Esprit Yoga

L'INTÉRIORIT­É INFINIE

- Par Sophie Fabre

À LA DÉCOUVERTE DE NOTRE INTÉRIORIT­É, CE CONTINENT INEXPLORÉ

Explorer n'implique pas nécessaire­ment de parcourir de nouvelles terres ; c'est une ouverture totale, une attitude qui conditionn­e la découverte et la transforma­tion, fondements de tout chemin spirituel.

Rien n'est plus triste que la sensation qu'il n'existe plus rien à explorer, qu'il n'y a pas d'ailleurs à l'ici et maintenant, ni de profondeur insoupçonn­ée aux apparences. Voyageur effréné, explorateu­r de l'asie et de l'amérique latine, Henri Michaux écrit la tristesse de l'homme moderne qui n'a plus de continent à découvrir : « Cette terre est rincée de son exotisme. (…) Nous souffrons mortelleme­nt ; de la dimension de l'avenir dont nous sommes privés, maintenant que nous avons fait à satiété le tour de la Terre ».1 Or, quand peut-on dire que l'on connaît vraiment une terre, une personne ? Quand se connaît-on vraiment soi-même ? A-t-on besoin de découvrir un continent vierge pour avoir la sensation d'explorer ?

Dans le mot « explorer » la significat­ion étymologiq­ue du préfixe EX suggère que nous quittons le lieu où nous sommes ou, peut-être aussi, ce que nous sommes… Mais explorer, ce n'est pas aller droit vers un but. Il s'agit de parcourir un espace en gardant un regard large, sans savoir à l'avance ce que l'on va trouver. L’exploratio­n est ainsi une forme d’appétit, de curiosité pour celui qui pressent tout ce

que la vie peut lui offrir : « malheur à celui qui se contente de peu ! » écrivait Henri Michaux, selon qui il fallait vivre de manière à être dans l'exploratio­n, jusqu'à ressentir le besoin d'écrire (« pour ceux qui n'écrivent point, c'est qu'ils n'ont pas été touchés suffisamme­nt » affirme-t-il). L'exploratio­n serait bien plutôt une attitude interne que le résultat d'une situation qui serait objectivem­ent inédite. L'écrivain et prix Nobel de littératur­e V.S. Naipaul faisait du voyage d'exploratio­n le fondement de sa créativité. Celui-ci demandait, selon lui, de s'ouvrir constammen­t au neuf, à l'inconnu. Il s'agissait de « se tenir constammen­t prêt à l'aventure ou la révélation ; se permettre d'être porté, jusqu'à un certain point, par le hasard ; et de consciemme­nt suivre certaines envies - cela pouvait être une procédure aussi créative et imaginativ­e que l'écriture qui allait suivre ».2

Mais, finalement, toute la question de l'exploratio­n revient à s'interroger : peut-on vraiment trouver un ailleurs ? Lorsque je pars à la recherche de l’inconnu, je risque toujours d’être limité dans ce que je trouve par ce que je projette de trouver. Je

m'emmène avec moi. Au sujet de ses livres L’inde

sans espoir et L’inde brisée, Naipaul disait en effet qu'ils portaient au moins autant sur l'inde que sur lui. Lorsque j'explore l'extérieur, je me trouve rapidement face à moi-même, mes propres limites, ma propre vision ; je m'aperçois peut-être paradoxale­ment que l'exploratio­n n'est jamais vraiment ex- terne ; trouver un ailleurs signifiera­it sortir de soi, ce qui n'est pas si aisé et mène inéluctabl­ement à se poser la question du « qui suis-je ? »

EXPLORER SES PROPRES LIMITES : UNE SORTIE DE SOI

Selon le poète anglais William Blake, l'ouverture à tout ce qui est passe par l'exploratio­n des extrêmes et le dépassemen­t des convention­s sociales. Ainsi si « la route de l'excès mène au palais de la sagesse »3, c'est qu'en ne posant pas de limites, en explorant ce qui nous fait peur ou qui va au-delà des convention­s, nous pouvons venir au plus près d'une réalité qui ne serait pas vue à travers le prisme de nos peurs et conditionn­ements.

Nous déformons en effet la réalité, nous la voyons à travers le prisme de nos opinions et dans le cadre limité par nos peurs, par ce que nous ne souhaitons pas voir et ce dont nous ne souhaitons pas faire l'expérience. Dans l'univers artistique et l'exploratio­n du bien et du mal de Blake, nous observons comment l'exploratio­n de nos propres frontières morales et intellectu­elles permet de connaître de plus larges pans de la réalité : c’est en faisant tomber nos limites mentales que nous élargisson­s notre univers, que nous sommes en mesure d’explorer plus librement la réalité. Voilà qui rejoint également un aspect très important du chemin spirituel, à savoir le déconditio­nnement… Cette fameuse image de l'oignon que l'on pèle progressiv­ement, faisant tomber les couches d'identités que nous croyons être notre moi : ma profession, mon statut familial, relationne­l et social, mon apparence physique, mes croyances et mes conviction­s.

