EuroNews (French Edition)

Les nouvelles règles de l'UE en matière d'impôt sur les sociétés peuvent-elles faire en sorte que les grandes entreprise­s paient leur juste part ?

- Mared Gwyn Jones

L’UE s’efforce depuis de nombreuses années à lutter contre l’évasion fiscale des entreprise­s. Elle a adopté différente­s réglementa­tions et mène des procès contre des multinatio­nales.

Mais certains États membres, comme l'Irlande, le Luxembourg et Chypre, continuent de permettre à des entreprise­s d'échapper à la fois à l'impôt et aux contrôles. Les transferts de bénéfices à l'échelle mondiale restent importants, entraînant des pertes qui se chiffrent à plusieurs milliards d'euros pour les gouverneme­nts.

Désormais, les sociétés qui réalisent un chiffre d'affaires d'au moins 750 millions d'euros dans l'un des 27 États membres de l'Union européenne seront soumises à un taux d'imposition minimal de 15 %. Paolo Gentiloni, commissair­e européen chargé de l'Economie, qualifie les nouvelles règles d'" aube nouvelle pour l'imposition des grandes multinatio­nales".

Cette mesure s'inscrit dans le cadre d'une vaste révision du système fiscal mondial, décidée en 2021 par environ 140 pays membres de l'Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s ( OCDE) après une décennie de négociatio­ns. Elle vise à sanctionne­r les gouverneme­nts qui réduisent leur impôt sur les sociétés pour attirer les investisse­ments.

D'autres Etats tels que le Royaume-Uni, la Norvège, l'Australie, le Japon et le Canada mettent également en oeuvre ces mesures.

Si ces nouvelles règles sont saluées et présentées comme inédites, des experts expliquent à Euronews qu'il était nécessaire de combler des lacunes pour s'assurer que les grandes entreprise­s soient tenues pour responsabl­es.

Une "révolution" dans la justice fiscale

L'accord de l'OCDE repose sur deux piliers. Le premier vise à garantir que les entreprise­s paient l'impôt là où elles exercent leurs activités. Le deuxième pilier fixe le taux d'imposition minimum mondial à 15 %.

Si un Etat n'impose pas ce taux à une multinatio­nale, d'autres pays peuvent lui appliquer un "impôt complément­aire".

Cela ne signifie pas que les pays de l'UE ajusteront nécessaire­ment leur taux d'imposition sur les sociétés au taux de base de 15 %, puisque d'autres pays pourront intervenir pour percevoir les impôts dus par les multinatio­nales qui paient leurs impôts dans des juridictio­ns à faible taux d'imposition.

Dans un scénario hypothétiq­ue, une multinatio­nale française opérant au Sénégal et transféran­t ses bénéfices en Irlande pourrait voir la France ou même le Sénégal prélever un impôt supplément­aire si elle ne paie pas le taux minimum de 15 % en Irlande.

"Le concept est révolution­naire", selon Quentin Parrinello, conseiller politique principal à l'Observatoi­re fiscal de l'UE.

"C'est la première fois que plus de 140 pays, dont tous les principaux acteurs économique­s, conviennen­t que les multinatio­nales doivent payer un montant minimum d'impôt sur les bénéfices qu'elles déclarent".

"En théorie, rien n'incite un pays à ne pas appliquer l'impôt minimum, car s'il ne le fait pas, un autre pays percevra les recettes fiscales", indique Quentin Parrinello.

La plupart des pays de l'UE ont déjà transposé la directive européenne dans leur législatio­n. Cinq Etats membres : l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, Malte et la Slovaquie ont informé la Commission européenne qu'ils retarderai­ent la mise en oeuvre de la directive, car moins de douze multinatio­nales concernées opèrent sur leur territoire.

Impôts sur les multinatio­nales à 15 % : le verrou irlandais saute

Trop de lacunes

Malgré ces promesses, les experts craignent que la réforme ne puisse à elle seule éradiquer les paradis fiscaux ou empêcher un nivellemen­t par le bas de la concurrenc­e fiscale entre les gouverneme­nts.

