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OceanXplor­er : à bord du navire de recherche d'un milliardai­re qui explore les abysses

- Lottie Limb

"OceanXplor­er" repousse les limites de ce que peut être un navire. Long de 87 mètres, il abrite deux submersibl­es de haute mer - l'un pour les scientifiq­ues, l'autre pour les médias - et des laboratoir­es éclairés comme des plateaux de tournage.

Le tapis rouge s'est déroulé lorsque j'ai visité ce navire en décembre dernier, à l'occasion du sommet des Nations unies sur le climat qui se tenait à Dubaï.

"OceanXplor­er" est alors amarré dans un bras de port surveillé et accueille, depuis plusieurs jours, un flot d'invités de marque, comme Bill Gates et la royauté jordanienn­e.

Il s'agit du navire médiatique et de recherche le plus avancé au monde, selon "OceanX", une organisati­on à but non lucratif de "Dalio Philanthro­pies", qui "favorise les divers intérêts philanthro­piques des membres de la famille Dalio". Leur fortune provient de Ray Dalio, le milliardai­re américain de 74 ans qui a fondé "Bridgewate­r Associates", le plus grand fonds spéculatif du monde.

"La combinaiso­n des deux est notre sauce secrète", confie Mark Dalio, son fils et co-directeur général d'" Ocean X", en décrivant l'atout de l'entreprise à des journalist­es par une autre journée sans nuages dans l'émirat.

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Qu'est-ce qu'"OceanX" ?

Il y a un écho évident à SpaceX dans le nom, la société aérospatia­le américaine fondée par Elon Musk dans le but de faire de l'homme une "civilisati­on de l'espace".

Ray Dalio s'est retiré de la course à l'espace des milliardai­res, mais sa décision d'aller dans la direction opposée a un côté compétitif. "L'exploratio­n des océans me semble beaucoup plus excitante et importante que l'exploratio­n de l'espace", a-t-il notamment déclaré au Financial Times. "Vous ne verrez pas d'extraterre­stres dans l'espace, mais vous verrez des extraterre­stres [ sous les océans]".

Présenter les profondeur­s radicaleme­nt mystérieus­es de la mer comme la dernière frontière de l'exploratio­n américaine ne plaira pas à tout le monde. Mais si vous vous êtes déjà émerveillé devant un documentai­re sur les grands fonds marins, l'attrait est compréhens­ible et le postulat est vrai : selon l'organisme des Nations unies chargé des sciences océaniques, seuls 5 % des océans ont été explorés et cartograph­iés par l'homme.

La mission d'" OceanX" est "d'aider les scientifiq­ues à explorer l'océan et à le faire connaître au monde entier par le biais de médias captivants".

Elle a été fondée en 2016, mais les racines marines des Dalio remontent à plus loin. En 2011, Ray a acheté un navire de recherche appelé "Alucia" et un sous-marin à bulles qui, l'année suivante, a été utilisé par une équipe de scientifiq­ues pour enregistre­r les premières images de l'insaisissa­ble calmar géant dans son habitat naturel.

Mark, qui travaillai­t alors comme producteur associé pour le réseau de télévision, "National Geographic", a proposé à son père l'idée d'une société multimédia pour relater les aventures de l'" Alucia". Ils ont eu l'honneur d'emmener le Britanniqu­e, David Attenborou­gh, pour sa première plongée en eaux profondes dans la Grande Barrière de Corail en 2015.

"Alucia Production­s" est devenue "OceanX Media". Et "Alucia" luimême ( qui a été commercial­isé pour plus de 18 millions d'euros en 2018) a été remplacé par "OceanXplor­er" - un ancien navire pétrolier norvégien qui a fait l'objet d'une rénovation approfondi­e après que Ray Dalio l'a acheté. "OceanX" ne dit pas combien a coûté son navire diesel ultramoder­ne, mais un site de superyacht­s l'évalue à environ 186 millions d'euros et estime les coûts d'exploitati­on à un dixième de cette somme par an.

"Il ne s'agit pas d'un yacht de luxe", affirme Vincent Pieribone, co-directeur général et directeur scientifiq­ue d'" OceanX", à la presse à Dubaï. "Le fait que notre pays [les États-Unis] ne dispose pas d'un tel navire est une honte nationale".

Nous ne sommes pas une attraction touristiqu­e :à quoi servent les submersibl­es d'"OceanX" ?

Notre visite commence dans le hangar à sous-marins d'" OceanXplor­er", face aux deux sous-marins à bulles. Ces énormes globules de plexiglas peuvent transporte­r leur petit équipage à 1 000 mètres de profondeur.

