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Les secrets de Nicole Croisille

- Entretien : David Chapelle Photo : DR

Nicole Croisille sera à Evreux jeudi soir, ainsi que la troupe d’Irma la douce, la comédie musicale mise en scène par Nicolas Briançon (avec entre autres Lorant Deutsch). À 80 ans, dont 62 ans de carrière, la comédienne-chanteuse-danseuse, bref, l’artiste totale, nous a accordé un long entretien où elle nous confie son secret de longévité : saisir les opportunit­és quand elles se présentent, apprendre sans cesse et travailler encore et encore.

J’imagine que c’est LA question que tout le monde vous pose, qu’estce qui vous fait courir encore, qu’est-ce qui fait que vous montez encore sur scène, qu’est-ce qui vous motive ?

Nicole Croisille : Parce que j’ai la forme (rire).

Oui, mais on peut avoir la forme et pas forcément l’envie.

Ah oui… Non ! Non ! Là, j’ai envie. Parce que, depuis trois ans, j’ai des propositio­ns qui m’intéressen­t beaucoup plus. Le tour de chant commençait un petit peu à me lasser. Je tournais en rond. Et je n’avais plus l’impression d’avancer. J’ai retrouvé un enthousias­me. J’ai fait ce que je faisais au départ, je me suis retrouvée avec des troupes…

Vous avez quasiment débuté par la comédie musicale, dans L’apprenti fakir [1957, ndlr], avec Jean Marais.

C’est ça. Il n’y avait pas de dialogue. D’abord, parce que c’était beaucoup trop tôt. On n’a pas très très bien réussi. C’était trop surprenant. En fait, c’était une compagnie de danseurs qui chantaient aussi. Moi, j’ai été engagée comme ça. Je ne connaissai­s pas du tout le travail de Georges Reich, à l’époque. Je me suis formée à toute vitesse avec les danseurs américains qui étaient là. Là, c’était trop tôt pour les Parisiens.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ce genre, la comédie musicale ?

Parce que je peux tout faire (rire). Parce que je chante, je joue la comédie et je danse encore un peu.

C’est le spectacle total.

Oui, c’est ça. J’avais commencé quand j’avais 18 ans. Lorsque je suis rentrée à la Comédie française, je suis rentrée comme danseuse. On n’avait pas de texte. À l’époque, on était considérés comme les élèves du conservato­ire qui venaient aussi remplir les plateaux. Mais j’étais entourée de grands acteurs. C’était le rêve de ma vie qui commençait. Et il s’est arrêté à ce moment-là. J’ai trouvé une autre voie. Une autre voix, c’est le cas de le dire. J’ai trouvé un autre chemin. Et j’ai continué. Moi, je prends les occasions au vol quand on me les propose, en me disant toujours que j’apprendrai quelque chose, même si c’est sans suite.

« Je peux tout faire » « Je prends les occasions au vol »

En parcourant vos interviews, on a l’impression que vous regrettez de ne pas avoir eu une plus grande carrière de danseuse.

C’était le rêve d’enfance. Quand il a fallu que la chanson me happe, je me suis quand même retrouvée face à des producteur­s qui m’ont dit : Arrêtez de danser, on ne vous prendra pas au sérieux, sinon. Ça, c’est quand même très dur à entendre. Dans un pays comme la France, c’est le problème. On est accepté que dans un domaine. Après, on considère que vous ne pouvez pas être aussi bonne dans un autre domaine. Alors que les Anglo-saxons, les acteurs font tout. Ils savent tout faire et le public est ravi.

N’empêche que n’ayant pu faire une carrière uniquement de danseuse, vous avez pu tout faire. À l’américaine, d’une certaine manière.

Oui, d’une certaine manière, j’ai battu la semelle et je n’ai pas voulu qu’on m’enferme. Et j’en ai profité. Et j’ai eu des occasions, mais je me suis rendu compte aussi que les occasions il fallait les saisir au vol. Il ne faut pas les laisser passer. Malgré tout ce que les gens peuvent dire autour de vous. J’ai tout entendu. Quand j’ai voulu refaire du jazz, parce que c’est par là que j’avais commencé, on m’a dit : Non, tu vas casser ton image. Mais j’m’en fous. Je n’ai pas d’image. Ce qui m’intéresse, c’est ce que je suis en train de faire. Il y a beaucoup de convention­s, de gens convention­nels dans ce métier. Il faut avoir une attitude de rebelle pour y entrer.

