LE CARBURANT COURSE
Total ACS travaille sur le carburant course de la machine de Bradl. Un truc 100 % secret défense.
En compétition, la recette est simple : un bon moteur, une bonne partie-cycle, de bons pneus, un excellent pilote mais aussi un super carburant. Visite chez Total ACS qui met au point l’essence 100 % usine de la Honda LCR de Stefan Bradl.
La formulation d’une essence réservée à un team MotoGP ou à un team F1 doit être d’une qualité constante. C’est comme un gâteau. On connaît les ingrédients, on connaît la recette, et notre boulot est de faire en sorte que le gâteau soit le même à chaque fois. » Emmanuel Besnard, ingénieur d’affaires de Total ACS ( Additifs et Carburants Spéciaux) s’appuie sur une image simple pour tenter d’éclairer au mieux mon esprit de néophyte. En effet, j’étais jusque- là assez loin de penser que l’essence course était différente de celle qu’on utilise tous les jours à la pompe. Eh oui, le carburant haut de gamme qui gave les 250 ch de la machine de Bradl ( et pas que lui, paraît- il...) est un liquide pensé, élaboré et formulé par une équipe d’ingénieurs chimistes que tout le monde nous envie. Pour tenter de faire la lumière sur cette potion magique un peu particulière, nous sommes donc allés rendre visite au spécialiste français de la question : Total ACS. Le site se trouve à Givors, 30 km au sud de Lyon, sur les bords du Rhône. Un repère de spécialistes ( ils sont entre 100 et 120 quand même) qui s’activent sur trois activités. Les additifs, les carburants spéciaux créés pour la F1, le MotoGP et les WSBK ( ainsi que des carburants d’homologation et de « première monte » ) et, pour fi nir, les bitumes. L’endroit est à l’image de ce qu’un visiteur peut s’imaginer d’un site pétrolier, fusse- t- il spécialisé. De grosses cuves, des centaines de tuyaux, des milliers de fûts stockés par couleur à l’abri des regards ( rouges et stickés Total pour la F1, bleus et stickés Elf pour la moto) dans des entrepôts d’un autre siècle dans lesquels de petits bonshommes déguisés en Playmobil se déplacent sur des itinéraires sécurisés. Total ACS est classé « Seveso II » . En résumé, c’est dangereux, secret, explosif, donc interdit au public. Pour cibler les différentes sections de ce site ultra- secret, les gars parlent ici du « tunnel » , du « labo » , de la « fournaise » et de « l’enfûtage » . Chaque déplacement se fait sous la surveillance des caméras et d’un accompagnant. Normal, nous sommes au coeur de la technologie du pétrolier français et son savoir- faire est pour ainsi dire classé « secret défense » . Pour rappel, Total est la maison mère, Elf est une marque du groupe qui s’occupe notamment des lubrifi ants et des carburants de compétition, Total ACS est le petit village gaulois où l’on fabrique de drôles de carburants.
LE PROCESS DE FABRICATION EST SOUVENT LE MÊME...
Mais revenons à notre gâteau... Tout commence par une discussion avec le constructeur, M. Honda en l’occurrence. D’abord le R& D, puis le service course.
Les ingénieurs japonais guident alors les techniciens français en fonction des orientations de l’usine sur les performances recherchées ( puissance, couple, conso, fi abilité, etc.). Romain Aubry ( ingénieur développement carburants), docteur ès molécules, nous explique : « Le process de fabrication d’un carburant de compétition est souvent le même. D’abord, nous travaillons sur des logiciels qui nous permettent de simuler des mélanges de molécules. Ces molécules ( isopentane, toluène, isooctane, etc.) sont toutes issues de l’industrie pétrolière et sont naturellement présentes dans l’essence du commerce. Dans un carburant de compétition, il peut y en avoir jusqu’à 200 différentes. Chaque molécule a des avantages et des inconvénients, des “+” et des “-”. En jouant sur ces “+” et ces “-”, on essaye de s’approcher au plus près de ce qu’on recherche en fonction des demandes spécifi ques des constructeurs. Une fois notre mélange réalisé, nous envoyons un prototype d’un litre au labo pour un panel d’analyses de caractérisation. On parle ici de densité, de distillation, d’indice d’octane et de chromatographie gazeuse ( CG). Cette CG représente l’ADN du carburant. Chaque carburant a sa propre empreinte, et c’est la chromatographie gazeuse qui délivre cette empreinte. » Comme le garçon est intelligent, il sait qu’il est en train de me perdre. Alors, il revient au process : « Ensuite, on valide notre mélange ( Ndlr : en moyenne, Romain fait 20 formulations de mélange et une sera validée au labo et utilisée en piste), on réalise une production un peu plus importante, puis on vérifie à nouveau au labo que le carburant a conservé la même CG ( Ndlr : toujours l’histoire du gâteau, des ingrédients, de la recette et du résultat fi nal). Puis on envoie deux ou trois essences différentes au constructeur qui va les tester sur ses bancs. »