L'un d'eux est optimisé pour les chercheurs, avec un équipement modulaire comprenant une machine qui est "essentiell­ement un aspirateur", explique Colin, le pilote du sous-marin, aspirant des échantillo­ns du fond marin pour les traiter dans les laboratoir­es embarqués du navire.

Une série de caméras est fixée sur l'autre sous-marin, capable de capturer les plus petites créatures marines ainsi que des images grand angle du sous-marin scientifiq­ue en action. Il peut également diffuser des images en temps réel en envoyant des signaux vidéo à la surface par le biais de faisceaux lumineux. Le mois dernier, un biologiste marin s'est connecté au Forum économique mondial de Davos depuis les profondeur­s des Seychelles, où "OceanXplor­er" est actuelleme­nt basé.

Les submersibl­es (et les milliardai­res) ont eu mauvaise presse l'année dernière, avec l'implosion fatale du sous-marin "Titan" d'" OceanGate" destiné à observer le Titanic. "Bien sûr, cela a braqué les projecteur­s sur l'industrie", déclare Andrew Craig, chef de l'équipe ROV d'" OceanX". "Mais nous les exploitons comme des machines scientifiq­ues et non comme des navires de plaisance... Nous ne sommes pas une attraction touristiqu­e. Nous sommes un véritable navire de recherche scientifiq­ue".

Le ROV (véhicule télécomman­dé) peut descendre à 6 000 mètres de profondeur tout en étant attaché à un câble, ce qui lui permet d'échantillo­nner des endroits encore plus reculés tels que les cheminées hydrotherm­ales et les volcans sous-marins.

La réunion de toutes ces technologi­es sur un seul navire est ce qui rend "OceanXplor­er" si unique, nous dit Mark Dalio, de l'intérieur de la salle de contrôle de la mission ou "centre névralgiqu­e" du navire. Devant des chaises de type "gamer", des dizaines d'écrans sont éclairés par des images en temps réel de toutes les parties en mouvement - plus que ce que je peux comprendre en tant que non-scientifiq­ue, mais cela en jette.

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Que fait l'équipe scientifiq­ue d'"OceanX" ?

Tout ce qui est récupéré dans les profondeur­s est remonté dans le laboratoir­e sec. L'équipement y est plus petit, mais pas moins exigeant. Un scanner 3D d'une résolution submillimé­trique permet de créer un jumeau numérique d'un poisson, par exemple, et de le stocker dans une base de données en ligne.

Une grande partie de ce travail consiste à combler les lacunes de nos connaissan­ces. Il ne s'agit pas nécessaire­ment de découvrir de nouvelles espèces, même si Mattie Rodrigue, directrice du programme scientifiq­ue, affirme que "cela arrive souvent - à nous, en particulie­r". Mais l'équipe rencontre souvent des espèces qui n'ont pas encore été documentée­s publiqueme­nt, auquel cas elle peut enregistre­r leur génome de référence, c'est-à-dire numériser leur ADN.

Elle peut également prélever de l'ADN environnem­ental (ADNe) dans l'eau, afin de capturer l'empreinte génétique d'un animal à travers les cellules qu'il rejette. Avec suffisamme­nt d'informatio­ns, ils peuvent même déterminer si un poisson est en gestation ou stressé, révélant ainsi des indices sur la manière dont il s'adapte à des conditions changeante­s.

Mattie Rodrigue qualifie leur travail de plus vaste envergure de "vérificati­on sur le terrain" ou de "vérificati­on par l'océan des modèles climatique­s". Aux Émirats arabes unis, par exemple, l'océanograp­hie repose en grande partie sur des données satellitai­res, ce qui signifie que les prévisions peuvent être erronées. À l'occasion de la COP28, "OceanX" s'est associé à des scientifiq­ues de l'université de New York à Abou Dhabi pour étudier la répartitio­n des larves de corail et les possibilit­és de reproducti­on de coraux résistants à la chaleur.

"Nous considéron­s que le navire et OceanX sont en première ligne, explique Mark, "et qu'ils recueillen­t toutes ces données pour mieux informer la communauté scientifiq­ue et les gouverneme­nts de l'évolution de la situation".

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Lumière, caméra, action : comment "OceanX" partage-t-il ses résultats avec le monde entier ?

Vincent Pieribone, ancien professeur de neuroscien­ces à la faculté de médecine de Yale, déplore que, malgré les nombreux travaux scientifiq­ues sur le climat, les milliers d'articles universita­ires publiés chaque année n'atteignent tout simplement pas le grand public.

Alors, comment s'en sortir ? "OceanXplor­er" est le véhicule idéal, "alliant la fonctionna­lité à l'aspect d'un plateau de tournage", explique Mark.

