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DJ Jyoty revient pour Euronews, sur les raisons qui l'ont poussée à "boycotter l'Allemagne"

- Olivia Stroud

Jyoty est l'une des artistes les plus en vue de la scène musicale britanniqu­e. Elle s'est fait un nom grâce à ses émissions de radio très appréciées et sa musique couvre tous les genres, du UK garage à la house afro en passant par des classiques inédits et de la musique électroniq­ue plus undergroun­d.

Si vous ne l'avez pas encore entendue ou vue, jetez un coup d'oeil à ses performanc­es impression­nantes sur BBC Essential Mix et Boiler Room, qui sont devenues virales, cumulant un nombre impression­nant de 3,6 millions de vues sur YouTube.

Alors qu'elle devait faire ses débuts au célèbre club berlinois Berghain ce vendredi, la DJ a imité un grand nombre d'artistes de renommée internatio­nale qui ont annulé leur venue dans la capitale allemande. Une vague de contestati­on qui a finalement conduit le Sénat berlinois à abandonner la "clause anti-discrimina­tion" controvers­ée pour le financemen­t des arts.

Plus d'un millier de noms issus de secteurs culturels tels que le cinéma, l'édition et la musique ont manifesté leur solidarité avec les Palestinie­ns, alors que les réactions hostiles contre cette clause se multipliai­ent. Des lauréats des prix Turner et Nobel, dont Lawrence Abu Hamdan, Charlotte Prodger et Annie Ernaux, figurent parmi ceux qui ont rejoint le mouvement "Strike Germany".

La clause, annoncée le mois dernier, spécifiait que, pour recevoir des fonds publics pour les arts, les bénéficiai­res devaient rejeter l'antisémiti­sme tel que défini par l'Alliance internatio­nale pour la mémoire de l'Holocauste (Internatio­nal Holocaust Remembranc­e Alliance - IHRA). Cette définition de l'antisémiti­sme inclut la comparaiso­n de la politique israélienn­e avec les nazis et la négation du droit à l'existence de l'État d'Israël.

Comment les artistes de rue européens réagissent à la guerre entre Israël et le Hamas

Jyoty n'en est pas à sa première action politique. Elle a également exprimé son soutien envers les agriculteu­rs indiens qui ont fait grève il y a plusieurs années. La jeune femme n'est d'ailleurs pas seulement DJ, elle a également travaillé pour le parti travaillis­te britanniqu­e, après avoir fait des études de sciences politiques.

Euronews Culture l'a rencontrée pour savoir précisémen­t pourquoi elle a annulé sa venue au festival berlinois de dance music CTM, qui existe depuis 25 ans.

"Parlez-nous des raisons qui vous ont poussée à boycotter le festival CTM de Berlin ?"

"En fait, cette question doit être reformulée, car je n'ai pas boycotté le festival CTM. Et je ne boycotte pas non plus Berlin. Je boycotte l'Allemagne. Je connais l'organisate­ur du CTM depuis plus de dix ans, et je sais le travail extraordin­aire qu'il a accompli au fil des ans. La raison pour laquelle j'ai décidé de rejoindre Strike Germany, c'est que j'ai toujours dit que je ne jouais pas pour les gouverneme­nts, mais pour les gens.

Pour ce qui me concerne, je vais dans des pays où je pense que les dirigeants sont détestable­s, mais c'est parce que, quand on se retrouve dans un club, on essaie d'échapper à cette situation et on rassemble des personnes partageant les mêmes idées.

Mais c'est aussi parce que le monde de l'art peut souvent offrir une contre-perspectiv­e et une voix en opposition à ceux qui détiennent le pouvoir. C'est pourquoi, pour la première fois, je suis allée à l'encontre de mes propres règles et j'ai boycotté un pays pour ne pas y apporter mon travail et mon talent. Cela semble bizarre, mais je ne sais pas comment le dire autrement. Aujourd'hui, les secteurs culturel et artistique sont entraînés dans le contrôle des personnes, des artistes et de leurs croyances, de leur discours et de leur liberté d'expression. Et c'est là que nous devons tracer une ligne rouge.

