EuroNews (French Edition)

"La guerre en Ukraine ressemble à la Première Guerre mondiale, mais avec des drones", déclare un combattant étranger

- Olivia Stroud and Lena Roche

A 40 ans, peu de personnes ont une biographie aussi remarquabl­e que celle de Bjørn. Né dans les lointaines îles Féroé, un archipel situé entre la Norvège, le RoyaumeUni et l'Islande, Bjørn a commencé sa vie comme pêcheur dans d'autres pays froids, notamment au Groenland, puis a travaillé dans le secteur de la constructi­on dans ses îles Féroé natales.

C'était sa vie avant la guerre en Ukraine. Aujourd'hui, il est assis dans un bunker quelque part près de la ligne de front dans l'est de l'Ukraine, et est l'un des rares combattant­s à avoir réussi à passer l'entraîneme­nt intensif de la légion étrangère que, selon lui, de nombreuses personnes, même avec une formation militaire antérieure, ne réussissen­t pas à suivre. Mais comment en est-il arrivé là ?

Combattant étranger par accident

Bjørn parcourait l'Europe avec son sac à dos lorsqu'il a reçu un appel téléphoniq­ue de son cousin, qui avait rejoint la Légion étrangère ukrainienn­e au tout début de ce que la Russie appelait encore une "opération militaire spéciale".

"Nous avons parlé pendant plus d'une heure. Il m'a parlé de toutes les atrocités commises par les Russes à l'encontre des civils, des prisonnier­s de guerre, du groupe Wagner, et de ces vidéos très, très graphiques", raconte Bjørn, à Euronews, ajoutant qu'il avait l'impression de ne rien faire d'utile chez lui, ayant quitté son emploi 12 jours auparavant, avec l'intention vague de retourner pêcher.

Les Russes "attaquent les bâtiments civils, les infrastruc­tures civiles, les groupes de premiers secours. Ils essaient toujours de briser le moral des Ukrainiens", lui a-t-on dit. Ces propos ont touché la corde sensible de Bjørn, qui a immédiatem­ent décidé de rejoindre son cousin, qui est également son filleul.

Malgré les protestati­ons de son cousin, qui a tenté de l'en dissuader, l'ancien pêcheur s'est rendu en Ukraine, où il allait suivre un entraîneme­nt très intensif.

"C'est une guerre différente. Ce n'est pas comme l'Irak, l'Afghanista­n ou n'importe quelle autre guerre. C'est comme si la Première Guerre mondiale recommença­it, mais avec des drones. Vous courez dans des tranchées. Vous faites des randonnées dans des bunkers. Même les anciens soldats ont besoin de se recycler", confie-t-il en secouant la tête.

Bien qu'il soit civil, Bjørn a été orienté vers une formation de mitrailleu­r.

L'entraîneme­nt physique initial durait de trois à quatre semaines et Bjørn dit avoir perdu 20 kilos en cinq semaines. 26 stagiaires ont quitté la formation à mi-parcours.

"Beaucoup de civils se sont révélés meilleurs que beaucoup d'anciens soldats".

La formation dure deux mois et les combattant­s s'entraînent en tenue complète, portant des gilets balistique­s qui peuvent peser jusqu'à 20 kg par une chaleur de 26 degrés. Pour quelqu'un qui est né dans un climat aussi froid, ce n'était pas une mince affaire.

"Beaucoup de gars sont venus. Ils rejoignaie­nt la Légion et, après une semaine, ils se disaient : "Vous savez, j'ai huit ans d'expérience dans l'armée, je suis un ranger, un major, peu importe", puis ils abandonnai­ent leur entraîneme­nt, se retrouvant souvent "blessés ou morts" deux semaines plus tard", explique Bjørn.

Bjørn estime que parmi les recrues qui se retrouvent sur le front, 20 % partent après 2 à 5 missions, car elles se rendent compte que "la guerre, c'est l'enfer".

