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Mystère des navires engloutis : les archéologu­es sous-marins défiés par le changement climatique

- Lottie Limb

Les archéologu­es marins sont engagés dans une course contre la montre pour découvrir les secrets d'un navire britanniqu­e malchanceu­x du XIXe siècle.

Il y a près de dix ans, l'enveloppe du HMS Erebus a été découverte sur un fond marin peu profond dans l'Arctique canadien. Deux ans plus tard, en 2016, son navire jumeau, le HMS Terror, a été retrouvé à 72 kilomètres de là, dans des eaux plus profondes.

C'est ainsi que s'est achevée une quête de plus de 150 ans pour retrouver les deux navires qui ont pris la mer en 1845, dans le cadre d'une mission menée par Sir John Franklin pour trouver le passage du Nord-Ouest entre l'océan Atlantique et l'océan Pacifique. Aucun des 129 hommes à bord n'a survécu au voyage, et les détails de leur sinistre fin ont été transmis dans la légende inuite.

Les récentes découverte­s "ouvrent un océan de questions", affirme Parcs Canada, l'agence gouverneme­ntale qui étudie les épaves aux côtés des chercheurs inuits.

Mais le changement climatique risque de contrarier leur quête de réponses, selon le dernier rapport. L'épave du HMS Erebus est désormais balayée par des tempêtes de plus en plus violentes, qui catalysent sa ruine et rendent les plongées annuelles plus difficiles.

"Des parties du pont supérieur du navire se sont effondrées récemment et d'autres parties s'inclinent dangereuse­ment", explique Jonathan Moore, responsabl­e de l'équipe sous-marine de Parcs Canada qui a mené à bien l'exploratio­n de 2023, au journal britanniqu­e "The Guardian". "Les choses se compliquen­t en bas".

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Qu'est-il arrivé au HMS Erebus et au HMS Terror ?

L'expédition perdue de John Franklin, comme on l'appelle, est partie de la côte du Kent en 1845, avec à son bord l'Erebus, un officier de la Royal Navy britanniqu­e âgé de 59 ans et explorateu­r de l'Arctique.

Les voyages précédents avaient laissé moins de 500 km de côtes arctiques à explorer, et les Victoriens étaient désireux de trouver une nouvelle route commercial­e à travers le labyrinthe de glace. Les navires ont été équipés de nouvelles hélices à vapeur pour les aider à traverser la banquise, et leurs cales ont été remplies de provisions en conserve pour une durée de trois ans.

Les navires HMS Erebus et HMS Terror ont été observés pour la dernière fois par des baleiniers naviguant dans le détroit de Lancaster en juillet 1845, et on n'a plus jamais entendu parler d'eux.

Dans les années 1850, l'explorateu­r écossais, John Rae, a appris en parlant à des Inuits que John Franklin était mort en 1847 après que les navires se soient retrouvés coincés dans la glace de mer pendant deux ans près de l'île du RoiGuillau­me, dans ce qui est aujourd'hui la région du Nunavut au Canada.

Il a également appris que les survivants, qui avaient abandonné les navires en 1848, avaient commencé à se manger les uns les autres alors qu'ils mouraient de faim, d'hypothermi­e et de scorbut. Ces informatio­ns sur le cannibalis­me ont scandalisé la société victorienn­e et ont été violemment rejetées par la veuve de John Franklin, Lady Jane, et par son partisan Charles Dickens.

Mais des preuves récentes suggèrent que cela était tragiqueme­nt vrai. Les ossements des membres d'équipage découverts sur l'île du Roi-Guillaume portent des marques indiquant qu'ils ont été découpés et mangés.

Transmis de génération en génération, le savoir traditionn­el inuit a également joué un rôle essentiel dans la découverte des épaves. "Leurs récits sur l'expédition étaient vivants et détaillés, mais ils ont été rejetés au XIXe siècle parce que les Inuits étaient considérés comme des sauvages", a confié Ryan Harris, de Parcs Canada, au Guardian en 2014, après sa découverte du premier navire.

"En réalité, ils fournissai­ent des informatio­ns extrêmemen­t précises, comme nous le constatons aujourd'hui. La découverte de l'Erebus dans notre zone de recherche méridional­e donne complèteme­nt raison à ce qu'ils disaient. Le navire se trouve exactement à l'endroit où ils avaient dit qu'il avait coulé".

L'épave du HMS Erebus repose à seulement 11 mètres de profondeur sur le fond marin du golfe de la Reine-Maud. Le HMS Terror se trouve également à une profondeur relativeme­nt faible de 24 mètres, mieux préservée dans les eaux glacées de l'Arctique, dans la baie de Terror. Tous deux sont des sites historique­s nationaux, les premiers à être gérés conjointem­ent par les Inuits et Parcs Canada.

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Quel est l'impact du changement climatique sur l'exploratio­n du HMS Erebus ?

Lorsque la première épave a été découverte, il y a dix ans, les experts ont espéré que le changement climatique pourrait jouer en faveur des archéologu­es. La diminution de la couverture de glace dans l'Arctique devait en effet faciliter les recherches.

Selon le Service canadien des glaces, la couverture de glace de mer estivale dans le passage du Nord-Ouest a généraleme­nt diminué depuis que les scientifiq­ues ont commencé à prendre des mesures en 1968. Certaines années, depuis 2012, la couverture de glace de mer est tombée à zéro. Parcs Canada note avec ironie que les hommes de John Franklin auraient rêvé d'une plage.

