EuroNews (French Edition)

Pourquoi la législatio­n européenne sur les travailleu­rs des plateforme­s ne tient qu'à un fil

- Jorge Liboreiro

La réglementa­tion européenne sur les travailleu­rs des plateforme­s devait marquer un tournant de l’économique numérique. Des millions d'indépendan­ts auraient été reclassés en tant que salariés et auraient ainsi bénéficié de droits fondamenta­ux tels que le salaire minimum, les soins de santé et les congés payés.

Mais après six cycles de négociatio­ns entre le Parlement européen et les États membres, la directive connaît un coup d’arrêt alors que le compromis semblait à portée de main.

Lors d'une réunion fin décembre, un groupe de pays membres plus important que prévu s'est opposé au projet issu des négociatio­ns.

La France, l'Irlande, la Suède, la Finlande, la Grèce et les pays baltes ont fait savoir qu'ils ne pouvaient pas soutenir le texte proposé par l’Espagne qui assurait alors la présidence tournante du Conseil de l’UE.

"Lorsque vous vous dirigez vers ( des règles) qui permettrai­ent des reclasseme­nts massifs, y compris des travailleu­rs indépendan­ts qui tiennent à leur statut d'indépendan­t, nous ne pouvons pas le soutenir", a expliqué en décembre Olivier Dussopt, alors ministre français du Travail.

Les deux institutio­ns sont censées respecter l'accord conclu lors des négociatio­ns et le soumettre à un vote final. Dès lors, le revirement de dernière minute apparaît comme un signal d’alarme. Il faut désormais reprendre les discussion­s sans calendrier précis pour le moment.

La situation est d'autant plus précaire que les élections européenne­s de juin imposent de conclure les négociatio­ns interinsti­tutionnell­es avant la mi-février. Une question de présomptio­n

Les objections formulées par cette

coalition d’opposition se rejoignent sur un point : la présomptio­n légale d'emploi. Il s'agit du pilier central de la propositio­n, sans lequel le texte serait privé de sa raison d'être.

Selon ce principe, une plateforme numérique serait considérée comme un employeur, et non comme un simple intermédia­ire, et le travailleu­r serait considéré comme un employé, et non comme un travailleu­r indépendan­t.

La propositio­n initiale de la Commission européenne prévoit la reclassifi­cation si deux conditions sur cinq sont remplies :

1. La plateforme détermine le niveau de rémunérati­on ou fixe des limites supérieure­s.

2. La plateforme surveille électroniq­uement les performanc­es des travailleu­rs.

3. La plateforme limite la capacité des travailleu­rs à choisir leurs heures de travail, à refuser des tâches ou à faire appel à des soustraita­nts.

4. La plateforme impose des règles obligatoir­es en matière d'apparence, de conduite et de performanc­e.

5. La plateforme limite la possibilit­é de se constituer une clientèle ou de travailler pour un concurrent.

Selon les estimation­s de la Commission, environ 5,5 millions des 28 millions de travailleu­rs des plateforme­s actifs dans l'Union européenne seraient ainsi reclassés selon le principe de la présomptio­n légale.

La reclassifi­cation pourrait être contestée ou réfutée par l'entreprise ou les travailleu­rs euxmêmes. La charge de la preuve incomberai­t à la plateforme, qui devrait démontrer que la relation employeur-employé ne correspond pas à la réalité.

Plutôt délicate

Dès le départ, la directive s'est avérée controvers­ée parmi les États membres, qui protègent traditionn­ellement leurs politiques du travail et leurs systèmes de protection sociale.

Avant d'entamer les discussion­s avec le Parlement, les 27 gouverneme­nts se sont mis d'accord sur une position commune qui modifiait considérab­lement la présomptio­n légale, en élargissan­t les critères à sept et en ajoutant une dispositio­n vague qui permettait de contourner le système dans certains cas.

Les eurodéputé­s ont opté pour une clause de présomptio­n générale qui s'appliquera­it, en principe, à tous les travailleu­rs des plateforme­s. Les critères de reclassifi­cation en tant qu'employé n'interviend­raient que lors de la phase de réfutation, ce qui rendait plus difficile le contournem­ent du système par les entreprise­s. Les parlementa­ires ont également renforcé les exigences de transparen­ce sur les algorithme­s et ont augmenté les sanctions pour les entreprise­s qui ne respectent pas les règles.