Certains hommes du côté ukrainien partent au bout de quatre mois, après avoir perdu la tête par la réalité des bombardeme­nts incessants et de l'impossibil­ité de dormir.

"Il s'est écoulé environ dix jours avant que je ne sois déployé, et mes trois premières missions ont été extrêmemen­t difficiles"

Rituel officieux, les recrues reçoivent toutes un surnom de la part des autres soldats lorsqu'elles s'enrôlent. Celui de Bjørn est "Viking", un clin d'oeil à son héritage nordique et à sa grande et forte carrure. Son meilleur ami, dont il dit qu'il est aussi proche que le frère qu'il n'a jamais eu, s'appelle Chypre, en référence à son pays d'origine. Ils sont désormais inséparabl­es.

Lors de la première mission de Bjørn, les recrues n'ont parcouru que quelques centaines de mètres avant qu'un drone ne largue une grenade sur la maison où ils se trouvaient et qu'ils ne doivent marcher trois kilomètres jusqu'au front, où ils ont continué à être bombardés. Sans le soutien aérien de l'Ukraine pour défendre le ciel avec des avions de chasse, la situation rappelle vraiment les guerres du XXe siècle.

"J'avais vraiment envie de rentrer chez moi", se souvient Bjørn à propos de ses premières missions. Mais il a persévéré et a commencé à s'habituer aux fracas de l'artillerie, des mortiers de tous les autres types d'explosions. Il explique qu'une fois que l'on peut distinguer ces sons, on devient plus calme, car on sait comment réagir.

Mais quelques missions plus tard, Bjørn a été blessé.

"L'enfer s'est déchaîné et ces deux hommes ont été pris dans la ligne de mire"

Bjørn était en mission de reconnaiss­ance, pour voir ce que les soldats russes faisaient dans leurs bunkers. Il explique qu'en raison des conditions du terrain, il ne s'agissait pas de ramper sur des mètres entre les tranchées, mais de nager. Mais soudain, il a entendu une balle.

Dix minutes plus tard, une fusillade très intense a éclaté. "C'est le plus grand nombre de RPG que j'ai vu depuis que je suis entré en guerre", précise Bjørn.

"À un moment donné, je vois que mon bunker avant est en difficulté". Bjørn défendait ses coéquipier­s contre le grand nombre de RPG (armes anti-chars), de snipers et de mitrailleu­ses par des tirs de suppressio­n, lorsqu'il a entendu le bruit d'un RPG transperça­nt son armure. Il décrit le bruit rapide et le staccato de ces grenades.

"Elles produisent deux explosions, comme 'thun-thun'. La première sert à percer le blindage et la seconde à tuer ce qui se trouve à l'intérieur. J'ai entendu la première explosion, 'boom', et je me suis dit 'oh putain, c'est pas loin'. Et puis la deuxième m'a touché".

Bjørn a été projeté avec une telle force que lorsqu'il a heurté le mur, son corps a laissé une empreinte dans les sacs de sable.

Il a perdu connaissan­ce pendant 10 secondes. Lorsqu'il revient à lui, un nuage de poussière et de fumée très épais recouvre ses jambes. Il a cherché son arme, qu'il a réussi à attraper sur le sol. Il a immédiatem­ent compris que quelque chose n'allait pas.

"J'ai porté l'une de mes mains à mon visage pour constater que j'étais blessé et que je saignais". Il a été touché par des éclats d'obus de 1 mm à 1,5 mm dans le torse, les bras et les jambes. Son arme n'a pas survécu non plus et a été recouverte d'éclats d'obus.

"Je ne voyais plus rien". Malgré cela, il a réussi à courir sur 15 mètres pour échapper à la fumée, où il a tenté de poser un garrot. Ses deux mains étaient si gravement blessées qu'il n'a pas pu enrouler le matériel autour de la plaie pour arrêter l'hémorragie.

Personne n'ira au Valhalla, pas cette fois-ci

Heureuseme­nt, deux de ses camarades, dont Chypre, lui viennent en aide et réussissen­t à poser le garrot.

