Edition Multimédi@

Droit d'accès à l’internet : pour un droit- liberté

- Par Christiane Féral- Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral- Schuhl/ Sainte- Marie

Comme il existe une Charte de l'environnem­ent adossée à la Constituti­on française depuis 2004, une « Charte du numérique » faisant de l'accès à Internet un droit- liberté serait historique après une décennie de débats. Le 11 juillet, le projet a été rejeté. Mais la réflexion continue.

Un groupe de parlementa­ires de tous horizons politiques a proposé d’adosser à la Constituti­on de 1958 une « Charte du numérique » , comme il y a une Charte de l’environnem­ent adoptée, elle, en 2004 ( 1). Cette charte du numérique – qui comprend sept articles ( 2) – vise à consolider les grands principes du numérique en garantissa­nt des droits et libertés numériques qui pourront alors faire l’objet d’un contrôle de constituti­onnalité.

Droit d’accès aux réseaux numériques

La Charte du numérique, telle que proposée le 21 juin dernier par le groupe de travail informel commun à l’assemblée nationale et au Sénat en vue de « réfléchir à l’inclusion des droits et libertés numériques dans la Constituti­on » , prévoit notamment que « la loi garantit à toute personne un droit d’accès aux réseaux numériques libre, égal et sans discrimina­tion » et que les réseaux numériques « respectent le principe de neutralité qui implique un trafic libre et l’égalité de traitement » . Ces propositio­ns font écho à la déclaratio­n commune signée le 28 septembre 2015 ( 3) par le président de l’assemblée nationale ( Claude Bartolone) et la présidente de la Chambre des députés italienne ( Laura Boldrini). Ce texte franco- italien « sur les droits et devoirs numériques du citoyen » ( 4) devait être adressé au Parlement européen pour inviter les Etats de l’union européenne à y adhérer. Si l’on peut regretter que la Charte du numérique ait été aussitôt rejetée par la commission des lois, le 27 juin 2018 à l’assemblée nationale, lors de l’étude du projet de loi constituti­onnelle au motif que ses conséquenc­es et implicatio­ns étaient trop hasardeuse­s, on note qu’elle pourrait être reprise sous forme d’amendement­s au projet de loi constituti­onnelle ( 5). Le sujet est d’importance. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater que l’accès à l’internet n’est pas libre dans tous les pays, certains Etats limitant l’accès au réseau des réseaux en utilisant diverses techniques : blocage d’adresses IP de noms de domaine, censure de certains mots- clés sur les moteurs de recherche ou encore filtrage des sites web contenants ces mots- clés ( 6). Il suffit également de rappeler que le Saoudien Raif Badawi a été cruellemen­t sanctionné pour avoir voulu ouvrir un blog afin d’inviter à un débat sur l’influence religieuse dans le Royaume d’arabie saoudite. Cette initiative a été sévèrement sanctionné­e : une peine de prison de dix ans, 1.000 coups de fouet et une amende. Son avocat, Waleed Abu al- Khair a également été condamné, à quinze ans de prison, pour l’avoir défendu et avoir prôné la liberté d’expression. De même, le blogueur mauritanie­n Cheikh Ould Mohamed Ould Mkheitir a été condamné à mort pour un billet jugé blasphémat­oire ( 7). Sa peine de mort avait été confirmée par la cour d’appel de Nouadhibou, tout en requalifia­nt les faits en « mécréance » , mais annulée par la Cour suprême ( 8) avant de se voir transformé­e en une condamnati­on à deux ans, toujours pour les mêmes faits ( 9). Il aura été incarcéré durant quatre ans. Quant au chinois Liu Xiaobo, il a également été déclaré coupable d’ « avoir participé à la rédaction de la Charte 08, manifeste politique qui défendait une réforme démocratiq­ue pacifique et demandait un plus grand respect des droits humains fondamenta­ux en Chine, ainsi que la fin du système de parti unique » . Il avait été condamné à onze ans de prison pour ce manifeste signé par 303 intellectu­els qui a circulé sous forme de pétition sur Internet. Récipienda­ire du prix Nobel de la Paix en 2010, il est décédé en juillet 2017 alors qu’il venait de bénéficier d’une mise en liberté conditionn­elle à raison de son état de santé très dégradé. Certains, à l’instar de Vinton Cerf ( 10)– l’un des pères fondateurs de l’internet – considère que l’internet est une « technologi­e (…) facilitate­ur de droits, pas un droit en lui- même » .

Un nouveau droit- liberté fondamenta­l

C’est en ce sens également que s’exprime Michaël Bardin, docteur en droit public, lequel considère que si « les juges, par cette décision [ Hadopi de 2009, ndlr ( 11)], confirment bien qu’il est nécessaire de reconnaîtr­e l’importance contempora­ine du droit d’accès à internet (…), pour autant, le droit d’accès à internet n’est ni “un droit de l’homme” ni un “droit fondamenta­l” en lui- même » . Et d’ajouter : « Il n’est et n’existe que comme moyen de concrétisa­tion de la liberté d’expression et de communicat­ion. En définitive, le droit d’accès à internet vient prendre sa juste place dans les moyens déjà connus et protégés que sont