Pour y entrer, mais pour y rester ?

Il ne faut pas renâcler devant le travail.

Les artistes qui ont eu une carrière disent qu’aujourd’hui ce n’est plus possible, que les artistes sont devenus jetables.

Ça, c’est vrai. Mais une carrière, c’est simplement l’addition de tout ce que vous allez arriver à faire. Ça n’est pas une trajectoir­e décidée d’avance. Ça, c’est ce que pensent les jeunes qui rentrent dans le métier et qui n’ont pas une vue assez large. Ils pensent qu’alors ils vont faire ça, après ils vont devenir des vedettes, et après ils vont faire le monde entier (rire). Ça, c’est un rêve innocent. Maintenant, la difficulté, effectivem­ent, c’est qu’on peut être jetable. Quand je dis qu’on peut être jetable, il faut s’arranger pour ne pas l’être. Et pour ne pas l’être, il faut devenir bon.

« Il faut être adaptable »

Lorsque vous regardez votre carrière, vous vous dites quoi ? Quelle chance ? Quel travail ? C’est passé trop vite ?

Je me dis que, oui, j’ai quand même fait des jolies rencontres. J’ai eu des moments d’attente terribles où il ne se passait rien. Ça, c’est très dur à avaler. Il faut avoir cette vision, une vision, mais pas une trajectoir­e. Il faut avoir une vision de ce qu’on veut faire. Si c’est être sur scène qui fait que vous vous sentez mieux dans la vie, eh bien, il faut sans arrêt essayer d’être capable de rejoindre des équipes, des gens… Il faut être adaptable. Or, ce n’est pas toujours le cas des artistes français, on le voit bien. Mais c’est aussi parce que les possibilit­és sont plus réduites puisqu’on va chercher les gens qui savent faire une chose en se disant, on va les prendre parce que ce seront les meilleurs. Alors, il faut surtout, de nos jours, apprendre à tout faire. Apprendre et continuer l’apprentiss­age toute votre vie. Ça, c’est aussi quelque chose qui n’est pas très répandu. On n’apprend pas ça aux jeunes.

« Je fais partie des éternels insatisfai­ts » « Je ne peux pas aller dîner seule dans un restaurant »

Vous apprenez encore, aujourd’hui ?

Bien sûr. Sinon, comment voulez-vous que je tienne debout ? Mais oui, attendez, je ne suis pas un miracle ! Je suis simplement le résultat d’une volonté de continuer à faire et le faire du mieux possible. J’ai un défaut qui devient une qualité, je suis perfection­niste. C’est un défaut parce que ça vous empêche d’être tranquille dans ce que vous faites, parce que vous estimez toujours que ce n’est pas assez bien. C’est difficile à gérer. Mais, par contre, ça vous permet justement d’être toujours dans la perfection, enfin dans la recherche de perfection ; donc, vous êtes toujours en train d’apprendre et de travailler.

L’ennui, c’est que vous êtes systématiq­uement insatisfai­te ?

Ah ben, oui, mais je fais partie des éternels insatisfai­ts. C’est comme ça. Bon, ça peut devenir un moteur.

Exactement. Je me dis encore que je vais peut-être arriver à faire encore mieux que ce que j’ai fait (rire). Regardez ce petit monsieur de 105 ans sur son vélo. On ne parle que de lui. Monsieur Marchand [Robert

Marchand, ndlr]. On ne voit que lui depuis 24 heures. C’est un petit bonhomme qui n’a jamais cessé de suivre son rêve. Et de savoir que, pour ça, il fallait qu’il entraîne son corps, sans jamais déroger un jour. Ben, c’est ça, la leçon. À mon avis, il fait ça pour que les gens voient qu’on peut le faire. C’est une manière pour lui de dire : Ne vous laissez pas endormir, ne baissez pas les bras, continuez, travaillez votre corps. Le corps, il peut faire plein de choses, même à 105 ans. Et vous allez voir qu’il ne va pas arrêter. Vous avez rencontré ou croisé des artistes extraordin­aires, des gens d’exception, y a-t-il une personne ou un artiste que vous regrettez de ne pas avoir rencontré ou vu ?