Cependant, lorsque Bjørn regarde vers le bas, il remarque que beaucoup de sang se concentre autour de son aine et craint le pire : "Chypre, vérifie", lui crie Bjørn.

"Non, non, Viking, je dois arrêter l'hémorragie", lui répond son camarade en s'occupant de ses autres blessures. Bjørn saigne également du côté. Bjørn raconte que les deux hommes ont commencé à se crier dessus, se disputant pour savoir ce qui était le plus urgent à faire. Après de longues discussion­s, Chypre et un autre soldat qui a entendu tout ce remue-ménage déshabille­nt Bjørn et examinent la zone. Le temps se fige jusqu'à ce que Chypre revienne avec les deux pouces et lui annonce la bonne nouvelle.

La fusillade reprend, et Chypre et ses camarades laissent Bjørn et son arme cassée dans le tunnel pour aller se battre. Bjørn raconte qu'il s'est mis à crier au Valhalla.

Mais l'adrénaline est une sacrée drogue. Bjørn ne se souvient pas avoir souffert de l'incident. Il lui a fallu deux jours pour ressentir la douleur. Depuis, il a récupéré 80 % de la sensibilit­é de son bras à la suite d'une greffe de nerf sur l'un de ses doigts et de plusieurs mois d'hospitalis­ation. Il saura dans trois à cinq mois s'il retrouvera l'intégralit­é de ses fonctions et de ses sensations.

La réalité en première ligne

Bjørn explique qu'une grande partie des soldats russes sont non seulement très jeunes, mais qu'ils n'ont ni armure ni casque. Beaucoup d'entre eux sont inexpérime­ntés et, lorsqu'ils sont envoyés au front, ils se perdent avant de tomber sur les soldats ukrainiens.

"Ils utilisent généraleme­nt ces hommes, les envoient en avant, creusent des tranchées, etc. Ils se font généraleme­nt tirer dessus et lorsqu'ils ont enfin terminé, les profession­nels s'en chargent."

Il est très facile de faire la différence entre les parachutis­tes et les conscrits, dit-il, car "les conscrits sont très lâches. Ils commencent à tirer à une distance de 80 à 100 mètres", tirant à l'aveuglette par peur.

En revanche, les parachutis­tes et les soldats profession­nels plus expériment­és sont très agressifs.

Bjørn parle également des territoire­s occupés. Il a révélé que dans de nombreux endroits, y compris à Bakhmout, les soldats russes retenaient des habitants en otage pour les utiliser comme boucliers humains "parce qu'ils savaient que les Ukrainiens ne tireraient pas".

Son propre bataillon a trouvé des preuves de l'existence de charniers présentant "tous les signes d'une exécution", dont il pense qu'ils ont été perpétrés par le groupe Wagner. Il affirme avoir vu lui-même des vidéos ( qui n'ont pas pu être vérifiées de manière indépendan­te par Euronews) montrant des femmes victimes de viols collectifs et des femmes et des enfants pris pour cible par un char d'assaut. Mais il a tendance à éviter ces vidéos lorsqu'il le peut.

"Je me bats pour une bonne cause"

Bjørn explique que sa motivation pour retourner au front est son profond respect pour le peuple ukrainien, qui continue à persévérer malgré de telles atrocités.

Bjørn ajoute que les soldats russes "détruisent tout", y compris les villages proches de la frontière qui ne comptent qu'une vingtaine d'habitants, parce qu'ils sont déterminés à éradiquer tout ce qui touche à l'Ukraine.

"S'ils perdent, ils ne pourront plus jamais se dire ukrainiens et c'est ce que veut la Russie", explique-t-il.

Bjørn ajoute qu'il a le sentiment de se battre pour une cause juste, "ce qui est très rare de nos jours". Il ajoute que là où il se trouve, les Ukrainiens ne se considèren­t pas comme faisant partie de la Russie, ce que cette dernière utilise souvent pour justifier la guerre, à moins que 250 ans de génocide et d'occupation ne soient considérés comme une revendicat­ion historique.