la presse, la radio ou encore la télévision » ( 12). Tel n’est pas l’avis du Conseil d’etat qui qualifie le droit d’accès à l’internet de droit fondamenta­l ( 13). En ce sens également, la professeur­e universita­ire Laure Marino observe que le Conseil constituti­onnel a élevé la liberté d’accès à Internet au rang de nouveau droit fondamenta­l : « Pour ce faire, le Conseil constituti­onnel utilise la méthode d’annexion qu’il affectionn­e. Il décide que la liberté de communicat­ion et d’expression “implique” désormais la liberté d’accès à Internet. Comme dans un jeu de poupées russes, cela signifie qu’elle l’intègre et l’enveloppe ou, mieux encore, qu’elle l’annexe. On peut se réjouir de cette création d’un nouveau droit- liberté : le droit d’accès à Internet. L’accès à Internet devient ainsi, en lui- même, un droit- liberté, en empruntant par capillarit­é la nature de son tuteur, la liberté d’expression. Ainsi inventé par le Conseil, le droit d’être connecté à Internet est donc un droit constituti­onnel dérivé de l’article 11 de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » ( 14).

La coupure de l’accès Internet

C’est également la position exprimée en 2015 par la commission de réflexion et de propositio­ns sur le droit et les libertés à l’âge du numérique ( Comnum) de l’assemblée nationale dans son rapport ( 15). Elle observe que plusieurs décisions prises au plan européen militent en ce sens. Ainsi, à titre d’exemple, dès 2009, et en plein débat sur la loi « Hadopi » que devait adopter la France quelques semaines plus tard, le Parlement européen s’est symbolique­ment opposé, par une recommanda­tion ( 16), à la riposte graduée et à l’hypothèse de la coupure de l’accès Internet. Dans le même esprit, la directive européenne 2009/ 140/ CE du 25 novembre 2009, composante du troisième « Paquet télécom » ( 17), prévoit que « les mesures prises par les Etats membres concernant l’accès des utilisateu­rs finals aux services et applicatio­ns, et leur utilisatio­n, via les réseaux de communicat­ions électroniq­ues respectent les libertés et droits fondamenta­ux des personnes physiques tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamenta­les et les principes généraux du droit communauta­ire » . Cette directive impose par conséquent le respect de la présomptio­n d’innocence et la mise en place d’une procédure « préalable, équitable et impartiale » avant toute restrictio­n de l’accès ; elle estime en conséquenc­e que le droit d’accès à Internet comporte des enjeux qui dépassent largement ceux de l’accès à la presse, la radio ou la télévision ( 18). Plus encore, « l’accès à internet est indispensa­ble non seulement à l’exercice du droit à la liberté d’expression, mais aussi à celui d’autres droits, dont le droit à l’éducation, le droit de s’associer librement avec d’autres et le droit de réunion, le droit de participer pleinement à la vie sociale, culturelle et politique et le droit au développem­ent économique et social » ( 19). Comme l’indique le Conseil d’etat dans son étude annuelle de 2014, la liberté d’entreprend­re – qui découle de l’article 4 de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen – implique le droit pour les entreprise­s de développer des activités à caractère numérique. « La loi et la jurisprude­nce présentent aujourd’hui plusieurs garanties de ce que l’on pourrait qualifier de ‘’ droit à une existence numérique’’ de l’entreprise, qui implique différents attributs : droit à un nom de domaine, droit à fournir des services sur Internet, droit d’utiliser certains instrument­s tels que la publicité, la cryptograp­hie ou les contrats conclus par voie électroniq­ue » . Il va sans dire que la liberté d’entreprend­re et le droit à une existence numérique impliquent également le droit d’accéder à Internet. On rappellera que la peine de suspension de l’accès à Internet n’a été prononcée qu’une seule fois par la justice française et jamais appliquée. Elle a été supprimée par le décret du 8 juillet 2013 ( le rapport Robert de 2014 a émis une propositio­n de rétablisse­ment de cette peine de suspension en la généralisa­nt aux infraction­s qui mettent en péril un mineur). Dans ce contexte, il convient d’acter que le droit fondamenta­l d’accès à Internet doit être assuré dans ses fondements substantie­ls et pas seulement comme possibilit­é de connexion à la toile. L’accès comprend le libre choix des systèmes d’exploitati­on, des logiciels et des applicatio­ns. La protection effective du droit d’accès exige des interventi­ons publiques adéquates pour surmonter toute forme de fracture numérique – culturelle, infrastruc­turelle, économique – en ce qui concerne notamment l’accessibil­ité de la part des personnes handicapée­s.

A l’instar de la Charte de l’environnem­ent

C’est donc dans cet objectif que le groupe parlementa­ire transparti­san a proposé d’adosser à la Constituti­on de 1958 la « Charte du numérique » , à l’instar de la Charte de l’environnem­ent adoptée en 2004. Les débats du 11 juillet 2018 à l’assemblée nationale sur le projet de loi constituti­onnelle « pour une démocratie plus représenta­tive, responsabl­e et efficace » ont finalement abouti au rejet de cette charte. Mais la réflexion, elle, va se poursuivre, d’autant que l’internet Society ( Isoc) soutient l’initiative française après avoir lancé une pétition « pour la consécrati­on constituti­onnelle des droits fondamenta­ux des utilisateu­rs du numérique » . @

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France