LE YOGA, LA FORCE EN CHEMIN
Le yoga enseigne à mobiliser avec constance la totalité de nos ressources, physiques, mentales et spirituelles. Car c'est bien de l'union que naît la force.
Ne pas forcer » est l'un des conseils les plus courants pendant un cours de yoga, laissant plus d'un élève surpris. Le yoga nous promet une victoire d'un goût différent, hors des sentiers classiques. Dans la réalisation d'une posture, on préfère la souplesse aux muscles, le respect de ses limites plutôt que la performance, et s'attendre à quelques surprises. L'imaginaire collectif est peuplé de ces hommes vénérés de l'antiquité, gladiateurs, soldats ou demi-dieux à la musculature protubérante et aux démonstrations de puissance foudroyante. Les empires grec, puis romain, sociétés militaires, exaltaient la force physique. Celle-ci était synonyme de virilité. Étymologiquement, « vir » désigne le mâle, dérivant lui-même du sanskrit signifiant à la fois « héros » et « fort ».
LE BON Côté DE LA FORCE
Mais ce terme « vir » est aussi lié au mot virtus qui désigne l'ensemble des qualités qui font la valeur de l'homme, moralement et physiquement. Cette définition donne un premier indice révélant que la force ne saurait se réduire à la puissance physique. D'ailleurs, le modèle de la force à l'état brut bat de l'aile. De plus en plus, on perçoit la force comme un ensemble de qualités telles que la détermination, la persévérance, la discipline, la stabilité, la capacité à tenir son cap. L'on renoue avec le bon côté de la force, notion popularisée par la saga Star Wars, dont les péripéties du héros s'apparentent à un chemin initiatique qui le conduit à une maîtrise intérieure. La force permet d'envisager, comprendre, prévenir ou franchir les différents obstacles et les épreuves qui pavent le chemin de la vie.
Les grands textes de la spiritualité, les mythes fondateurs, les maîtres des arts martiaux soulignent tous que la force découle d'un travail et d'un engagement, non sur un objet extérieur, mais sur soimême, afin d'utiliser ses énergies pour réaliser le meilleur de soi. Le yoga s'inscrit clairement dans cette voie, dans cette invitation à explorer les ressources insoupçonnées qui se cachent en nous. Ce parcours de la force physique à la force spirituelle, la mythologie grecque l'illustre également lorsqu'on se penche sur le sens caché de ses épopées. Hercule parvient à nettoyer les écuries d'augias non par la force mais par un stratagème consistant à détourner les rivières qui coulaient à côté des immondes écuries. Grâce à l'inventivité d'hercule, qui emploie son mental plutôt que son physique, l'impossible tâche fut accomplie. Ainsi, l'épreuve offre l'occasion, à condition d'en faire l'effort, de dompter les désirs et pulsions dans le but de « faire preuve » de ses ressources intérieures.
DEVENIR LE MAÎTRE DE SA MONTURE
La question de la force est également au centre de la pensée religieuse. La plupart emploient un vocabulaire de combat pour décrire l'ardeur qui pousse les êtres humains à tenter de se dépasser. Dans l'islam, le vrai conquérant est appelé jina, mais que l'on ne s'y trompe pas, il est le conquérant de la paix du coeur. Son jihad est le combat de l'homme contre son ego, grâce à la périlleuse et difficile maîtrise de ses désirs inférieurs. Dans la littérature occidentale chrétienne du Moyen-âge, la définition du preux chevalier ne peut se réduire à celle du guerrier violent. Fidèle à ses qualités morales, il est le maître de sa monture. À première vue, elle peut être son cheval, mais elle désigne aussi son propre moi, le service du roi ou le dévouement pour la dame élue.
Le bouddhisme parle de la victoire sur le moi indompté et propose d'acquérir une force d'âme. La puissance est un outil qui peut tuer ou guérir ; la force d'âme permet de traverser les tempêtes de l'existence avec un courage et une sérénité indomptables. Or cette force intérieure ne naît que d'une vraie liberté vis-à-vis de la tyrannie de l'ego. L'idée qu'un puissant ego est nécessaire pour réussir dans la vie vient sans doute d'une confusion entre l'attachement au moi, à notre image, et la force d'âme, la détermination indispensable à la réalisation de nos aspirations profondes. « De fait, moins on est influencé par le sentiment de l'importance de soi, plus il est facile d'acquérir une force intérieure durable »1. Ainsi la véritable force, dit le bouddhisme, ne se trouve pas dans la domination de l'environnement extérieur ou dans une obéissance aux désirs insatiables de l'égo, mais
Tout dans la force est question d'équilibre
plutôt dans une indéfectible direction intérieure vers le but à réaliser.
Si le yoga exclut la violence, il insiste sur l'idée de conquête de la réalisation spirituelle. Selon la Bhagavad-gita, cette conquête s'envisage notamment grâce à Abhyasa, qui peut être traduite comme « étude, exercice, répétition », une qualité également présente dans les yoga-sûtras de Patanjali. La Bhagavad-gita la décrit comme « une voie sûre vers la domination complète du mental et de tous ses agissements » par « la constante répétition de l'expérience, la conscience divine croit en l'être et, d'une façon permanente, prend possession de sa nature »2. De cette qualité découle la persévérance, la fermeté tranquille, la stabilité, la solidité et la maîtrise de soi. Le but ? Dominer souverainement sa nature inférieure.
