Dessine-moi un circuit
Entretien avec Jarno Zaffelli, concepteur de circuits.
Bonjour Jarno ! D’où viens-tu, quelles études as-tu suivies, et qu’est-ce qui t’a conduit à la conception de circuits ?
Je suis Italien, né le 30 octobre 1976 en Émilie- Romagne ( la région de Bologne). J’ai poursuivi des études d’ingénieur dans l’industrie. Puis d’ingénieur de production. Mais je n’ai jamais obtenu de diplôme dans ce second domaine parce qu’au bout de deux ans d’études, à 19 ans, j’ai commencé à m’intéresser au traitement des données informatiques. Je faisais partie des 300 meilleurs techniciens Apple en Europe à l’époque, alors que ce n’était pas ma spécialité de base. J’ai travaillé dans ce domaine durant plusieurs années ( il fut l’un des premiers à collaborer avec les banques, afi n de les aider à créer leurs premiers sites Internet dans les années 90,
ndlr). J’ai aussi travaillé dans la sécurité des données informatiques. En 1998, alors que j’étais déjà ingénieur depuis plusieurs années, je me suis dit que je ne me voyais pas faire ce métier jusqu’à 40 ans. J’ai donc commencé à chercher ce que je pourrais faire d’amusant dans un domaine spécialisé. Une niche. En 2000, j’écoutais une conversation entre deux de mes amis, qui disaient que s’il y avait un circuit ici, à Reggio Emilia, dans la plaine où nous habitions, il serait plein tout le temps. Je ne connaissais pas grand- chose en la matière. La seule chose que je savais, c’est que mon prénom m’avait été donné en l’honneur de Jarno Saarinen, le pilote moto qui s’était tué à Monza en 1973. Ma famille a toujours été passionnée par la moto. En Janvier 2000, j’ai commencé à visiter les circuits alentours. Imola, Misano, Monza. Et je me suis dit qu’il y avait peut- être moyen d’en construire un chez moi. Mais je n’y suis jamais parvenu. J’ai bossé sept ans là- dessus, puis l’entreprise pour laquelle je travaillais et qui fi nançait le projet a décidé de prendre mes idées et de les utiliser pour un autre tracé, dans le nord de l’Italie. Sans moi, cela va sans dire. Du coup, j’ai presque arrêté de faire ce boulot, que je menais de front avec mes fonctions d’ingénieur informatique. Car malgré le temps investi, cela ne me rapportait aucun salaire. En 2007, j’ai donc décidé de devenir photographe pro. En un an, j’ai décroché des contrats dans le domaine de l’art, et même gagné quelques prix, mais mi2008, l’entreprise qui s’était approprié mon circuit m’a rappelé : ils avaient des soucis avec la piste et ils avaient besoin de quelqu’un qui comprenait sa conception. J’y suis donc retourné, et ils sont devenus mes premiers clients. On a obtenu le permis de construire en 2010. C’était le circuit de Motorcity Verona. Les terrains ont été achetés 70 millions d’euros, mais du fait de la crise économique, ils sont restés à l’état de rizières, l’entreprise n’ayant pu lever les fonds nécessaires à la réalisation du projet. Soit les rizières les plus chères du monde, puisque chaque année, ils ont dû payer deux millions d’euros de taxe ! Un vrai fi asco.
C’est Dieu qui les a punis de vouloir se débarrasser de toi !
( il se marre) C’est sûrement ça. Mais tu sais,
j’aurais préféré que le projet aille à son terme, parce que c’était une piste F1 et MotoGP. La même année – 2008 – fut marquée par l’éclosion des start- up. J’étais à Cologne, avec une accréditation presse vu que j’étais encore photographe pro. J’assistais au Professional Motorsport Expo, et il y avait une réunion de tous les concepteurs de circuits de l’époque. Ils étaient là pour se rencontrer et discuter avec des clients potentiels. Il y avait Alan Wilson et Peter Wahl de chez Tilke, Clive Bowen de chez Apex. Et moi, assis en face d’eux en tant que journaliste. Je leur ai donc posé des questions, je leur ai demandé s’ils savaient ce qu’ils faisaient – rien de tout cela n’était prémédité ! Ces questions m’ont fait remarquer d’une manière inattendue. Les responsables du circuit de Misano et du Mugello étaient également présents. Ils sont venus me voir en me demandant comment je pouvais en savoir autant en matière de conception de circuits. Je leur ai expliqué ce que j’avais déjà fait, avec la réalisation d’un modèle informatique servant à calculer la superfi cie nécessaire aux dégagements et aux voies de sécurité. Ça s’appelait DroCAS 2007. J’en avais eu besoin pour délimiter la superfi cie de Motorcity Verona. Misano venait de refaire son tracé pour 12 millions d’euros. Et ils m’ont dit : « On a des crashs bizarres. Certaines motos atterrissent dans les tribunes. »
Effectivement, j’étais là et c’est précisément ce qui s’est passé dans le virage Curvone avec une 1000 Superstock qui a fini dans les gradins, heureusement aux essais...