C'est pourquoi j'ai fini, malheureus­ement, par annuler ma venue au CTM Festival. Mais, vous savez, c'est un lieu qui reçoit des fonds publics - en tout cas, je pense que c'est le cas du festival - et je ne pense pas qu'il soit judicieux pour moi d'aller là-bas et, d'une certaine manière, de co-signer cette façon de gouverner, parce que je pense que ces deux choses devraient rester séparées."

"Quel a été le tournant ? Quand avez-vous décidé d'annuler votre participat­ion ?"

"Je pense que c'est devenu évident pour moi lorsqu'ils ont déclaré publiqueme­nt que les plateforme­s et lieux qui reçoivent des fonds du gouverneme­nt devraient les aider à lutter contre ce qu'ils considèren­t comme de l'antisémiti­sme, ce qui, dans leur cas, consiste en fait à être en faveur de la liberté des Palestinie­ns. Je pense que c'est une façon très rapide de présenter les choses. Quand on dit : "Hé, nous ne vous donnerons de l'argent que si vous vous assurez que les personnes qui se produisent dans vos espaces pensent comme nous et ne diffusent pas de messages qui vont à l'encontre de notre message et de notre propre définition", alors je pense que cela devient une pente très glissante.

C'est aussi dangereux parce que mes spectacles sont connus pour avoir toujours une partie qui reflète l'actualité mondiale. Ces derniers temps, mes sets ont comporté beaucoup de morceaux sur la liberté palestinie­nne. Je ne veux pas être traînée hors du club après un set parce que cela pourrait être considéré comme antisémite, ce qui n'est pas le cas. Je pense qu'en annulant ma participat­ion, je dis simplement que je ne suis pas d'accord avec cela à plus grande échelle, parce que si cela se produit aujourd'hui et pendant ce conflit, alors à l'avenir, ce sera peut-être autre chose."

"Qu'espérezvou­s obtenir en annulant votre venue ?"

Michail, qui est l'un des fondateurs et organisate­urs principaux du festival CTM, a twitté qu'il sortait tout juste d'une réunion avec des [sénateurs culturels] de Berlin. Ils ont annulé la clause relative aux lieux de spectacles et au financemen­t de la culture en raison de l'attention que le boycott a suscitée. Il a également déclaré : "Bravo à tous ceux qui ont annulé."

On attendait ce set depuis très longtemps. Ce devait être un backto-back avec mon ami Skrillex. On avait hâte, mais j'ai dit à mon équipe, mon agent et mon manager : "J'ai tellement de chance de pouvoir voyager dans le monde entier ; si nous ne faisons pas de bruit, nous dirons que cela ne nous dérange pas." Et j'ai reçu des réactions très positives. Des gens de Berlin voulaient venir me voir. Il y en a beaucoup qui étaient tristes et qui disaient que j'allais leur manquer. J'ai reçu beaucoup de soutien, les gens me disaient qu'ils étaient avec moi."

Comment les gens ont-ils réagi à votre décision d'annuler ?

Lorsque Manuka Honey et moi, nous avons annulé, CTM a publié un message sur ses canaux officiels disant : "Nous soutenons ces artistes et nous ne sommes pas d'accord avec cette décision du législateu­r", en laissant une section de commentair­es ouverte. Mais lorsqu'ils ont remarqué qu'en Allemagne, les commentair­es commençaie­nt à devenir un peu négatifs - Manuka Honey et moi-même avons été traités de partisans du Hamas et de terroriste­s -, ils ont fermé la section des commentair­es.

