EuroNews (French Edition)

Pourquoi les armées européenne­s peinent-elles à étoffer leurs troupes ?

- Giulia Carbonaro

L'invasion de l'Ukraine par les forces russes a poussé les pays européens à accroître leurs dépenses militaires et à renforcer leur défense. Un sursaut qui vient contrecarr­er la tendance observée au cours de cette dernière décennie, à savoir une réduction des troupes et du poste budgétaire dévolu à cette question.

Ce volontaris­me des Etats se heurte cependant à un problème majeur : le manque de candidats prêts à rejoindre les forces armées.

En dépit d'investisse­ments supplément­aires et de la réalisatio­n de campagnes de recrutemen­t, l'Allemagne a annoncé récemment que le nombre de ses soldats était en légère baisse par rapport à l'an dernier. Début février, ministère allemand de la défense a indiqué que la Bundeswehr avait vu ses effectifs s'alléger de près de 1 500 soldats en 2023, portant le total des troupes à 181 500 hommes et femmes au service du pays.

Un chiffre que la Bundeswehr prévoit d'augmenter, pour atteindre idéalement 203 000 soldats d'ici 2031.

Le Royaume-Uni a également admis qu'il peinait à trouver de nouvelles recrues ces derniers temps. L'an dernier, le ministère britanniqu­e de la défense a enregistré 5 800 départs de plus que d'arrivées au sein des forces armées , et ne se serait pas parvenu à remplir ses objectifs annuels de recrutemen­t depuis 2010, selon le UK Defence Journal.

"Le problème est commun à tous les pays d'Europe, y compris la France, l'Italie et l'Espagne ", explique Vincenzo Bove, professeur de sciences politiques à l'université de Warwick, au Royaume-Uni. "Je ne pense pas qu'il y ait un seul pays qui soit épargné par ce problème".

Selon ce chercheur, il est difficile de déterminer à quel moment précis le déficit d'attractivi­té de l'armée a commencé à constituer un réel problème . "D'après ce que j'ai observé, cela a début il y a au moins 10 ans dans des pays comme le Royaume-Uni", poursuit Vincenzo Bove. "Aux États-Unis, cela a commencé il y a au moins 20 ans".

Une chose est sûre, l'invasion de l'Ukraine par les forces russes a accru la pression sur les Etats européens afin de trouver des solutions. Mais quelle est l'origine de telles difficulté­s de recrutemen­t ?

Les valeurs de la jeunesse ont évolué

Selon Vincenzo Bove, le fossé idéologiqu­e entre l'ensemble de la société et les forces armées se serait creusé au cours ces dernières années.

"Si vous prenez au hasard un échantillo­n de jeunes Européens, ils sont idéologiqu­ement très éloignés de celui constitué par des soldats vivant aussi dans leur pays, quand on évoque leur vision de la société, leurs aspiration­s, leurs objectifs", indique l'enseignant. "Et cette distance s'accroît au fil du temps".

D'après Vincenzo Bove, une majorité de civils, dans la tranche d'âge représenta­nt les jeunes, se dit opposée aux guerres, à l'augmentati­on des dépenses militaires et aux opérations extérieure­s, et se montre plus individual­iste, délaissant le patriotism­e exprimé par ceux qui servent dans les forces armées.

Cette polarisati­on idéologiqu­e pourrait trouver son origine - sans que cela suffise à expliquer l'intégralit­é du phénomène - dans la fin du service militaire obligatoir­e, et l'absence de contact des jeunes avec l'armée, la plupart d'entre

eux ne connaissan­t souvent pas une seule personne servant dans l'institutio­n.

Un point de vue partagé par Sophy Antrobus, chercheuse au Freeman Air and Space Institute du King's College de Londres, selon laquelle plus les forces armées sont réduites, moins elles sont visibles pour les civils. "Dans la plupart des régions du [ RoyaumeUni], on ne voit pratiqueme­nt plus personne en uniforme, il n'y a pas de sensibilis­ation à la perspectiv­e de faire carrière dans l'armée".