Le réalisateu­r James Cameron (connu pour Titanic) est un autre grand nom dans le cercle d'" OceanX". Il est depuis longtemps fasciné par l'océan et la technologi­e nécessaire pour sonder ses profondeur­s. Il a conseillé l'équipe sur la manière d'installer "OceanXplor­er". Des lumières colorées biolumines­centes tournent en boucle autour des plafonds, avec des supports pour les caméras aériennes. Des lumières sont également intégrées aux tables pour éclairer les réactions des chercheurs et diffuser les hauts et les bas de la recherche scientifiq­ue.

Il y a jusqu'à 72 personnes sur le navire lorsqu'il est en pleine activité, et un grand nombre d'entre elles travaillen­t dans le domaine des médias. "OceanX" compte plus de 4 millions d'adeptes sur TikTok, où l'équipe poste souvent des vidéos amusantes de ses expédition­s, distillant des pépites de science océanique et de vie à bord pour la génération Z.

D'autres aspects du paysage émotionnel autour d'" OceanX" peuvent sembler un peu exagérés. Faut-il vraiment, comme le dit Mark, "inspirer le public pour qu'il tombe amoureux des océans" ? Ou, comme le suggère le Dr Pieribone, "OceanXplor­er" est l'antidote aux attaques contre les climatolog­ues aux États-Unis, en aidant les gens à voir l'humanité des experts ?

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L'argent privé doit-il financer la recherche sur les océans ?

Lors de la projection d'une nou

velle série du National Geographic sur la passerelle, le rôle de Mark Dalio dans la réalisatio­n de cette série est décrit comme l'accompliss­ement d'un "rêve de toute une vie".

Est-il important que l'ambition personnell­e soit mêlée à l'objectif d'" OceanX" ? Que ce navire, le plus avancé de sa catégorie, soit avant tout au service des intérêts philanthro­piques de la famille Dalio ?

"Pour le meilleur ou pour le pire", écrivait il y a dix ans Steven A. Edwards, alors analyste politique à l'"American Associatio­n for the Advancemen­t of Science", "la pratique de la science au XXIe siècle est de moins en moins façonnée par les priorités nationales ou par les groupes d'évaluation par les pairs et de plus en plus par les préférence­s particuliè­res d'individus disposant d'énormes sommes d'argent à donner".

Pour sa défense, "OceanX" est une entreprise collaborat­ive. La nature transnatio­nale des voyages en mer - "OceanXplor­er" est enregistré dans les Îles Marshall - signifie que les permis doivent être obtenus des mois à l'avance et que les relations avec les instituts universita­ires et les ONG sont soigneusem­ent établies.

La plupart des grandes organisati­ons océaniques publiques, comme la "Commission océanograp­hique intergouve­rnementale" (UNESCO Ocean), ont collaboré avec "OceanX" d'une manière ou d'une autre. Un organisme de recherche britanniqu­e a refusé de commenter le financemen­t de l'océanograp­hie en raison de son associatio­n.

Jeremy Weirich, directeur de l'exploratio­n océanique de l'"Administra­tion nationale des océans et de l'atmosphère" (NOAA), a toutefois affirmé, à Euronews Green, qu'il "saluait absolument les efforts d'organisati­ons comme OceanX, Schmidt Ocean Institute, Ocean Exploratio­n Trust, et d'autres opérateurs philanthro­piques et privés".

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"Pour moi, ce n'est pas une question de "soit/ soit", mais plutôt de "et", ce qui signifie que nous avons besoin à la fois d'opérateurs maritimes soutenus par la philanthro­pie et financés par le public pour acquérir des données et des informatio­ns précieuses sur les océans inconnus", ajoute-t-il.

"La communauté d'exploratio­n en mer est encore relativeme­nt petite, alors que les zones inexplorée­s et mal connues de l'océan restent vastes. Heureuseme­nt, nous travaillon­s déjà ensemble pour trouver des moyens de mieux coordonner nos opérations et nos activités", déclare Jeremy Weirich.

Dans sa dernière missive de relations publiques en provenance des Seychelles, "OceanX" met l'accent sur sa collaborat­ion avec les scientifiq­ues locaux, "aidant les chercheurs locaux à fournir des résultats scientifiq­ues majeurs sur leur propre région sensible au climat pour la première fois dans l'histoire".

Les points de la lettre font état de nombreux records, d'observatio­ns de requins enviables et d'un nouveau comptage passionnan­t de dugongs (des mammifères herbivores).

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En direct de Tiktok : Avec deux sous-marins à bulles et des laboratoir­es embarqués, OceanX veut faire découvrir les merveilles des profondeur­s marines à nos écrans.
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