La force n'est pas un but à atteindre, elle est équilibre, elle est chemin
UNE SUCCESSION D'EFFORTS
La force résulte d'une succession d'efforts, d'une capacité à maintenir l'effort, c'est-à-dire à développer son endurance, à la fois morale et psychologique. Cette répétition est rendue possible grâce à des qualités d'humilité, de patience, de persévérance et de foi. Dans ce sens, la vraie force est éloignée de l'acte de forcer, indissociable de la mise en action d'une certaine violence devant l'obstacle. Comme l'indiquent les expressions « passage en force », « forcer sa voie », « y aller de toute sa force », cette attitude peut être comprise sous un jour négatif, telle une volonté de l'égo, indifférent à ce qui l'entoure. Lorsque l'on parle de force de caractère ou d'une forte personnalité, au contraire, nous le voyons sous un jour positif, pour la simple raison que cette attitude permet justement de s'affirmer sans s'opposer et de résister aux pressions de l'environnement. Opposée à la faiblesse, la force est avantageuse, mais opposée à la souplesse, elle devient négative. C'est pourquoi tout dans la force est question d'équilibre.
L'ÉQUILIBRE DES FORCES
D'après les arts martiaux, la force n'est pas là où l'on s'attendrait à la trouver. En Chine, le temple bouddhiste de Chao-lin, berceau du kung-fu, forme des moines guerriers qui s'inspirent de la philosophie taoïste enseignant le principe « d'agir sans agir ». « L'agir sans agir » est représenté par l'image du marin qui ne s'oppose pas au vent mais utilise sa force pour conduire son bateau. C'est lors d'une promenade que l'idée apparut à Zhang Sanfeng, moine taoïste errant, après avoir observé le combat entre un groupe de grues et un serpent. Le serpent esquivait les coups du bec droit des grues par des mouvements sinueux, souples et continus pour finir par une contre-attaque foudroyante. Le moine comprit alors que la souplesse et la flexibilité pouvait vaincre la dureté et la force. Ainsi la force est en lien étroit avec l'équilibre et la mesure. L'excès de force la condamne à tomber dans la faiblesse. La force, si elle n'est que violence instantanée, perd de son pouvoir, tandis que la force en tant qu'effort prolongé, triomphe.
Un des secrets de la force est à trouver dans cette disponibilité totale à l'instant présent, dans un renouvellement de chaque seconde. « Plus on s'abandonne à l'instant présent, plus on est dans l'action et l'on répond adéquatement aux circonstances
de l'existence. […] Je m'aperçois que je ne dois plus lutter contre l'existence, ni vouloir devenir quelqu'un. Juste être là, sans amertume ni aigreur, et être puissamment actif » écrit Alexandre Jollien 3. Ainsi, l'idée de force a évolué, rejoignant la sagesse des philosophies orientales et le sens caché des spiritualités. La force est moins vécue comme une démonstration de puissance, que comme la recherche d'un équilibre entre la mobilisation de ses ressources intérieures, au moyen de qualités telles que la stabilité, la patience et la persévérance, et la capacité à la souplesse, ainsi qu'une disposition pleine et entière à l'instant présent.
LE YOGA, LA FORCE QUI VIENT
Sylvain Montagnon est enseignant de hatha-yoga. Il s'initia au yoga, attiré par la promesse d'y trouver stabilité et équilibre mental : « au fil des cours, j'ai vu quelque chose se jouer, peutêtre parce que je partais avec une faiblesse mentale, en particulier la paresse et le découragement. Le yoga propose une structure, un maintien dont on ne prend conscience qu'en pratiquant, et d'où naît le mouvement. Cette dimension m'a fait rester et approfondir ». Dans ce « champ de bataille » si particulier qu'est notre psyché encline à la dispersion, le yoga se charge de conduire vers la concentration. Le yoga, tout comme les disciplines des arts martiaux, enseigne à canaliser l'énergie vitale. La synchronisation du corps, de l'esprit et du souffle conduit à accumuler, rassembler et diriger l'énergie vers une même direction. Ainsi, le corps et l'esprit ne faisant qu'un, ils sont en mesure d'accomplir le but fixé. « Pourquoi un nouveau-né a-t-il une si grande force ? Parce qu'il est tout entier dans le mouvement qui le porte à saisir ton doigt. Il est si fort en cet instant que tu es subjugué par sa puissance » explique la yogini Devi au personnage de Tantra, l’initiation d’un occidental à l’amour absolu 4. Il arrive un jour à tous les yogis d'expérimenter ce moment où, sans bruit et sans forcer, il est possible de réaliser une posture qu'on ne parvenait pas à appréhender « en force », mais qui devient possible séance après séance, en respectant ses limites et en lâchant prise. Ainsi, la puissance se dissimule aussi dans le relâchement et la détente. La force n'est pas un but à atteindre, elle est équilibre, elle est chemin.