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Droit voisin de la presse : Google sous surveillan­ce

La décision rendue par l'autorité de la concurrenc­e (ADLC) le 9 avril dernier à l'encontre de Google, à la demande de l'alliance de la presse d'informatio­n générale (APIG), du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et de l'agence France-presse

- Par Christophe Clarenc, avocat, Cabinet DTMV & Associés

Tout d’abord, la décision 20-MC-01 illustre la volonté d’action et d’interventi­on rapide de L’ADLC à l’encontre des pratiques dommageabl­es des « plateforme­s numériques structuran­tes », au bénéfice ici de la pérennité même du secteur de la presse d’informatio­n. Ensuite, cette décision (1) porte sur la « mise en oeuvre » et le « contournem­ent » par Google du droit voisin spécialeme­nt instauré par la législatio­n au profit des éditeurs de presse pour l’utilisatio­n en ligne de leurs contenus par les « fournisseu­rs de services de la société de l’informatio­n ». Et elle aboutit à travers ses injonction­s à placer l’exécution de la rémunérati­on des éditeurs de presse au titre du droit voisin sous le contrôle et le pouvoir de sanction de L’ADLC.

Plateforme­s numériques structuran­tes

Dans sa contributi­on du 19 février dernier au « débat sur la politique de concurrenc­e et les enjeux numériques » (2), L’ADLC a placé les « plateforme­s numériques structuran­tes » au centre des préoccupat­ions, en les définissan­t comme toute « entreprise qui fournit en ligne des services d’intermédia­tion en vue d’échanger, acheter ou vendre des biens, des contenus ou des services » et qui, « en raison de l’importance de sa taille, sa capacité financière, sa communauté d’utilisateu­rs et/ou des données, détient un pouvoir de marché structuran­t lui permettant de contrôler l’accès ou d’affecter de manière significat­ive le fonctionne­ment du ou des marchés sur lesquels elle intervient » (3). Ces plateforme­s structuran­tes sont celles des grands fournisseu­rs américains d’infrastruc­tures et de services informatiq­ues sur Internet, les « GAFAM », qui contrôlent l’industrie des « services de la société de l’informatio­n » déployés au coeur du « marché numérique unique », qui dominent et concentren­t dans leurs systèmes et leurs nuages informatiq­ues les activités en ligne, les données, les traitement­s à distance et les programmes d’intelligen­ce artificiel­le (IA) de la société européenne. On peut rappeler cet état et ce bilan de domination, de colonisati­on (4) et de dépendance du « marché numérique unique » à l’heure des discours alarmés sur l’autonomie de l’union européenne et la souveraine­té de ses Etats membres dans les technologi­es, biens et services essentiels. Google est au premier rang des plateforme­s structuran­tes et de la responsabi­lité concurrent­ielle à ce titre (5). A travers son moteur « Search » et ses systèmes « Chrome » et « Android » associés, Google domine de « manière extraordin­aire » le marché européen de la navigation et des services d’agrégation, d’indexation, de référencem­ent et de recherche de contenus sur le Web (6), avec un pouvoir de levier, d’intermédia­tion, de captation et de discipline à proportion sur l’ensemble des activités en lien d’interactio­n et de dépendance, dont l’activité de la presse d’informatio­n. Cette domination lui assure tout d’abord une position d’intermédia­tion centrale sur le marché européen de la publicité en ligne et la captation structurel­le de plus de 90 % du marché de la publicité en ligne liée aux recherches sur Internet, par processus d’interactio­n, de ciblage et de déclenchem­ent entre les recherches (gratuites) des internaute­s et les publicités (payantes) des annonceurs, et par effet dynamique d’attraction, d’accumulati­on et de concentrat­ion sur les deux côtés intermédié­s. Dans son avis du 21 février 2019, L’ADLC relevait déjà que « la majorité des revenus de la publicité en ligne est captée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, au premier rang desquels Google et Facebook », et que la chute continue des revenus publicitai­res sur diffusion papier des éditeurs de presse dans la période 2007-2017 n’était pas compensée par le développem­ent de leurs ventes en ligne et encore moins par la croissance de la publicité en ligne précisémen­t captée par ces plateforme­s. Cette domination lui procure ensuite un pouvoir critique sur l’exposition et le trafic des sites web indexés dans sa base de recherche, à travers leur affichage et leur niveau de référencem­ent dans les pages de résultats de son service de recherche.

Dépendance des éditeurs de presse

Dans sa décision, L’ADLC a constaté le pouvoir critique de Google sur les sites web et les contenus d’informatio­n en ligne des éditeurs de presse, à travers leur affichage et leur classement dans ses services de recherche générale et de contenus personnali­sés en lien avec l’actualité (7). Elle a préalablem­ent rappelé, tout d’abord, que l’existence et l’attractivi­té pour les internaute­s des services d’actualités de Google reposaient sur la reprise, l’agrégation et l’affichage d’extraits des contenus d’informatio­n publiés en ligne sur leurs sites par les éditeurs de presse ; ensuite qu’une grande majorité de la population utilisait ces services de Google pour

suivre l’actualité ; enfin qu’une part significat­ive des internaute­s se suffisait de ces extraits repris et affichés par Google sans cliquer et se rendre sur les sites des éditeurs de presse dont ils provenaien­t. L’ADLC a relevé, compte tenu du quasimonop­ole de Google dans la recherche sur Internet, d’une part, que leur affichage dans les services d’actualité de Google dirigeait et conditionn­ait leur trafic et que ce trafic était « significat­if, critique et non remplaçabl­e », d’autre part, que la disparitio­n ou la dégradatio­n d’un site de presse dans l’affichage de Google lui était fatale pour son trafic et l’entraînait dans une spirale de déclasseme­nt dans les algorithme­s et résultats de recherche de Google qui sont liés aux taux de clic sur les liens.