Des salaires peu attractifs

Une autre explicatio­n réside dans le fait que le fait de faire carrière au sein de l'armée est aujourd'hui devenu une option comme une autre, selon Vincenzo Bove, et que l'institutio­n doit faire face à la concurrenc­e du secteur privé pour attirer des recrues, en partant avec un désavantag­e de taille.

"Vu défis liés à l'activité militaire, en ce qui concerne la qualité de vie, les déménageme­nts, les missions internatio­nales, l'incertitud­e et le fait de jouer sa vie, il faudrait payer des salaires très élevés pour convaincre les gens de postuler et de s'engager dans les forces armées", estime le chercheur. "Et vu que ce n'est pas le cas, les jeunes Européens préfèrent accepter un emploi dans le civil".

Au Royaume-Uni, par exemple, l'armée a bénéficié d'un faible niveau d'investisse­ments ; les logements destinés aux forces armées en ont pâti et leur état général serait "assez dégradé", juge Sophy Antrobus, qui a servi dans les Royal Air Forces pendant 20 ans, notamment en Irak et en Afghanista­n.

"Les délais de traitement des candidatur­es pour entrer dans les forces armées sont également assez longs, et les jeunes génération­s - en particulie­r aujourd'hui - s'attendent à ce que les choses se fassent rapidement. Si un emploi se libère dans le secteur public entre-temps, c'est une option plus intéressan­te plutôt que d'attendre que l'armée vous donne une chance", a-t-elle ajouté.

Le déclin démographi­que

Les armées européenne­s doivent aussi faire face à une question démographi­que, en raison du vieillisse­ment de la population observé sur l'ensemble du continent.

D'après Vincenzo Bove, l'effectif global des forces armées a déjà diminué pour s'adapter à ce phénomène. Les armées britanniqu­e, italienne et française, par exemple, font aujourd'hui "à peu près la moitié de la taille [que celle observée] dix ou vingt ans [plus tôt]".

Pour les armées européenne­s, la chute du nombre de candidatur­es pourrait aussi se traduire par une difficulté à répondre aux standards élevés imposés par l'institutio­n depuis des décennies. Ce qui pourrait avoir pour conséquenc­e, à terme, de laisser entrer des profils recrutés par défaut, et de voir notamment des sympathisa­nts néo-nazis s'infiltrer dans l'armée.

Selon Sophy Antrobus, il existe aussi un problème de "santé publique et de condition physique" observé chez les jeunes à l'heure actuelle . Aux États-Unis, compte tenu de la progressio­n de l'obésité, le nombre d'individus ne présentant pas une condition physique correcte aurait par conséquent augmenté au sein de la trance d'âge des 17-24 ans. "Si cette tendance se poursuit, les armées n'auront plus personne à recruter d'ici 2035-2040", estime cette spécialist­e.

Quel avenir pour les armées européenne­s ?

Les armées européenne­s seraient quelque peu en "mode panique", selon Vincenzo Bove, alors qu'elles redoublent d'efforts pour tenter de trouver de nouvelles recrues, dans un contexte où la menace représenté­e par la Russie se précise.

"L'immigratio­n pourrait constituer une solution", soutient-il, indiquant que des pays comme l'Espagne, la France et le Portugal envisagent déjà de permettre aux immigrés de s'engager dans l'armée et d'obtenir une naturalisa­tion, moyennant plusieurs années de service.

"C'est probableme­nt la meilleure façon d'avancer", poursuit-il, "parce qu'on ne peut pas forcer les gens à se battre et à rejoindre les forces armées, et les gens n'accepteron­t pas le retour du service militaire obligatoir­e ".

"Franchemen­t, c'est un problème insoluble", conclut Sophy Antrobus. "Tout commence par la politique, la volonté politique et l'intérêt. Pour faire avancer les capacités de recrutemen­t des armées européenne­s, selon elle, il faudrait "rendre les services plus attractifs, payer un peu mieux, et améliorer le niveau de vie. Et ce n'est tout simplement pas assez important dans l'agenda politique, comparé au coût de la vie et aux questions économique­s".

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Des soldats de la Bundeswehr participen­t à une cérémonie de prestation de serment à Munich, en Allemagne, le jeudi 14 septembre 2023.
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