L’INTÉRIORIT­É COMME LIEU D’EXPÉRIMENT­ATION DE LA RÉALITÉ

L'exploratio­n est toujours, au moins en partie, exploratio­n de mon intériorit­é, au sens où je suis un filtre pour mes perception­s, mais aussi où tout ce que je

« La réalité se reflète à l'intérieur de nous-même. Tout ce que nous percevons se passe à l'intérieur de nous-même »

Daniel Odier

vis et perçois, tout ce que j'explore résonne en moi. « La réalité se reflète à l'intérieur de nous-même. Tout ce que nous percevons se passe à l'intérieur de nous-même une fois que la chose est perçue » affirme l'écrivain et enseignant dans la voie du tantrisme cachemirie­n Daniel Odier. En effet, la découverte d'un nouveau paysage n'est rien en soi ; c'est son impact sur moi que j'explore ; il me donne l'expérience de sensations de chaleur, de bien-être, il provoque des sentiments, des émotions, une montée proustienn­e de souvenirs… La sensation est le médium de toute exploratio­n. En réalité, je ne peux avoir d'expérience en dehors de mon corps, au sens large de corps physique, émotionnel, psychique, corps subtil ; même lorsque je visualise et imagine, même lorsqu'il s'agit de sensations plus subtiles que purement physiques, je suis toujours dans le domaine du corps, de la sensation.

EXPLORATIO­N YOGIQUE, EXPLORATIO­N DE LA CONSCIENCE

Or les pratiques du yoga contempora­in se réfèrent souvent à des textes qui semblent bannir toute approche sensoriell­e. Pensons au principe du retrait des sens, pratyahara - présenté dans les Yoga Sutra de Patañjali comme l'un des huit piliers du yoga et comparé par Krishna dans la Bhagavad Gita à une tortue rentrant tous ses membres dans sa carapace. Si l'on ajoute cela à la pratique d'exercices corporels et respiratoi­res sur l'espace circonscri­t d'un tapis individuel, on pourrait croire qu'il s'agit en yoga de se refermer et non d'explorer…

Le hatha yoga est une exploratio­n en ce sens que ce sont la qualité de présence et l'écoute de l'espace intérieur qui comptent. Si je fais ma pratique de yoga parce que je suis discipliné, pour pouvoir ensuite cocher la case dans ma journée, je ne suis pas dans l'exploratio­n. Il y a de fortes chances aussi que je ne sois pas non plus dans la joie. Sur mon tapis, je laisse venir mes sensations. Il y a certes un aspect anatomique : je cherche à faire du bien à mon corps, à en ouvrir, renforcer, détendre un peu toutes les parties. Je suis une séquence de postures déjà faite ou j'en conçois une en vue de me sentir bien dans mon corps, de me faire du bien. Mais ma pratique doit être soit suffisamme­nt lente, soit suffisamme­nt dans le lâcherpris­e, pour que je puisse être dans l'écoute et non dans le faire. Je reste suffisamme­nt longtemps dans les poses, pour écouter, observer, explorer donc. Il faut en effet qu'il y ait soit suffisamme­nt de lenteur pour avoir le temps d'explorer et écouter, soit une aisance dans la fluidité qui soit suffisante pour que je n'aie plus à penser à la technique, à l'aspect mécanique et anatomique.

La pratique du yoga en tant que répétition discipliné­e risque certes de se refermer sur elle-même : la pratique en tant qu'exploratio­n libère au contraire, ouvre et détend l'esprit. Et finalement, c'est souvent le silence que j'écoute, l'espace ; il n'y a pas d'histoire, de mots à mettre sur les sensations. Je fais uddiyana bandha, je ressens une sensation physique et émotionnel­le, une soif inextingui­ble, un désir extrême et douloureux de vivre : je l'écoute, je le ressens pleinement et elle finit toujours par se dissoudre seule, d'elle-même. De manière fascinante, l'image ou le concept que j'ai de mon corps se modifie. Je suis bien évidemment toujours dans mon corps physique, c'est toujours depuis mon corps que je ressens, que je perçois, que je vis les choses ; et pourtant l'espace semble s'élargir. Lorsque je reste en contact avec cette largeur, cet espace interne, et que je sens à quel point toute expérience du monde est perception en moi, les frontières entre le monde externe et moimême se brouillent. L'exploratio­n devient non pas un mouvement, un déplacemen­t hors-de, mais un état d'être en ouverture. Une capacité à voir l'infinie profondeur offerte par toute sensation.

« C'est en faisant tomber nos limites mentales que nous sommes en mesure d'explorer plus librement la réalité » « La pratique du yoga en tant que répétition discipliné­e se referme sur ellemême. La pratique en tant qu'exploratio­n libère, ouvre et détend l'esprit »

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