ATTACHÉ, DONC LIBRE
Vivre la liberté dans chaque instant, en acceptant les liens qui nous relient aux autres et au monde, c’est le chemin que la philosophie et la pratique du yoga nous incitent à parcourir.
oOn pourrait voir l’histoire de l’occident des quatre derniers siècles comme une quête progressive de libération, individuelle et collective, des contraintes qui pèsent sur la condition humaine. La « Déclaration des droits de l’homme » qui proclame en 1789 que « tous les hommes naissent et demeurent libres » et la statue de la Liberté éclairant le monde à New York, symbole de la lutte des peuples contre l’oppression, rappellent à quel point nous sommes les héritiers de ces projets d’émancipation. Lentement acquise, de nature fragile et sans cesse menacée, la liberté est l’une des valeurs cardinales de la modernité et constitue le socle des sociétés démocratiques. Toutefois, elle reste fortement axée sur les dimensions politique, juridique et sociale de la liberté. Elle fait l’impasse sur la liberté intérieure, qui est au coeur de la quête de sens contemporaine. La liberté de l’être et la liberté du citoyen apparaissent comme deux projets, également cruciaux, mais distincts. S’il faut sans cesse protéger et développer la première, il est possible que l’authentique épanouissement passe par la seconde.
ATTACHÉ, DONC LIBRE
Le terme « liberté », du latin liber, « celui qui n’est pas esclave », se définit à l’origine par opposition à la notion de « servitude », de « contrainte ». À la différence de l’esclave, qu’aristote définit comme un « outil animé »1 , l’homme libre participe, en tant que citoyen, à la vie publique. Aristote explique que l’esclave n’a pas de liens, à l’opposé de l’homme libre, qui entretient des liens et qui a des obligations vis-à-vis des autres et de la cité. La liberté a donc historiquement été d’abord une condition politique et sociale garantie par un ensemble de droits et de devoirs. Cette conception de l’homme libre pourrait paraître
aller à l’encontre du bon sens. Notre société n’associe-t-elle pas la liberté à l’indépendance individuelle ? Ne valorise-t-elle pas l’absence totale de contraintes extérieures ? Mais si cette liberté, entendue comme une affaire purement individuelle, était vouée à l’échec ? Personne ne peut dire « je suis libre », affirmait Deleuze. La liberté ne serait pas quelque chose dont on pourrait jouir individuellement, comme on jouit d’un bien. L’être humain devient libre dans la mesure où il accepte et choisit de consolider les liens qu’il entretient avec les autres. Revendiquer nos liens revient alors à abolir les barrières entre nous et le monde : quelle meilleure expression de la liberté ? Celle-ci ne commencerait donc pas où finit celle de l’autre, mais commencerait et s’épanouirait avec la liberté d’autrui. Mieux encore, elle n’existerait que dans cette configuration.
LA LIBERTÉ A-T-ELLE DES LIMITES ?
Est-ce d’ailleurs vraiment possible, voire souhaitable, d’être libre ? Pour Leibniz nous pouvons obtenir ce qu’on désire, mais nous ne sommes pas libres de choisir ce que l’on désire. Dans le même sens, Spinoza affirme dans son Éthique que l’être humain se croit libre de ses actes parce qu’il ignore les causes qui les déterminent. Songeons à ces moments où nous sommes pris dans les filets d’e-mails, de SMS, de tchats et autres réseaux virtuels. Les portables sont devenus des tyrans dans nos poches ! Un like par ci, un tweet par là… L’addiction au numérique, ou « cyber-dépendance », se mesure justement à la perte de contrôle, donc de liberté, sur nos actes. À l’opposé, certains pensent que c’est précisément la technologie qui nous rendra un jour définitivement libres. Les penseurs « transhumanistes » prédisent ainsi l’avènement d’un homme affranchi de tout déterminisme biologique et rendu immortel grâce à des modifications génétiques, organes artificiels, implants et neuro-prothèses. Laurent Alexandre, apôtre de cette idéologie en France, affirme que « la science donnera à l’homme le pouvoir d’un dieu. L’homme va remodeler l’univers ». Serait-ce donc ça la liberté ? Et en avons-nous vraiment envie ? On peut en douter.
NE ME LIBÉREZ PAS, JE M’EN CHARGE !
Et si rien ni personne pouvait nous apporter la liberté de l’extérieur ? C’est ce que semble dire Michel Vaujour, célèbre pour ses évasions multiples et spectaculaires de prison. Son témoignage éclaire la fonction social insolite que remplit la structure carcérale : elle faire croire aux hommes qu’ils sont libres simplement parce qu’ils ne sont pas derrière des barreaux. Mais la liberté n’a peut-être rien à voir avec le fait d’être dans les murs ou hors les murs. « Ma plus belle évasion dit-il - n’est pas de m’être évadé des prisons, c’est de m’être échappé de celles dans lesquelles je me suis enfermé tout seul2 ». Alors, à chacun de découvrir la liberté et de l’acquérir en plongeant au plus profond de soi, à chacun d’oser démolir si besoin les barreaux de sa propre prison. Cette ultime liberté ne peut jaillir que dans les profondeurs de l’être, interior intimo meo3, dirait Saint Augustin, là où intériorité et universalité convergent dans un état d’apaisement profond.
