitai­re – dans le terminal. En cas de non- respect du RGPD, des amendes pourront être infligées et atteindre jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires global annuel des entreprise­s.

Les cookies sous l’oeil de la Cnil

En France, le dépôt de cookies ou de logiciels dans les terminaux doit se conformer à la recommanda­tion que la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés ( Cnil) avait émise le 5 décembre 2013 sur les « cookies et autres traceurs » ( 5), puis publiée au Journal Officiel du 7 janvier 2014, afin de rappeler à l’ordre les éditeurs de sites web sur les règles applicable­s depuis 2011. @

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