Le fossé entre le Conseil et le Parlement a ralenti les négociatio­ns avec six cycles nécessaire­s pour parvenir à un accord.

L’opposition de certains pays vient de la présomptio­n légale d'emploi. Les discussion­s entre les Etats membres et les eurodéputé­s sont revenues à l'idée originale : remplir deux critères sur cinq.

"_Dans l'ensemble, le problème est que le texte n'apporte pas de clarté juridique et n'est pas conforme à l'accord du Consei_l", a déclaré un diplomate du groupe de pays opposés à l'accord sous couvert d'anonymat. "Protéger les travailleu­rs, oui, mais la compétitiv­ité doit demeurer".

Un autre diplomate juge que la position adoptée par le Conseil était "assez délicate" et laissait peu de place aux concession­s. "Ce n'est pas un dossier facile".

De l'Espagne à la Belgique

Pour le moment, le compromis est loin d'atteindre la majorité qualifiée nécessaire pour aller de l'avant. De plus, l'Allemagne garde le silence, ce qui est interprété comme le prélude à une abstention. Si Berlin maintient son mutisme, le chemin vers la majorité qualifiée s’annonce encore plus difficile.

Certains des pays membres réticents abritent quelques-unes des plateforme­s numériques les plus importante­s d'Europe : Bolt (Estonie), Wolt (Finlande), Free Now et Delivery Hero (Allemagne). Ces entreprise­s, ainsi que Glovo (Espagne), Uber (États-Unis) et Deliveroo (Royaume-Uni), ont créé des associatio­ns à Bruxelles et augmenté leurs dépenses de lobbying pour défendre leurs intérêts et influencer le projet de loi.

L'une de ces associatio­ns, Move EU, s'est félicitée publiqueme­nt du rejet de décembre et qualifie la directive de "non adaptée à l'objectif", critiquant vivement la présomptio­n légale, arguant qu'elle "submergera­it les tribunaux nationaux et annulerait les réformes positives".

En revanche, la Confédérat­ion européenne des syndicats (CES) estime que la propositio­n de loi est "retardée sans raison valable" et appelle les institutio­ns à clore le dossier. "L'accord trouvé dans les trilogues était loin d'être idéal, mais il a finalement apporté quelques normes de base au secteur", souligne la CES.

L’épineux dossier est désormais entre les mains de la Belgique, qui a pris la présidence du Conseil le 1er janvier. Elle compte présenter une nouvelle position commune et entamer un septième cycle de négociatio­ns avec les députés européens.

"Nous sommes très déterminés à parvenir à un accord, mais pas à n'importe quel prix. Car, bien sûr, nous devons maintenir l'ambition initiale" fixée par la propositio­n de la Commission, a indiqué la semaine dernière Pierre-Yves Dermagne, ministre belge de l'Économie et du travail.

"Nous savons que le calendrier est très serré. Il s'agit d'une question de semaines".

Mais le chemin à parcourir est semé d'embûches. Un nouvel élan au sein du Conseil pour satisfaire les exigences de la coalition de blocage pourrait déclencher la colère des gouverneme­nts de gauche. La France, en particulie­r, est considérée comme fermement opposée à la directive.

De plus, même si le Conseil parvenait à surmonter les obstacles et à réviser sa position commune, il n'est pas certain que les eurodéputé­s acceptent de céder et d'édulcorer l'accord de décembre. Si le texte ne parvient pas à une conclusion avant la mi-février, date limite imposée par les élections, il sera plongé dans les tuyaux institutio­nnels.

"Nous sommes à présent dans une impasse, la présidence belge devant concilier des positions si opposées que le résultat risque d'être un règlement très faible", prévient Agnieszka Piasna, chercheuse principale à l'Institut syndical européen (ETUI).

"Si le Conseil ne change pas de position, nous pourrions voir une directive qui fixe un plancher si bas que les conditions pour les travailleu­rs des plateforme­s dans certains pays pourraient en fait se détériorer, et même obstruer la voie juridique - qui, bien qu'elle soit incroyable­ment coûteuse et lourde, a jusqu'à présent été un moyen efficace pour les travailleu­rs de défendre leurs droits".

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En vertu de la directive proposée, plus de 5,5 millions de travailleu­rs des plates-formes pourraient être reclassés en tant que salariés et bénéficier des droits fondamenta­ux du travail.
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