Manger de saison : mission impossible ?
Parce que c’est meilleur pour l’environnement, la santé, le goût et le porte-monnaie, les médecins, les pouvoirs publics et même les chefs nous enjoignent de laisser tomber les courgettes en hiver, et de manger définitivement de saison. Mais est-ce aussi simple que ça ?
Qui n’a pas éprouvé ce petit sentiment de ras-le-bol, au coeur de l’hiver, en avalant pour la énième fois sa poêlée de choux ou son potage poireau, carotte et pomme de terre ? « C’est ce que ressentent la majorité des personnes qui cherchent à manger de saison, surtout au sortir de l’hiver : un mélange de lassitude et de fatigue. Nous avons pu le constater au travers d’études*. Il semblerait que ce soit le “prix à payer” lorsque l’on souhaite tendre vers une alimentation plus responsable et suivre cette injonction aujourd’hui très présente dans l’espace public », estime Faustine Régnier, sociologue et chercheuse dans l’unité Aliss (Alimentations et sciences sociales) de l’Inrae (Institut national de la recherche agronomique), à l’université Paris-Saclay.
Si ce retour en force de l’alimentation de saison semble remonter à une dizaine d’années, ce n’est, bien sûr, pas un concept nouveau. « On trouve, dans tous les anciens manuels de cuisine, une entrée sur les produits de saison. Cette alimentation a été suivie par la population jusqu’à l’après-guerre », souligne Faustine Régnier. À cette époque, il n’y avait pas d’autre choix, et manger de saison apparaissait comme une contrainte, avec des moments particulièrement difficiles. « Entre la fin de l’hiver et le début du printemps, quand les productions hivernales étaient épuisées et que les nouvelles cultures n’avaient pas commencé, les gens connaissaient une période de pénurie (ou de soudure). Manger hors saison était alors un privilège de riches », raconte-t-elle.
Variété de l’abondance vs monotonie du « de saison »
Les nouvelles techniques de conservation, de production, de transport nous ont permis de nous affranchir des contraintes saisonnières. « Au fil du temps, et notamment grâce aux supermarchés – où nous faisons 70 % de nos achats alimentaires –, l’offre est devenue accessible à tous. Mais l’urgence environnementale, associée à un système alimentaire aujourd’hui à bout de souffle, a fait ressurgir l’idée que manger de saison pouvait aider à changer le cours des choses », réagit Faustine Régnier. Ironie de l’histoire, ce sont aujourd’hui les classes les plus aisées – et les étudiants engagés pour l’environnement – qui respectent le plus l’alimentation de saison, et les classes les plus modestes qui s’en écartent davantage.
Est-ce tenable ?
Il serait pessimiste de dire que l’objectif du 100 % de saison n’est pas atteignable, car c’est
une alimentation qui a été pratiquée pendant des siècles. « Ce n’est pas un hasard si les générations les plus anciennes sont les plus à l’aise avec ce concept : ce sont aussi celles qui achètent davantage de légumes frais et qui vont le plus souvent au marché. Manger de saison apparaît pour elles comme une évidence », assure Faustine Régnier. Tandis que les plus jeunes le voient plutôt comme une contrainte. Soyons clairs : cela demande des efforts. « Pour les classes les plus modestes, je pense même que cela va rester difficile, car pouvoir manger de tout, tout le temps, c’est un luxe », souligne la sociologue.
Et, contrairement à ce que l’on peut penser, le « de saison » n’est pas toujours moins cher. Les premières asperges sont bien plus coûteuses que les tomates disponibles en hiver. Par ailleurs, un autre problème se pose, bien qu’il ne soit pas systématique : celui de la frustration et de la perte de plaisir. « Cette lassitude peut finir par détourner des individus des légumes et des fruits. Et là, cela pose une vraie question de santé publique, car une très grande partie de la population n’en mange pas assez », observe Faustine Régnier.
Ne pas moraliser, mais éduquer
Un travail d’éducation permettrait donc de sensibiliser le plus grand nombre au respect des saisons. « Cette notion apparaît maintenant dans certains manuels scolaires. Auprès des adultes, il faut insister sur le bon côté des choses. Cette tendance a permis, par exemple, de faire réapparaître des légumes anciens, oubliés… On le voit très bien avec les courges en hiver. On peut aussi espérer un nouvel attrait pour les légumineuses, qui, elles, n’ont pas de saison », suggère la sociologue.
La conservation joue en notre faveur
On peut aussi se tourner vers les végétaux en conserves et surgelés, qui, chez Bonduelle par exemple, ont été produits en saison, comme le certifient Quentin Bara et Chloé Lenne, chefs de produit : « Nos légumes sont à 100 % cultivés en pleine terre, en saison, et cueillis à maturité, dont 80 % en France. Le reste vient d’Europe, mais selon la même charte agronomique. » Même son de cloche chez Picard, acteur du surgelé : « Tous nos légumes et fruits sont cultivés en saison, en plein champ. Leur surgélation a lieu quelques heures après la récolte pour préserver
au mieux leurs qualités nutritionnelles et organoleptiques. Cela peut aller de 6 heures à 24 heures, en fonction des produits. Certains fruits et légumes ne sont pas cultivés en France, leur origine est indiquée sur l’emballage : c’est le cas des fruits exotiques », développe Cécile Guyot, responsable qualité pour la marque. Une précision qui appelle une autre question : mange-t-on de saison lorsqu’on consomme un produit cultivé en saison, mais ailleurs que chez nous ? « Ne pas le faire signifierait se priver des agrumes en hiver, par exemple, et jouerait encore contre la consommation de végétaux », répond Faustine Régnier.
Pas d’inquiétude côté nutrition : une étude collective de l’lnrae (2007) a démontré que les légumes en conserve ou surgelés ont une teneur en micronutriments plus élevée que les légumes frais, qui ont subi une chaîne logistique de plus d’une semaine avec des ruptures de la chaîne du froid.
La grande distribution a un rôle à jouer
Les marchés, les Amap ou encore les fermes-cueillettes sont des endroits privilégiés pour comprendre et suivre le cycle des saisons. Certains magasins bio engagés (comme Naturalia) ont aussi choisi de ne plus commercialiser des fruits et légumes hors saison ou d’origine lointaine. Mais, pour toucher le plus grand nombre, il est évident que la grande distribution doit davantage s’inscrire dans ce mouvement. Certaines enseignes le font déjà, à l’image de Carrefour et son programme Act for Food.
« Il faudrait multiplier les initiatives visibles en supermarchés, avec des indications sur les produits qui sont de saison ainsi que sur leur mode de culture. L’information peut aussi passer par des applis pour mieux consommer. Des inflexions viendront, mais il faudra du temps », conclut Faustine Régnier.
Notre experte : Faustine Régnier, sociologue, chercheuse dans l’unité Aliss à l’Inrae, université Paris-Saclay. *Source : Inrae Sciences sociales, résultat de recherches Étude Diet4trans « Saisonnalité et contre-saisonnalité d’une alimentation durable », 2019.