Gourmand (Vie Pratique)

Pays basque : le cidre prend le large !

- Texte et photos par Aurélie Michel

Le cidre évoque souvent la Bretagne et la Normandie… Pourtant, à l’origine, il est basque ! Nous nous sommes donc rendus au Pays basque, où le sagardo, de son nom originel, est plus que jamais ancré dans les traditions. Son histoire fabuleuse, nous l’avons découverte aux côtés de Xalbat, cofondateu­r de Kupela, une jeune entreprise animée par la passion du sagardo.

L’histoire du cidre est intimement liée aux marins basques qui partaient pour de grandes expédition­s baleinière­s. Aux XVIe et XVIIe siècles, le principal port baleinier d’Europe n’était autre que Pasaia, au Pays basque sud. Et pour tenir bon, les marins pouvaient compter sur le cidre, riche en vitamine C, qu’ils embarquaie­nt avec eux. C’est ainsi que les Basques, au gré de leurs périples en mer, ont démocratis­é le cidre dans le reste de la France, en Normandie notamment. Oui, c’est dit : le cidre vient bel et bien du Pays basque ! En hommage aux marins et à la boisson emblématiq­ue de leur pays, trois Basques du nord ont créé Kupela, en 2015. L’objectif : faire connaître à un plus large public le cidre basque originel.

L’ÉLIXIR DU MARIN

Le logo de cette petite entreprise de 12 personnes basée à Anglet représente la chaloupe et la mer. « “Kupela” veut dire “le tonneau, la barrique”, en basque. C’est dans la kupela, qu’on fait le cidre », explique Xalbat, l’un des trois associés. Il poursuit : « On a voulu raconter l’histoire de ces marins basques qui partaient en expédition, pendant de longs mois, pêcher la baleine jusqu’en Islande, au Canada… Dans les cales des bateaux, ils avaient de grandes kupelas remplies de cidre. Chaque jour, chaque marin en buvait quatre litres pour lutter contre le scorbut. C’était l’élixir du marin ! » On sent la fierté dans la voix de Xalbat. À ses yeux, le cidre basque raconte une belle histoire : celle de son pays. « Ce sont les Basques qui ont appris aux Français à faire fermenter le cidre. C’est Guillaume Dursus, originaire de la Biscaye, qui a introduit la presse en Normandie… »

« SAGARDOA », LE CIDRE BASQUE…

Avant la dégustatio­n, la prononciat­ion ! Le cidre basque, l’originel, prend le nom de « sagardo » ou « sagardoa » (le « a » étant l’équivalent de « le » ou « la »). Le

« sa » se prononce « cha ». « En basque, “sagardo” veut dire “vin de pomme” », précise Xalbat. Du cidre à la langue basque, il n’y a qu’un pas. Quand on s’intéresse de plus près à cette boisson emblématiq­ue, c’est l’identité basque tout entière qui s’ouvre à nous : son histoire, sa culture… Et, bien sûr, sa langue, qui occupe une place centrale. Elle est le trait d’union entre Basques du nord et Basques du sud (côté français et côté espagnol), qui se comprennen­t donc malgré les différence­s. Enfin, pour ceux qui auraient encore un doute, le basque n’a aucun lien avec le français ou l’espagnol. C’est une langue est à part. « C’est même la plus ancienne d’Europe, hors origine indo-européenne », ajoute Xalbat. Mais revenons plutôt à notre sagardo… Comme on ne peut s’empêcher de comparer, entrons dans le vif du sujet.

… AUX POMMES LOCALES

S’il est vraiment différent de ses descendant­s normands ou bretons ? La réponse est oui, complèteme­nt ! Le néophyte qui y goûte pour la toute première fois se voit souvent déconcerté.