Oh, tous les gens que j’admirais j’aurais voulu les rencontrer, bien sûr. Comme il y en a beaucoup. Les artistes français que j’avais envie de rencontrer, pour la plupart, je suis presque arrivée à le faire. Parce qu’au fur et à mesure que ma réputation grandissai­t, j’avais un accès plus facile à des artistes que j’admirais. J’ai rencontré Michel Bouquet il n’y a pas longtemps. C’est quelqu’un que j’admire depuis mon enfance. Puisqu’il est un petit peu plus âgé que moi, je l’ai toujours eu devant mes yeux. Le fait d’être à l’intérieur de ce métier depuis plus de 62 ans, maintenant, évidemment que ça m’a fait croiser des gens. Je ne les ai pas forcément connus, je n’en ai pas fait forcément des amis, mais j’ai fini par les rencontrer, les croiser. Le regret que je peux avoir… mais je n’ai pas beaucoup de regrets parce que je me suis tellement bagarrée que je crois que j’ai tout fait pour y arriver. Donc, il n’y a pas de quoi regretter. Il n’y a pas à regretter. Finalement, les seules choses qui ne se sont pas produites, je me dis toujours c’est qu’elles ne devaient pas se produire. Et puis on passe à autre chose. On ne va pas passer sa vie à se dire : Oh, j’avais tellement envie de faire ça. Pourquoi ce n’est pas arrivé ? Ben, ce n’est pas arrivé et puis voilà. J’aurais été aux États-Unis plus longtemps, il y a des tas d’acteurs et des gens surtout de la scène de Broadway que j’aurais adoré rencontrer pour discuter. Ça m’est arrivé quand j’étais à New York, pendant un an. Vous auriez rêvé d’une carrière américaine.

Oui. Bien sûr, parce que j’ai été bilingue très tôt. Parce que j’étais douée pour les langues. Mon père travaillai­t avec l’American express. J’avais une partie de ma famille qui est anglaise. Vous aviez même un pseudo anglo-saxon [Thuesday Jackson, ndlr]

Pff, ça, ça a été pour un film de Marcel Carné - Les Jeunes

Loups. Il voulait que toute la distributi­on musicale soit faite par des Anglo-saxons. Alors on lui a fait croire… Après il a compris qui j’étais, je venais de faire deux ans auparavant Un

Homme et une femme avec [Claude] Lelouch. J’ai lu que vous étiez timide, comment avez-vous négocié avec ça ? J’ai fait du spectacle (rire).

Vous êtes allée contre votre nature ?

Oui. Comme beaucoup d’artistes que je connais. On va dans le monde du spectacle parce qu’on a du mal à communique­r avec les gens. Encore aujourd’hui ?

Il y a des choses qui se sont calmées, quand même. Mais je suis encore quelqu’un qui ne peut pas rentrer dans un restaurant toute seule. Je ne peux pas aller dîner seule dans un restaurant. C’est quelque chose que je n’arrive pas à faire. Quand on est timide de nature, on en garde des séquelles. Mais quand on

fait ce métier, quand même, on apprend à se contrôler, on finit par être capable de faire illusion. Irma la douce, c’est un classique, on ne vous l’avait jamais proposé auparavant ?

Non. Parce que ça n’a pas été remonté en France, à part avec [Jérôme] Savary. Et Savary n’a pas pensé à moi parce que le rôle n’existait pas. C’est un rôle qui vient d’être aménagé. Pas pour moi, mais c’est moi qui ai eu la chance de l’avoir. Au départ, c’était un patron de bar. C’est devenu un cabaret, comme ceux de Pigalle. Avec une patronne. Sur scène, vous n’avez pas froid aux yeux. Vous voulez parler du collant en panthère ? C’est drôle. Comment se fait-il qu’on vous l’ait proposé et que vous l’ayez accepté, ce rôle ?

Moi, travailler avec Nicolas Briançon [le metteur en scène], ça faisait 20 ans que j’attendais ça. Et il a pensé à moi parce que j’avais les capacités. Il cherchait quelqu’un qui puisse tout faire. C’est un bon choix à en croire les critiques vous concernant, elles sont assez élogieuses.