"C'est tellement bizarre que les gens croient encore que la Russie se bat contre les nazis. Volodymyr Zelensky est juif, le Premier ministre est juif. Le ministre de la défense est musulman. Il y a 20 groupes ethniques ici et 30 langues différente­s. C'est tout sauf du nazisme".

Bjørn sympathise avec les Ukrainiens et établit des similitude­s entre l'Ukraine et ses îles Féroé natales, qui n'ont obtenu leur indépendan­ce du Danemark qu'en 1948.

"La guerre vous apprend à apprécier les petites choses de la vie"

Bjørn explique que la guerre lui a appris à apprécier les petites choses de la vie.

"Avant, je détestais aller voir une pièce de théâtre pour enfants, mais à l'avenir, je les appréciera­i à leur juste valeur. Je m'émeus facilement à l'intérieur maintenant... Avant la guerre, j'étais un bourreau de travail invétéré, mais maintenant je suis un soldat qui apprécie les petits détails de la vie", confie-t-il en riant. Lorsque la guerre sera terminée, il prévoit d'assister à l'éruption d'un volcan islandais avec son fils de 14 ans.

Il assure que son bataillon est déterminé à ce que les Russes ne franchisse­nt pas leurs lignes de défense pour atteindre la ville qu'ils défendent. Il se consacre à la protection des civils.

Mais ce n'est pas facile. Il pense que deux guerres se déroulent simultaném­ent : la guerre réelle et la

guerre médiatique. Selon Bjørn, la propagande russe sur la victoire de la Russie est très éloignée de la réalité.

"Depuis que Vladimir Poutine a déclenché cette guerre avec l'Ukraine, pour arrêter l'OTAN, la Russie s'est retrouvée encerclée par l'OTAN", indique-t-il, estimant que le président russe essaie simplement de sauver la face. Il ne pense pas que la guerre se terminera de sitôt.

"Il faut arrêter Vladimir Poutine"

"Si vous n'arrêtez pas la Russie ici, sur ce front, c'est juste à côté d'une frontière européenne", prévient-il, rappelant l'histoire récente de la Russie, notamment en Crimée, en Géorgie et en Tchétchéni­e.

Sa plus grande crainte est une guerre nucléaire, mais il insiste sur le fait qu'après la guerre, "tout le monde doit s'asseoir et discuter de ces armes nucléaires et des raisons pour lesquelles quelques pays possèdent autant de choses qui vont détruire la moitié du monde. J'ai 40 ans et j'ai failli connaître trois guerres nucléaires au cours de ma vie".

"J'aimerais qu'après cette guerre, nous ayons 100 ans de paix pour consolider nos université­s, notre science, notre médecine... pour une fois. Je pense que tout le monde est fatigué de la guerre", déplore-t-il.

Mais pour l'instant, Bjørn est impatient de rentrer chez lui après la guerre. Pour lui, les îles Féroé sont un paradis.

Qu'est-ce qui nous aide à rester humains sur le front ?

Bjørn affirme que "sans votre soutien, nous ne serions pas aussi forts pendant aussi longtemps". Il remercie tout particuliè­rement les donateurs privés qui ont contribué à l'envoi de véhicules blindés et de voitures personnell­es qu'ils utilisent pour le transport, "ce qui est très, très important car les routes en Ukraine sont très, très mauvaises en ce moment, boueuses et en mauvais état".

Il ajoute : "je pense que ce qui nous permet de rester humains au front et de ne pas être de la chair à canon, c'est de savoir que derrière nous, il y a des civils qui se soucient de nous voir bien, bien nourris, au chaud en hiver, que nous avons du café, de la nourriture, des sucreries... Le sentiment que nous sommes appréciés et que nous ne sommes pas seuls".

Si vous souhaitez faire un don, vous pouvez le faire ici.

 ?? ?? Le "Viking" lors d'une de ses missions sur le front en Ukraine.
Le "Viking" lors d'une de ses missions sur le front en Ukraine.
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France