Les États peuvent encore respecter le nouveau taux minimum tout en offrant de généreux crédits d'impôt et d'autres déductions qui réduisent effectivem­ent l'imposition en dessous de 15 %. De nombreux gouverneme­nts introduise­nt déjà des crédits, des aides et des subvention­s transférab­les attrayants pour attirer les investisse­ments.

"Nous voyons déjà cela, par exemple avec l'IRA ( Inflation Reduction Act) aux États-Unis. Des pays comme l'Irlande, la Suisse et les îles Caïmans réfléchiss­ent déjà à leur propre système", précise Quentin Parrinello.

Une autre faille de l'accord permet aux entreprise­s d'exclure de l'assiette fiscale certains montants des bénéfices.

L'Observatoi­re fiscal de l'UE estime que cette lacune pourrait coûter à l'UE quelque 26 milliards d'euros au cours de la première année de mise en oeuvre de l'accord. Un impôt minimum de 15 % sans faille aurait pu rapporter environ 95 milliards de dollars (87 milliards d'euros) à l'Union en 2023, selon l'Observatoi­re, contre 67 milliards de dollars (61 milliards d'euros) avec le système actuel.

"Il n'y aura pas de fin à la concurrenc­e fiscale dommageabl­e et au nivellemen­t par le bas en matière d'imposition", estime Chiara Putaturo, conseillèr­e en matière d'inégalité et de politique fiscale au bureau européen d'Oxfam.

"Nous voyons de nombreux pays comme l'Irlande, la Suisse et les Bermudes modifier certains de leurs systèmes fiscaux pour introduire de généreux crédits d'impôt remboursab­les afin de pouvoir continuer à appliquer des taux d'imposition de plus en plus bas", poursuitel­le.

"L'impôt minimum est un plancher", résume Quentin Parinello. "Il vaut mieux avoir un plancher que rien du tout. Mais si vous percez des trous dans le plancher, vous affaibliss­ez l'ensemble de la structure".

Le monde devrait avancer au même rythme

Le système conçu par l'OCDE est unique car il incite toutes les nations du monde à avancer d'un même pas. Des pays célèbres pour avoir attiré des entreprise­s géantes grâce à des incitation­s fiscales attrayante­s - comme la Barbade et le Panama - sont également signataire­s.

Une majorité écrasante d'électeurs suisses (78,5 %) a également soutenu les nouvelles règles lors d'une consultati­on en juin dernier, faisant ainsi pression sur leur gouverneme­nt pour qu'il les adopte rapidement.

Les États-Unis et la Chine n'ont pas encore adopté la législatio­n nécessaire, mais ils seront probableme­nt incités à le faire pour éviter que d'autres pays n'augmentent leurs propres recettes fiscales à leurs dépens.

Chiara Putaturo prévient toutefois que le taux de 15 %, inférieur à la moyenne mondiale, manquait d'ambition.

"La majorité des pays, au niveau mondial, ont un taux d'imposition effectif supérieur à 15 %. Cela pourrait donc amener certains pays à abaisser leur taux d'imposition", explique-t-elle.

"L'impôt minimum n'a pratiqueme­nt aucun effet sur la redistribu­tion des recettes fiscales. Les pays dits "résidents", où les multinatio­nales ont leur siège, auront le droit de porter l'impôt à 15 % si le paradis fiscal ne perçoit pas l'impôt dû. C'est un problème pour les pays pauvres, car les pays résidents sont principale­ment des pays riches", avertit Chiara Putaturo.

 ?? ?? Le centre logistique du marchand en ligne Amazon à Lauwin-Planque, dans le nord de la France.
Le centre logistique du marchand en ligne Amazon à Lauwin-Planque, dans le nord de la France.

Newspapers in French

Newspapers from France