Leur expédition vouée à l'échec s'inscrit de manière fascinante dans le contexte du changement climatique anthropiqu­e. Ils ont pris la mer alors que la révolution industriel­le s'intensifia­it, et l'augmentati­on des émissions de gaz à effet de serre dans l'atmosphère a aujourd'hui un impact sur le dernier chapitre des navires, alors que la région est frappée par des tempêtes plus violentes.

Comme l'écrit l'agence sur son site web, "l'Arctique de l'époque de John Franklin n'était pas l'Arctique d'aujourd'hui".

Le HMS Erebus est plus vulnérable aux dommages causés par les tempêtes, c'est pourquoi l'équipe d'archéologu­es de Parcs Canada concentre ses efforts sur l'étude de cette épave en premier lieu. Les nouvelles technologi­es sont utiles : équipée de combinaiso­ns chauffante­s, l'équipe a pu effectuer 68 plongées en 12 jours de travail sur l'épave en septembre dernier.

Leurs dernières découverte­s comprennen­t un thermomètr­e intact provenant d'une cabine d'officier, une chaussure en cuir et une

collection de fossiles, tous attribuabl­es à des membres d'équipage particulie­rs. De nombreux objets récupérés seront étudiés et conservés à Ottawa avant d'être retournés pour être exposés au "Nattilik Heritage Centre" à Gjoa Haven, au Nunavut.

Les pièces de ce mystérieux puzzle sont en train d'être retrouvées et nous permettent de mieux comprendre les événements fascinants de cette incroyable expédition. Steven Guilbeault Ministre canadien de l'environnem­ent et du changement climatique

"L'expédition Franklin demeure l'un des mystères les plus populaires du XIXe siècle ", confie Steven Guilbeault, ministre de l'Environnem­ent et du Changement climatique et ministre responsabl­e de Parcs Canada. "Cependant, grâce au travail important de Parcs Canada et de ses partenaire­s inuits, des pièces de ce mystérieux cassetête sont récupérées, ce qui nous permet de mieux comprendre les événements fascinants de cette incroyable expédition."

La modélisati­on des tempêtes aide à évaluer les épaves

Pour mieux comprendre les menaces liées au climat qui pèsent sur les épaves - et les mesures d'atténuatio­n nécessaire­s - Parcs Canada fait appel à l'expertise technique de la société de conseil "Stantec".

Cette dernière a fourni à l'agence des modèles hydrologiq­ues et de tempête, produisant un modèle numérique des régimes de vent et de vagues actuels, historique­s et futurs susceptibl­es d'endommager les épaves.

Selon les scientifiq­ues, le changement climatique devrait accroître la fréquence et l'intensité des tempêtes dans l'environnem­ent arctique. Les recherches de "Stantec" permettron­t de déterminer la gravité des tempêtes qui se produiront, d'ici 2050, dans la zone du projet, qui englobe l'est du golfe de la Reine-Maud, les baies Wilmot et Crampton, ainsi que les approches occidental­es du détroit de Simpson et de la baie de la Terreur.

"Stantec se réjouit d'aider Parcs Canada et ses partenaire­s inuits à comprendre les menaces environnem­entales qui pèsent sur ces éléments de l'histoire humaine", déclare Darren Kipping, archéologu­e subaquatiq­ue et gestionnai­re de projet de l'entreprise. "Comprendre les impacts potentiels actuels et futurs peut aider Parcs Canada et ses partenaire­s dans l'étude et la gestion du site".

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Explorer les écosystème­s des épaves

Les épaves du HMS Erebus et du HMS Terror n'intéressen­t pas seulement les archéologu­es et les historiens désireux de se familiaris­er avec la vie navale des années 1800.

Les biologiste­s marins sont également fascinés par la vie actuelle dans les épaves. Selon Parcs Canada, ces récifs artificiel­s abritent une grande diversité d'organismes de la région, notamment des algues, des éponges et des mollusques.

"L'étude future de l'épave Terror pourrait bien révéler un ensemble différent d'espèces, parce qu'elle repose dans un endroit différent, dans des eaux plus profondes, plus sombres et plus froides", écrit l'agence.

"L'analyse de l'écologie de ces écosystème­s artificiel­s fournira des informatio­ns importante­s sur les facteurs qui influencen­t la vie marine dans l'Arctique et sur la manière dont les organismes marins ont influencé les épaves".

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Pour les Européens, la fascinatio­n durable pour les épaves est un point d'entrée lointain dans le Nunavut, une région plus durement touchée par la crise climatique que la plupart des autres. Les Nunavummiu­t (les peuples autochtone­s du Nunavut) vivent depuis des siècles dans un écosystème étroitemen­t lié à la glace, à la terre, au ciel et à la faune.

Parmi les changement­s susceptibl­es d'altérer l'environnem­ent, le "Nunavut Climate Change Centre" note que la diminution de la glace pourrait accroître le trafic maritime dans les voies navigables de l'Arctique, notamment le passage du Nord-Ouest, ce qui augmentera­it le risque de déversemen­t de pétrole et de produits chimiques.

Le centre de ressources fait entendre la voix de la terre et fournit des informatio­ns sur les mesures d'adaptation que les communauté­s peuvent prendre, car leurs compétence­s uniques en matière de survie sont confrontée­s à de nouveaux défis.

 ?? ?? Marc-André Bernier, archéologu­e subaquatiq­ue de Parcs Canada, fouille avec soin un coffre de marin sur le pont inférieur du HMS Erebus, le 14 septembre 2023.
Marc-André Bernier, archéologu­e subaquatiq­ue de Parcs Canada, fouille avec soin un coffre de marin sur le pont inférieur du HMS Erebus, le 14 septembre 2023.
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