LES JAPONAIS SAVENT QU’ILS AURONT LE MÊME CARBURANT TOUTE L’ANNÉE
C’est la partie la plus longue. En effet, la culture japonaise ne supportant pas l’échec, personne ne prend le moindre risque. Ni côté perfs, ni côté fi abilité, ni côté conso. Le carburant est testé en performance pure mais aussi en endurance et souvent, cela prend des mois avant que les Japonais ne prennent une décision. Romain reprend : « Les ingénieurs japonais savent qu’ils auront la même qualité de carburant toute l’année. Qualité qui aura les mêmes performances, quelles que soient les conditions de course ou les conditions météo, ils ont donc travaillé leur moteur dans ce sens. Pour le pétrolier, il faut obtenir le meilleur compromis entre puissance, couple, consommation et fi abilité. Un travail de formulation et d’utilisation des molécules, notamment sur l’auto- infl ammation qui provoque l’apparition du cliquetis. Cette année, avec la contrainte volumétrique de 20 litres ( 21 en 2013), il a fallu reformuler afin que le contenu énergétique dégagé par le carburant lors de la combustion soit le plus élevé possible et ainsi obtenir le meilleur
LES FÛTS SONT D’ABORD REMPLIS D’AZOTE, AFIN DE LEUR GARANTIR UN « CIEL » DE PROTECTION ÉTANCHE
rendement. Au fi nal, grâce au travail des motoristes Honda, des techniciens Bridgestone et du nôtre, la machine de Stefan a gagné 5 % sur la consommation entre 2013 et 2014. Il faut aussi penser à la lubrifi cation du carburant. En effet, un moteur de MotoGP tourne à 18 000 tours, nous travaillons donc sur des molécules plus grasses qui vont protéger certaines pièces plus sensibles au grippage, comme les pompes à haute pression ou les injecteurs. Chaque goutte de notre carburant doit brûler et dégager le maximum d’énergie au bon moment. À charge du constructeur de faire fructifi er cette goutte. Une phase de combustion ne dure que 3 ou 4 millisecondes dans un bloc MotoGP qui tourne à plein régime. Le carburant doit donc se vaporiser et brûler rapidement. Et surtout, il doit être linéaire. » Emmanuel poursuit : « En MotoGP, nous n’avons pas subi de révolution de réglementation comme en F1 ( pour rappel, les moteurs sont passés de V8/ 2,4 litres atmosphériques à des V6/ 1,6 litre turbocompressé). La cylindrée change de temps en temps, cela nous permet de travailler dans le calme même si la réduction du volume de carburant est en soi un gros challenge à relever. Il faut généralement quelques mois pour valider un carburant entre le labo et la piste. Chez Total ACS, les carburants spéciaux destinés au MotoGP sont des créations 100 % Total ( Ndlr : pas de l’essence « premium » à laquelle on ajoute de l’additif comme le font certains...). Nous créons et reformulons nos produits. Le plus important pour un constructeur aujourd’hui est de pouvoir s’appuyer sur un carburant stable, linéaire, pensé spécifi quement pour une utilisation et un type de motorisation. Un carburant doté d’une formulation
constante, qui va permettre au constructeur de se focaliser sur toutes les autres éventualités si jamais un problème survient » . Maintenant, imaginons deux secondes que les ingénieurs chimistes de Total ACS ne soient bridés par aucune réglementation.
« À NOUS D’OPTIMISER AU MIEUX CHACUNE DES GOUTTES QUI VA BRÛLER »
Quel serait le gain de la part « carburant » dans les performances d’une MotoGP ? « Diffi cile à estimer, répond Romain. Sur la Peugeot 208 de Loeb par exemple, lorsqu’il a battu le record de Pike’s Peak, nous lui avions fourni un carburant qui n’était pas sensible à l’altitude où l’oxygène se raréfi e. Parce qu’aux USA, il n’y a aucune réglementation. Sur des gros moteurs V8, nous pouvons augmenter la puissance de 40 ch juste avec un carburant adapté. Un plus de 10 % ! Concernant le MotoGP, il est régi par les normes FIM et de ce fait, nous sommes plus bridés. Les motos d’usine doivent faire quatre week- ends de course avec le même moteur, soit entre 1 000 et 1 500 km par moteur. à nous d’optimiser au mieux chacune des gouttes qui va brûler dedans. » Et ça, ils le font depuis 1968 sur les Matra Elf en F1. « La compétition, c’est notre essence , reprend Emmanuel, c’est une culture d’entreprise, un banc d’essai permanent et une vitrine incomparable. Grâce à la compétition, nous récoltons plus d’infos que ce que nous pouvons obtenir avec nos tests en labo. » Une chose est sûre, dans le paddock, beaucoup paieraient cher pour pouvoir profi ter de ce savoir- faire exceptionnel...
UN SAVOIR-FAIRE EXCEPTIONNEL QUI FAIT DES ENVIEUX DANS LE PADDOCK