C’est ce que conseille par exemple le moine bouddhiste vietnamien Thich Nhat Hanh. Fermement établis dans l’instant présent, il nous exhorte à « être libres là où nous sommes », à « marcher en personne libre, manger en personne libre, à respirer en personne libre ». Il nous prévient aussi : « dès que nous nous laissons happer par nos inquiétudes, notre désespoir, nos regrets par rapport au passé et nos peurs par rapport à l’avenir, nous ne sommes plus des personnes libres. Notre tâche consisterait à déterminer par où passe, à chaque moment, la liberté. En définitive, il s’agirait de considérer la liberté comme une dimension inhérente au moment présent et non pas comme l’affranchissement des conditionnements du passé ni comme un accomplissement qui arrivera un jour dans le futur. Comme le disait le maître zen japonais du 13ème siècle Dogen : « N’espère pas la libération, fait en sorte que chacun de tes actes soit libérateur ». Notre travail serait alors d’identifier par où s’infiltrent - idéologies, institutions, etc. -, les arguments pour nous convaincre de rester dans notre cage. Et d’avoir ensuite le courage d’accepter que les portes de nos prisons sont ouvertes plus souvent qu’on le croit.
« Trouver tout en perdant tout »
Ma Ananda Moyi
(1) La Politique, IV, 1253-b28.
(2) Michel Vaujour, Ma plus belle évasion, Paris, Presses de la
Renaissance, 2005. Sa vie a inspiré le film Ne me libérez pas,
je m'en charge, réalisé par Fabienne Godet en 2008.
LE YOGA : UNE PORTE VERS LA LIBERTÉ
Même si la plupart d’entre nous s’en rapprochent pour les bienfaits qu’il procure sur le plan physique et psychologique, les textes fondateurs du yoga le définissent comme une « voie de libération » à part entière. La libération est le but audacieux que le yoga en tant que système philosophique (darshana) se propose de réaliser. Les Yoga Sutra décrivent ainsi le chemin rigoureux qui mène le yogi de la servitude à la liberté (kaivalya). Il est d’ailleurs possible de définir l’hindouisme comme l’ensemble des moyens donnant accès à l’expérience de la libération, si grand est le prestige dont jouit en Inde la notion de « délivrance », évasion ultime de la grande « roue de l’existence » (samsara), du cycle de morts et de renaissances successives. La libération y est considérée comme l’aboutissement d’une vie pleinement vécue. Quatre sont, dans l’hindouisme, les grands « mobiles de l’action humaine ». Le premier recouvre à peu près le même sens que le grec eros, le « désir », le « plaisir », notamment sexuels (kama). Le deuxième est la « prospérité », l'intérêt pour la richesse matérielle et la puissance (artha). Le troisième est le respect du système des règles juridiques et socio-religieuses qui permettent à l'homme d'être en harmonie avec l'ordre cosmique (dharma). Le quatrième est la « libération », le « salut » (moksha). Sans être niée ni reniée, la jouissance des désirs temporels se trouve hiérarchiquement subordonnée à la quête de délivrance, apaisement ultime et suprême de tous les désirs grâce à l’abolition des frontières entre l’objet et le sujet. La vie, atteinte d’une précarité incurable, frappée d’une fragilité essentielle car promise à la mort, réclame un antidote absolu. Échapper au temps et faisant un bond dans l’infini, plonger dans l’éternité. Dissolution mystique de l’ego, perte consommée de l’individuel dans l’universel qui scelle la réunion de l’âme individuelle, le Soi (âtman), avec l’absolu. « Trouver tout en perdant tout », ainsi l’exprime la sainte indienne contemporaine Mâ Ananda Moyi4 . Le « Soi » est décrit dans le Veda comme une entité « sans liens »5, « sans attaches » et c’est à sa découverte que part le yogi : « comme un oiseau, prisonnier d’un filet, s’envolerait vers le ciel, après avoir coupé les rets, l’âme de l’adepte, délivrée des liens du désir par le couteau du yoga, s’échappe à jamais de la prison du samsara ! »6 . Le yoga peut nous aider à nous « libérer du connu », comme disait Krishnamurti, celui qui annonçait la seule révolution digne de ce nom : la libération intérieure7. Sortir du connu, oser nous aventurer là où nous n’avons pas l’habitude d’aller, voici à quoi le yoga nous invite. Osons donc la liberté, osons (nous) regarder sans juger, quitter nos habitudes, nos conditionnements, la routine psychologique et physiologique. Grâce au yoga, nous pouvons devenir conscients des mécanismes qui nous poussent à agir. C’est par là que passe le chemin ardu et magnifique de la liberté. (3) « Plus proche de moi que moi-même »
(4) Mâ Ananda Moyi Matri Vani, Ratna Printing Works, Kamachha, Varanasi, India, 1995.
(5) Brihadaranyaka Upanishad III.9, 26.
(6) Kshurika Upanishad dans Jean Varenne, Les Upanishads du
Yoga, Paris, Gallimard/unesco, 1990.
(7) Jiddu Krishnamurti, Se libérer du connu, Paris, Le livre de
Poche, 1995.
« N’espère pas la libération, fait en sorte que chacun de tes actes soit libérateur »
Maître Zen Dogen