Les critiques de théâtre ne viennent jamais voir les chanteurs. Là, j’ai bénéficié du fait que les critiques de théâtre ont découvert quelqu’un qui effectivem­ent sait tout faire, qui tient encore debout, qui les a épatés. Et j’en ai bénéficié d’une façon incroyable. Mais ils ne savaient pas du tout ce que j’étais capable de faire, ils ne m’avaient jamais vue. J’ai bénéficié de ces circonstan­ces incroyable­s parce qu’on est en France. Ça corrobore, ce que je vous ai dit : à partir du moment où on met les gens dans des cases, on ne va pas les voir. Si on est critique de théâtre, on ne va voir que les pièces de théâtre… Alors qu’un critique de spectacles devrait être intéressé par toutes les branches du spectacle. Du coup, maintenant, on me propose des pièces de théâtre, on a compris que j’étais capable de le faire aussi, je suis en train de travailler sur des projets, on verra si on arrive au bout parce que monter une pièce, aujourd’hui, c’est très difficile, on est sinistré de plus en plus dans le métier du spectacle. Parce que l’argent se fait rare. Voilà, maintenant, je vais prendre mon petit-déjeuner, figurez-vous [à 13 h 15, ndlr].

Parce qu’on est rentré dans la nuit de Douai [où elle jouait jeudi

dernier]. Deux cents kilomètres, c’est deux heures de route. Je voulais vous demander ce que vous faisiez lorsque vous n’étiez pas sur scène en tournée, vous rentrez chez vous, donc.

En ce moment, c’est ça. Sinon, je reprends mes cours d’entraîneme­nt, mes cours de chant. Je suis pas mal occupée à garder cette fameuse forme que tout le monde m’envie qui n’est pas miraculeus­e, comme je vous disais. Oui, ce n’est pas un don de la nature, c’est du travail. Il y a le don de la nature, mais il faut le cultiver… Un mot, pour finir, sur Pierre Barouh [décédé le 28 décembre] qui était beaucoup moins connu du grand public que vous [ils chantaient ensemble Un homme et une femme, ndlr], alors que c’était un homme de talent.

C’était sa décision. Pierre était quelqu’un qui ne voulait pas les sirènes de la gloire, il s’en foutait complèteme­nt. Pas totalement complèteme­nt parce qu’il savait bien que pour arriver à en faire une vie, il faut quand même être reconnu - pas seulement par les gens du métier - mais par le public. Il faisait ce qu’il pensait être bien, ce qu’il aimait faire. C’est un découvreur de talents, il a découvert des talents formidable­s - des musiciens, des chanteurs. C’est quand même lui qui a fait enregistre­r les premiers Higelin et Brigitte Fontaine. Pierre a suivi le chemin qu’il voulait suivre. Il était un Dilettante avec un grand D. Un Amateur avec un grand A, il ne voulait pas être un profession­nel avec un petit p (rire). Il a écrit… C’est ce qu’on se disait avec Francis Lai pendant qu’on était en train de se geler les fesses au cimetière, il a écrit des textes tellement profonds, tellement bien écrits, tellement élégants, qu’on se disait que pour nous c’était vraisembla­blement un des meilleurs auteurs du siècle dernier - puisqu’on est tous nés au siècle dernier. Il se foutait quand même assez joyeusemen­t de réussir commercial­ement. Cela dit, il a eu la chance de rencontrer Claude Lelouch, le succès d’Un homme

et une femme, et des autres chansons derrière, puisqu’on a fait Vivre pour vivre aussi après. Je me suis aperçue qu’au cimetière il y avait énormément de public. Plein, plein, plein de gens qui sont venus parce qu’ils connaissai­ent ce qu’il avait fait…

Jeudi 12 janvier à 20 h 30 au Cadran à Evreux. Tarifs de 40 € à 45 €. Réservatio­ns : 02 32 78 85 25 à Évreux et 02 32 25 23 89 à Louviers.

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Elle a connu beaucoup de succès, mais aussi « des moments d’attente terribles où il ne se passait rien », confie Nicole Croisille.
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