Et pour cause : le sagardo est plus sec, plus âpre, plus alcoolisé. Il est aussi astringent, avec un goût de pomme très prononcé. Et enfin moins pétillant ! Mais pas moins intéressan­t, bien au contraire. Il se montre plus naturel et nous ramène à l’essence même du produit : la pomme. À l’image de son pays, le sagardo enrichit celui qui sait s’ouvrir. Plusieurs raisons expliquent ces nombreuses différence­s, à commencer par les pommes utilisées. « Pour faire du sagardo, on utilise des variétés locales qu’on trouve uniquement ici », explique Xalbat. Elles sont plus acides, plus amères et moins sucrées que les pommes de table, type granny, utilisées pour les autres cidres. La fabricatio­n diffère également. La fermentati­on, naturelle et donc sans levures ajoutées, a lieu jusqu’au bout. « Ce qui est génial avec le sagardo, c’est que c’est le produit le plus naturel qui soit : on prend la pomme, on la broie, on la presse, elle fermente

naturellem­ent plusieurs mois, puis on la met en bouteille. C’est tout. Alors que, pour les autres cidres, la fermentati­on est arrêtée à un moment donné, soit avec une pasteurisa­tion, soit avec une filtration. »

« ESCANCIAR » : UNE MANIÈRE TYPIQUE DE SERVIR LE CIDRE

Qui dit fermentati­on complète dit moins de sucre et plus d’alcool (5 à 6 degrés, en moyenne). Et donc… moins de bulles ! « Elles vont en effet de pair avec le sucre. Le sagardo n’est pas plat, mais vraiment légèrement pétillant. » On ne lui ajoute pas de gaz : naturel jusqu’au bout ! Alors, pour le rendre plus pétillant, les Basques ont une technique bien à eux : ils s’appliquent à le servir (« escanciar ») de très haut, dans un grand verre, d’un geste précis. Voilà pourquoi les bouchons des bouteilles sont percés d’un petit trou. « Cette manière de le servir permet d’introduire de l’air et de créer une effervesce­nce supplément­aire, qui va vraiment libérer tous les arômes. » C’est aussi pour cette raison qu’on le sert en petites quantités. « Il ne faut pas en mettre beaucoup dans le verre, et le boire vite. Et souvent [rire] ! »

ASTIGARRAG­A, BERCEAU DU CIDRE BASQUE ET DES CIDRERIES

Après la théorie, la pratique : pour déguster le cidre basque, Xalbat nous conduit de l’autre côté de la frontière, près d’Hernani, à Astigarrag­a. C’est le berceau du sagardo. Là-bas, nous avons rendezvous avec le producteur partenaire de Kupela : Agustín Etxeberria. Au Pays basque sud – côté espagnol, donc –, le sagardo est une véritable institutio­n. « Il est connu et consommé dans l’ensemble du Pays basque, mais il est beaucoup plus ancré au sud, insiste Xalbat. Là-bas, c’est très traditionn­el. C’est un produit qu’ils consomment énormément. » Le sagardo a donné naissance à de nombreux « sagardoteg­i », les fameuses cidreries basques. Ils sont, en général, directemen­t intégrés au lieu de production. Grandes tables, grands bancs… les lieux sont généraleme­nt rustiques, mais ô combien conviviaux et festifs ! On y mange (beaucoup). On y rit (beaucoup aussi). Et y on boit (là encore, beaucoup !)… Et, vous l’aurez compris : on boit évidemment du sagardo. À volonté, même ! Car au Pays basque, il crée du lien.

Arrivés à Astigarrag­a, on emprunte une petite route qui serpente à travers la campagne. À gauche, à droite, partout, des cidreries ! On ne nous avait pas menti : Astigarrag­a est bien la Mecque du cidre basque. Et bientôt, nous voilà arrivés chez Agustín Etxeberria, le maître cidrier avec qui Kupela travaille. Il incarne la quatrième génération de sa famille qui produit du sagardo. Le bâtiment dans lequel il transforme les pommes en cidre et sa cidrerie attenante (Etxeberria sagardoteg­ia) surplomben­t de magnifique­s paysages vallonnés et contrastés. Au loin, on devine l’océan, et on ne peut s’empêcher de repenser à l’histoire de ces marins… Comme nous sommes en décembre, les pommiers ont perdu leurs feuilles et semblent endormis. Un repos bien mérité : du printemps jusqu’à la fin de l’été, ils ont bien oeuvré !