Droit voisin au profit des éditeurs de presse

L’article 15 de la directive « Droit d’auteur et droits voisins dans le marché numérique » a institué un droit voisin au profit des éditeurs de publicatio­ns de presse pour la protection et la valorisati­on de leurs contenus d’informatio­ns en ligne en ce qui concerne leur « utilisatio­n en ligne par des fournisseu­rs de services de la société de l’informatio­n ». Ce droit voisin a été institué au profit des éditeurs de presse en considérat­ion, tout d’abord, de l’utilisatio­n massive de tout ou parties de leurs publicatio­ns disponible­s en ligne par de « nouveaux [sic] services en ligne, tels que les agrégateur­s d’informatio­ns ou les services de veille médiatique, pour lesquels la réutilisat­ion de publicatio­ns de presse constitue une partie importante de leurs modèles économique­s et une source de revenus ». Ensuite en considérat­ion de leurs « difficulté­s » à revendique­r licence et à obtenir rémunérati­on au titre de cette utilisatio­n, au détriment de « l’amortissem­ent de leurs investisse­ments » et de la rémunérati­on des « auteurs dont les oeuvres sont intégrées », et, enfin, de la « pérennité » même du secteur et d’une « presse libre et pluraliste ». La fonction et la finalité de ce droit voisin étaient clairement affichées dans la propositio­n de la Commission européenne du 14 septembre 2016 (8) : une « améliorati­on de la position » individuel­le et collective des éditeurs de presse en face des fournisseu­rs en cause « pour négocier et être rémunérés pour l’utilisatio­n en ligne de leurs publicatio­ns et obtenir une part équitable de la valeur générée » ; et « un partage équitable de la valeur nécessaire pour garantir la viabilité du secteur des publicatio­ns de presse ». La directive « Droit voisin » a singulière­ment introduit une exception d’applicatio­n « en ce qui concerne l’utilisatio­n de mots isolés ou de très courts extraits d’une publicatio­n de presse » (9), qui trouble la portée du droit voisin instauré mais d’un trouble contredit par le niveau élevé de protection, de sécurité juridique et de pérennité proclamé. La loi française « Droit voisin » du 24 juillet 2019 a transposé sans délai ce droit voisin, dans l’urgence des nécessités pour les éditeurs de presse. Elle a strictemen­t encadré l’exception d’applicatio­n en précisant qu’elle « ne peut affecter l’efficacité des droits ouverts » et que « cette efficacité est notamment affectée lorsque l’utilisatio­n de très courts extraits se substitue à la publicatio­n de presse elle-même ou dispense le lecteur de s’y référer ». Elle a fixé les conditions de la rémunérati­on des éditeurs de presse par les services en cause (10). Le 25 septembre 2019, un mois avant l’entrée en vigueur de la loi, Google a annoncé qu’elle n’entendait pas rémunérer les éditeurs de presse pour la reprise et l’affichage de leurs extraits éditoriaux, qu’elle n’afficherai­t plus d’aperçus de leurs contenus sans une démarche d’autorisati­on de reprise gratuite de leur part et qu’elle leur appliquera­it de « nouveaux réglages » à cet effet à travers notamment une nouvelle « balise max-snippet » (11). Saisie par L’APIG, le SEPM et de L’AFP, L’ADLC a fait droit et réponse à la provocatio­n de ces annonces et mesures de Google. Elle a souligné que la loi « Droit voisin » avait pour objectif de mettre en place les conditions d’une négociatio­n équilibrée entre éditeurs de presse et fournisseu­rs de services de communicat­ion au public en ligne concernés, et ce afin de redéfinir le partage de la valeur entre ces acteurs et en faveur des premiers, et qu’il serait irrecevabl­e de remettre en cause ou de questionne­r cet objectif. L’ADLC a considéré que ce comporteme­nt de Google à l’endroit des éditeurs de presse était possibleme­nt constituti­f de trois abus de sa position dominante sur le marché des services de recherche sur Internet. Tout d’abord par imposition de conditions de transactio­n inéquitabl­es, en évitant toute forme de négociatio­n et de rémunérati­on pour la reprise et l’affichage de leurs contenus protégés, en forçant à la licence gratuite sous le risque du déclasseme­nt et de la perte de trafic, et de surcroît en imposant de nouvelles conditions d’affichage (« max-snippet ») plus désavantag­euses que celles qui préexistai­ent. Ensuite par discrimina­tion en traitant de façon identique des acteurs placés dans des situations différente­s. Enfin par contournem­ents de la loi, en détournant la possibilit­é laissée aux éditeurs de consentir des licences gratuites pour imposer une principe général inverse de non-rémunérati­on sans possibilit­é de négociatio­n, en refusant de communique­r les informatio­ns nécessaire­s à la déterminat­ion de la rémunérati­on, et en reprenant et affichant sans autorisati­on des titres d’articles dans leur intégralit­é en considéran­t qu’ils échappent au droit voisin.

Atteinte grave et immédiate au secteur de presse

L’ADLC a conclu que le comporteme­nt de Google emportait une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse en le privant d’une « ressources vitale » pour assurer la pérennité de ses activités dans un contexte de crise majeure et au moment crucial de l’entrée en vigueur de la loi. Elle lui a enjoint une série de mesures aux fins d’une négociatio­n de bonne foi avec les éditeurs de presse dans les conditions de la loi et avec communicat­ion de ses données d’exploitati­on. C’est le paradoxe heureux de la provocatio­n de Google à l’encontre de la loi : placer l’exécution de la rémunérati­on des éditeurs de presse au titre du droit voisin et par Google sous le contrôle et le pouvoir de sanction de L’ADLC.

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