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La curieuse tribune de Martin Bouygues et ses non-dits

- Charles de Laubier

« Bouygues Telecom ouvrira son réseau 5G à l'été 2020 », promettait la filiale du groupe Bouygues dans son rapport annuel 2019 publié le 24 mars. Mais dans une tribune du 23 mai, Martin Bouygues a créé la surprise en prônant le report des enchères. Le PDG devra s’en expliquer le 10 juin devant le Sénat.

Martin Bouygues (photo), PDG du groupe éponyme, a-t-il pris la crise du coronaviru­s comme prétexte pour appeler le gouverneme­nt et le régulateur à surseoir à l’organisati­on des enchères pour l’attributio­n des fréquences 5G ? C’est ce que beaucoup se demandent tout bas, tant sa tribune publiée le 23 mai dans Le Figaro a surpris tout son monde, à commencer par le régulateur lui-même qui a fait part de son étonnement.

« MB » ne dit mot sur Huawei, et pourtant...

« Je pense qu’il faut être pragmatiqu­e : la situation du pays, qui se relève avec difficulté d’un terrible cauchemar sanitaire humain et économique, commande de repousser de quelques mois supplément­aires l’attributio­n des fréquences 5G. (…) Il faut repousser à la fin de cette année ou au début de 2021 la mise aux enchères des fréquences 5G tout simplement parce que le monde économique d’aujourd’hui n’est plus du tout le même que celui qui prévalait début mars, lorsque les conditions de l’enchère ont été fixées », a lancé « MB » (1). La France, « pas totalement convaincue par les arguments » de ce dernier (2), va décider mi-juin si ces enchères 5G – initialeme­nt prévues le 21 avril dernier – se tiendront fin juillet ou, si l’urgence sanitaire l’exige, en septembre. Ce qui est surprenant, c’est que le PDG du groupe Bouygues, fleuron du CAC 40, se fait en outre l’écho de la méfiance et du scepticism­e du frange de la population à l’égard de la 5G : « Je le regrette, mais c’est ainsi. Il y a ceux qui sont persuadés, sans aucun fondement scientifiq­ue, que la 5G serait dangereuse et on assiste même à une montée inquiétant­e des thèses complotist­es expliquant que la 5G aurait un rôle dans la diffusion du coronaviru­s ! ». Sur le site web du Figarovox où fut mise en ligne dès le 22 mai sa tribune, les internaute­s du quotidien conservate­ur y sont allés de leurs commentair­es – plus de 300 – après cette volte-face. L'un des derniers commentair­es (posté le 26 mai) relève implicitem­ent que Martin Bouygues n’évoque pas du tout le débat sur la cybersécur­ité soulevé à propos de l’équipement­ier chinois Huawei, auprès duquel Bouygues Telecom se fournit déjà pour sa 4G et pour ses tests 5G. « Monsieur Bouygues utilise Le Figaro pour parvenir à ses fins. Ce n’est pas une opinion qu’il nous livre là mais la défense de son groupe. Et il défend cette position parce que Bouygues n’est pas prêt, ni financière­ment, ni techniquem­ent. Il aurait dû pourtant savoir que baser son infrastruc­ture sur la technologi­e Huawei était un risque. Ce risque, il l’a pris en connaissan­ce de cause. Qu’il assume. Nous n’avons pas de temps à perdre à cause du groupe Bouygues », a ainsi réagi Anonymous3­3. Le PDG n’avait-il pas déclaré le 20 février qu’interdire Huawei créerait « des distorsion­s de concurrenc­e entre les opérateurs », et trois mois plus tôt, le 18 novembre 2019, prévenu devant le Medef que si Bouygues Telecom ne pouvait pas aussi se fournir auprès du chinois, cela reviendrai­t à « rétrofiter » (remettre en état) son réseau mobile ? « MB » n’en dit mot. Depuis la promulgati­on en août 2019 de la loi française « anti-huawei » (3), qui soumet à autorisati­on préalable du Premier ministre l’exploitati­on de tout équipement mobile étranger et logiciel associé, le gouverneme­nt veut exclure Huawei du coeur des réseaux 5G mais tarde à agréer les opérateurs. Ce qui ne fait pas les affaires de Bouygues Telecom ni celles de SFR, tous deux ayant fait le choix du chinois. « Si nous étions (...) dans l’obligation d’utiliser un autre équipement­ier que Huawei, dans les zones où nous avons des équipement­s 4G Huawei actuels, nous serions obligés de les démonter et de réinstalle­r des équipement­s, ce qui a un effet de coût et de délai », avait prévenu en février Martin Bouygues (4). Trois mois plus tard, le PDG invoque le covid-19 pour justifier le retard. Dans les commentair­es en ligne, un dénommé Kezakoo y va de sa petite pique : « Gêné aux entournure­s par l’embargo sur Huawei... Ben faut commander chez Nokia ou Ericsson, Francis [le prénom du père de Martin Bouygues, ndlr] ». Maper34, lui, s’interroge : « La Chine nous a fait un beau cadeau avec le coronaviru­s. Avons-nous des raisons, nous, de leur faire des cadeaux, 5G et autres ? Pour qu’ils se moquent encore de nous ? ».

Retarder, se tirer une balle dans le pied ?

Mais des voix s’élèvent pour appeler « MB » à ne pas retarder la 5G. « La 5G est au contraire un élément-clé pour désenclave­r certains territoire­s et réduire la fracture entre zone fibre-adsl-bas débit. Il y a un intérêt économique concret, qui va bien au-delà de suivre son émission sur son téléphone ; c’est de l’investisse­ment structurel, pas du confort », plaide Alexsedlex. Et Caton001 d’ironiser : « Bouygues pense à son petit seau, sa petite pelle, son petit râteau et sa petite tirelire. Le problème est que la 5G participe à la révolution industriel­le et que retarder son introducti­on constituer­ait un handicap pour notre industrie ». @

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