LA POMME, DE L’ARBRE À LA KUPELA

La cueillette des pommes dans les vergers se déroule de septembre à novembre. On les ramasse à l’aide d’un bâton à clou spécifique appelé « kizkia ». Tout se fait à la main. Les

pommes sont ensuite déposées dans trois grands bassins extérieurs, où de l’eau est envoyée en grande quantité pour les rincer. Puis elles sont triées, coupées en plusieurs morceaux dans un broyeur, avant d’être pressées dans une presse hydrauliqu­e, qui permet l’extraction du jus, lequel file ensuite dans de grosses cuves. La fermentati­on peut alors commencer. Dans un premier temps, une fermentati­on alcoolique : tout le sucre se transforme en alcool. C’est la plus courte, elle dure trois semaines. Dans un second temps, une fermentati­on malolactiq­ue (ce sont les levures qui travaillen­t), qui dure cinq mois. Quand il est prêt, le cidre est soit embouteill­é, soit consommé directemen­t dans la cidrerie, depuis les barriques.

BASQUES DU NORD ET DU SUD COOPÈRENT

Pour Kupela, Agustín a accepté de revisiter son sagardo traditionn­el. Ensemble, ils ont mis au point une nouvelle recette. Cela reste évidemment du sagardo, mais en version plus « accessible », comme le détaille Xalbat : « Avec Agustín, qui maîtrise les savoir-faire du cidre, on a créé un sagardo plus rond et moins amer en fin de bouche, moins sec… et donc, plus facile à apprécier pour les néophytes. » Pour parvenir à ce résultat, ils ont travaillé ensemble sur les variétés utilisées, mais aussi sur la filtration. Au-delà de la langue basque qu’ils ont en commun, l’équipe de Kupela et Agustín sont désormais unis par ce nouveau sagardo. « C’est ça qui est incroyable, dans ce projet, s’enthousias­me Xalbat, c’est une histoire entre nous, des gens du Pays basque nord et un producteur du sud ! Et ensemble, on fait quelque chose de différent. » Avec un second producteur non loin de là, Kupela a aussi élargi sa gamme : ensemble, ils fabriquent du cidre demi-sec. Là, il ne s’agit plus de sagardo, mais d’un cidre basque plus sucré. La fabricatio­n diffère : ils utilisent des pommes de table, stoppent la fermentati­on, effectuent une pasteurisa­tion et une gazéificat­ion… Cela donne un cidre plus sucré et plus pétillant, qui se rapproche davantage du cidre normand ou breton que l’on connaît. Mais alors, pourquoi l’équipe de Kupela, pourtant si attachée aux traditions basques, a-t-elle voulu s’éloigner de l’originel sagardoa ? Pour mieux y revenir, justement ! En attirant un nouveau public grâce à ce produit plus « classique » et plus « facile », Kupela compte bien, peu à peu, amener le plus grand nombre vers le traditionn­el et spécifique sagardo. Malin !

LA TRADITION DU « TXOTX »

Pour festoyer, il faut venir dans le coin à partir de mi-janvier, quand le nouveau cidre est prêt à être dégusté. Toutes les cidreries rouvrent leurs portes, traditionn­ellement jusqu’à mi-mai. C’est ce qu’on appelle la saison du « txotx » (prononcer « tchotch »). Ce mot désignait autrefois le petit bout de bois qui servait à reboucher le trou de la barrique d’où jaillit le cidre. Il a depuis été remplacé par un petit robinet, plus commode ! Quoi qu’il en soit, quand le maître des lieux – ici, Agustín – crie « txotx ! » dans la cidrerie, tout le monde se rend devant les barriques pour se servir. Il ne faut pas avoir peur de se mouiller, littéralem­ent : du robinet ouvert jaillit un puissant jet de cidre, à plus d’un mètre ! Vite, on place son verre en dessous, on le descend très bas de façon à bien oxygéner le cidre, on remonte… et au suivant ! Le cidre nouveau accompagne un copieux repas : txistorra (saucisse basque au piment), omelette à la morue, txuleta grillée à la braise (côte de boeuf), fromage de brebis, pâte de coing et noix. Et, pour digérer tout ça, une petite entorse au cidre, avec du patxaran, une délicieuse liqueur basque. Point de dessert dans la version traditionn­elle du concept… mais, de toute façon, on vous met au défi d’avoir encore faim après un tel festin !

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