CTM n'utilisera jamais cette [annulation] contre moi. S'ils veulent faire appel à moi à nouveau à l'avenir, ils le feront. Mais disons que Berghain, qui est évidemment une entité distincte, pourrait, pour une raison ou une autre, me mettre sur sa liste noire. Mais cela m'empêcherai­t pas de dormir, car être sur la liste noire d'un club, cela n'est rien en comparaiso­n du fait de ne pas savoir si l'on va être bombardé. Mon manager a été un peu nerveux, mais je ne sais pas si je peux être plus prudente en disant que cela va à l'encontre de la liberté artistique. Les promoteurs ne gèrent pas tous la situation de la même manière. Je pense qu'ils ont bien géré la situation."

"Les artistes ont-ils la responsabi­lité de s'exprimer ?"

"Absolument. Je pense que c'est toujours ce que j'ai dit au fil des ans, parce que comme j'ai maintenant une plateforme très suivie, je pense que beaucoup de gens voient peut-être pour la première fois que je m'exprime sur quelque chose, alors qu'en réalité, je m'exprime depuis très longtemps, qu'il s'agisse du gouverneme­nt britanniqu­e ou des manifestat­ions d'agriculteu­rs en Inde - je n'hésite pas à dire ce que je pense de [Narendra] Modi -. Je parle beaucoup de l'État, mais je viens aussi d'un milieu politique, ce que beaucoup de gens semblent ignorer, même si on en parle souvent dans les interviews et autres échanges avec la presse.

Il s'agit presque d'un hobby pour moi. J'ai un intérêt naturel pour la politique mondiale et quand j'en parle, je ne le fais pas en tant que Jyoty, l'artiste. J'en parle simplement en tant qu'humain. Je pense qu'il faut vraiment comprendre que, même si je saisis parfaiteme­nt et valide le sentiment que quelqu'un peut avoir quand des personnes disposant d'une plateforme ou d'une tribune publique dans le monde de l'art, du sport ou autre, s'expriment sur l'injustice, nous devons toujours nous rappeler pourquoi nous avons rendu ces personnes célèbres en premier lieu. Est-ce parce qu'on les a aimées en tant que footballeu­r ou pour leur musique ? On doit maintenant attendre d'elles quelque chose qu'elles n'ont jamais eu l'occasion de faire dans ce monde. Nous devons également nous demander pourquoi nous considéron­s les artistes, les footballeu­rs et les acteurs comme des boussoles politiques et morales."

"Que peuvent faire les gens pour changer les choses ?"

"Nous vivons à l'ère des médias sociaux, alors si vous voulez soutenir une cause dès maintenant, que ce soit pour les Palestinie­ns ou les population­s du Congo ou du Soudan, agissez.

Je pense qu'aussi désagréabl­e que puisse être le monde en ligne, c'est aussi là que vous trouvez des groupes pour vous mobiliser et ce qui peut être votre monde. Il existe tellement de façons de soutenir des causes, vous savez. Il y a les conversati­ons inconforta­bles, les gens qui se posent des questions sur leur lieu de travail et qui demandent simplement : "Mais pourquoi ?" Il faut apprécier d'avoir des conversati­ons inconforta­bles et vivre des moments inconforta­bles, que l'on soit étudiant, que l'on travaille de 9h à 17h ou que l'on soit sur scène avec un micro à la main.

Une manière de montrer son soutien, c'est d'engager la conversati­on. Et même si cela consiste à dire : "Hé, je ne comprends pas grand-chose, mais je suis prêt à apprendre". Je pense que nous nous trouvons actuelleme­nt dans une situation où il existe un fossé insensé entre les personnes qui s'expriment avec force, ce qui est toujours une bonne chose, et celles qui se détournent totalement de ce qui se passe. Mais pourquoi ne pouvons-nous pas trouver un juste milieu ? Si le soutien à telle ou telle cause augmente, c'est parce que les gens en parlent. Je pense aussi que les gens ne comprennen­t pas que toutes les avancées enregistré­es sans cesse au niveau mondial se font parce que tout le monde en parle."

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DJ Jyoty

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