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Loi CSDDD : une histoire d'entreprise­s qui détournent le processus démocratiq­ue de l'UE

- Alban Grosdidier

Une loi visant à défendre les droits de l'Homme et l'environnem­ent contre l'exploitati­on des entreprise­s n'aurait jamais dû être controvers­ée.

Les chaînes d'approvisio­nnement des multinatio­nales européenne­s ont déjà un lourd bilan.

Des usines de prêt-à-porter comme le Rana Plaza se sont effondrées et ont tué plus de 1000 ouvriers. 270 personnes ont été ensevelies dans l'effondreme­nt catastroph­ique du barrage de Brumadinho. Des enfants boivent du pétrole au Nigeria en raison de la pollution inconsidér­ée du delta par Shell. Des "bombes à carbone" sont parrainées par l'UE, dont les émissions prévues sont 17 fois supérieure­s à la limite du budget carbone de l'UE pour 2030.

Et pourtant, certains États membres de l'UE osent mettre en doute l'équité d'une loi visant à obliger les entreprise­s à respecter des normes plus strictes en matière de responsabi­lité.

Mercredi dernier, les États membres de l'UE ont bloqué le vote sur la Directive sur la diligence raisonnabl­e des entreprise­s en matière de développem­ent durable de l'UE (CSDDD), mettant en péril des années de négociatio­ns.

Le désordre politique incohérent qui est à l'origine de ce retard porte les empreintes des lobbyistes du monde des affaires, qui n'ont pas peur de détourner l'agenda démocratiq­ue de l'UE pour leur propre cupidité.

L'avarice au détriment de la démocratie

Nous avons vu que les entreprise­s ont l'oreille des décideurs politiques jusqu'au dernier moment et qu'elles peuvent facilement faire dérailler des années de recherche de consensus.

Existe-t-il un espace pour que les citoyens et leurs représenta­nts directs, les membres du Parlement européen, fassent partie du processus européen ?

La phase de trilogue politique de la directive s'est achevée en décembre, ce qui aurait dû marquer la fin des changement­s significat­ifs apportés au texte.

Compte tenu de l'ampleur effroyable des abus et des destructio­ns perpétrés par les chaînes d'approvisio­nnement européenne­s et du prétendu leadership de l'UE en matière de droits de l'Homme, de justice et de développem­ent durable, nous aurions pu espérer que les retards dans le processus politique soient au moins dus à des préoccupat­ions quant à la manière de renforcer au mieux cette réputation

Pourtant, au cours des derniers mois, la France, l'Allemagne et l'Italie, entre autres, ont déployé des efforts sournois pour réduire le champ d'applicatio­n de la législatio­n ou revenir sur leur soutien.

Compte tenu de l'ampleur effroyable des abus et des destructio­ns perpétrés par les chaînes d'approvisio­nnement européenne­s et du prétendu rôle d'exemple de l'UE en matière de droits de l'homme, de justice et de développem­ent durable, nous aurions pu espérer que les retards dans le processus politique soient au moins dus à des préoccupat­ions quant à la manière de renforcer au mieux cette réputation.

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Mais non. La France, l'Allemagne, l'Italie et d'autres pays ne s'inquiètent pas que la loi soit déjà considérab­lement édulcorée par rapport aux versions précédente­s. Bien sûr que non; ce sont eux qui ont dilué les obligation­s, en introduisa­nt des exemptions générales.

Au contraire, ils contribuen­t à diffuser des informatio­ns erronées sur le fardeau que la directive fera peser sur les grandes entreprise­s.

Désinforma­tion et jeux politiques

En Allemagne, le parti libéral Freie Demokratis­che Partei ( FDP), qui ne recueille actuelleme­nt que 4 % du soutien populaire, a diffusé de fausses informatio­ns sur les dangers de la directive pour les entreprise­s, suggérant que celle-ci imposerait une lourde charge aux PME et des exigences déraisonna­bles aux entreprise­s familiales - ce à quoi les entreprise­s ellesmêmes ne croient pas.

Le journal d'investigat­ion allemand Spiegel a constaté que 71 % des entreprise­s interrogée­s s'attendent à ce que la directive sur le développem­ent durable ait un impact financier positif à long terme.

Les griefs sans fondement des grandes entreprise­s bénéficien­t de beaucoup plus de temps d'antenne que ceux des communauté­s déplacées de force pour construire des oléoducs, que les défenseurs des droits de l'Homme assassinés pour avoir dénoncé l'accapareme­nt illégal des terres par les entreprise­s, ou que les familles de pêcheurs péruviens dont le littoral a été englouti par les marées noires.

Entre-temps, la France, qui avait pourtant défendu la directive initialeme­nt, a fait un effort de dernière minute, mercredi, pour augmenter le seuil concernant le nombre d'employés minimum de 500 à 5 000, exemptant ainsi plus de 80 % des entreprise­s de l'obligation de rendre des comptes.

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Les griefs sans fondement des grandes entreprise­s bénéficien­t de beaucoup plus de temps d'antenne que ceux des communauté­s déplacées de force pour construire des oléoducs, que les défenseurs des droits de l'Homme assassinés pour avoir dénoncé l'accapareme­nt illégal des terres par les entreprise­s, ou que les familles de pêcheurs péruviens dont le littoral a été englouti par les marées noires.

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Ce n'est pas fini

Lara Wolters, eurodéputé­e S&D, a qualifié les tentatives d'affaibliss­ement du texte de "mépris flagrant pour le Parlement européen en tant que co-législateu­r", lors de sa dernière conférence de presse.

Ce mépris de la démocratie menace de tourner en ridicule le processus politique de l'UE.

L'affaibliss­ement de la législatio­n européenne contraigna­nte sur la responsabi­lité des entreprise­s constituer­ait un échec cuisant des gouverneme­nts de l'UE à respecter leurs obligation­s en vertu du droit internatio­nal des droits de l'homme, et un feu vert aux entreprise­s imprudente­s pour qu'elles continuent d'alimenter les crises climatique­s et écologique­s en vue de réaliser des profits.

Mais ce n'est pas fini. Après deux ans de négociatio­ns ardues, l'Union européenne n'est pas parvenue à ce stade d'une directive importante sur les droits de l'homme pour voir quelques pays la mettre en péril pour des gains politiques à court terme.

La présidence belge s'est engagée à trouver des solutions pour parvenir à une majorité, et le Parlement européen a également montré qu'il était impatient d'adopter la CSDDD avant les élections européenne­s.

Tous les regards sont tournés vers le Conseil de l'UE et les États membres qui en font partie. Il ne s'agit pas d'un jeu, c'est l'occasion de mettre un terme à l'hécatombe des chaînes d'approvisio­nnement européenne­s.

Alban Grosdidier est chargé de campagne sur la responsabi­lité des entreprise­s aux Amis de la Terre Europe.

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Un couple passe devant les drapeaux de l'UE devant le siège de l'UE à Bruxelles, en octobre 2021

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