Exactement. Donc ils m’ont demandé de venir jeter un oeil pour comprendre ce qui se passait. Ça a été mon deuxième client. La conclusion a été incroyable : ils avaient dépensé deux millions de trop dans les dégagements, parce qu’ils avaient mis trop d’asphalte à l’extérieur. Ils m’ont alors demandé toutes les simulations de crashs qu’on avait faites pour notre projet en collaboration avec Dainese et l’université de Florence. Mon système de calcul de surface de dégagement a d’ailleurs reçu une certifi cation Dekra ( norme de certifi cation internationale), pour sa précision mais surtout pour sa capacité à déterminer la trajectoire des chutes des pilotes. Le système permet également de savoir où vont arriver les motos, les autos... Mais plus encore, il est utile aux pilotes. C’est de là que tout est parti. Du coup, j’ai utilisé mes recherches effectuées les sept premières années pour essayer d’en apprendre plus. En 2011, j’ai su que le Mugello avait été resurfacé. Mes systèmes de calcul mesurant le drainage et la façon dont l’eau circule, je suis venu leur proposer mes services. On a commencé comme ça. Après ces trois mois de travaux, il y a eu Imola.
Et quand Imola a été terminé, j’ai eu vent d’une rumeur qui disait que l’Argentine allait obtenir un Grand Prix, mais que les Argentins n’avaient pas encore de piste homologuée. J’ai appelé la direction du tracé qui existait déjà à Termas de Rio Hondo. Je leur ai expliqué que j’étais designer de circuits, et que j’aimerais les aider à obtenir le MotoGP. Deux semaines plus tard, ils m’ont demandé de venir les voir. Le projet est parti comme ça.
En fait, tu aurais pu devenir architecte, ingénieur ou photographe, et tu as fini concepteur de circuits !
Oui, mais le fait est que je suis beaucoup plus heureux en ayant fait ce que j’ai fait. C’est- à- dire sept ans d’études des circuits actuels sur le terrain plutôt que celles d’ingénierie ou d’architecture. Aujourd’hui, grâce à mon travail, c’est moi qui emploie les architectes et les ingénieurs ! Tout est dans l’approche du métier. Tu peux avoir une approche très technique, ou encore architecturale. « Je voudrais choisir cette trajectoire car je suis architecte. » Ma manière de procéder est différente, elle me vient de mon parcours. Je commence toujours un projet en me disant, à la manière de Socrate : « Je sais que je ne sais pas ! » Par exemple, à Silverstone, j’ai commencé à me poser des questions dès le premier jour de mon arrivée sur le GP ( sur le fait que le drainage laissait à désirer, ndlr). En fait, dès janvier, lorsqu’ils ont resurfacé la piste. Et je n’ai toujours pas fi ni de m’interroger aujourd’hui. C’est la partie la plus intéressante en ce qui me concerne. Se poser des questions et trouver les réponses. Qui sont toujours surprenantes.
Tu fais de la moto ? Tu as déjà fait de la course ?
Je n’ai jamais participé à une course. J’ai déjà suivi quelques teams alors que je me promenais à travers le monde. Des teams engagés en championnat du monde d’endurance. J’ai eu l’occasion d’essayer leurs motos durant les séances d’essai libres sur les circuits, parce que j’ai fait de la moto par ailleurs. Certains pensent que pour être un bon designer de circuits, tu dois être pilote. La réalité est un peu différente. Je prends toujours cet exemple : tu sais qui est Stradivari ?
Le fabricant de violons ?
Oui, et le plus grand qui soit ! Eh bien, il n’a jamais joué dans un orchestre. Et il n’est pas non plus le plus grand violoniste au monde. Ce sont deux métiers totalement différents. Il a passé sa vie à étudier les essences de bois, les techniques de construction, les sons et l’harmonie dans ce qu’il faisait. La méthodologie et la technique. C’était le job de quelqu’un d’autre de jouer de son instrument. Si j’étais pilote, mon souci serait de chasser les dixièmes de seconde de chacun de mes chronos sur les différents circuits. En tant que designer de circuits, je passe ma vie à savoir comment je peux présenter un challenge aux pilotes sur un tracé qui les enthousiasme au lieu de les barber. C’est une tâche complètement différente. Je voue mon existence à cela. Je n’ai ni le temps, ni l’envie d’être pilote professionnel. Peut- être que lorsque je serais plus vieux, je m’y essaierai dans de petites autos ( il se marre). Mais ce sera pour le plaisir. Je n’ai pas besoin d’être pilote pour faire ce que je fais.
Est-ce toi qui as créé l’entreprise Dromo ?
Oui ! En fait, le premier nom en 2000 était Dorodi. En 2008, je l’ai changé pour Dromo, parce que j’ai compris que c’était en train de devenir quelque chose de sérieux. Donc je l’ai fondé, et l’on est heureux !
Combien de personnes travaillent dans l’entreprise ?
En ce moment, nous sommes six. Sans compter les gens qui travaillent en exclusivité avec nous lorsque nous menons de gros projets. Parce qu’il nous arrive d’être jusqu’à 50 personnes. Lorsqu’on a construit le circuit de Termas, ou que l’on a resurfacé celui de Sepang en 2015 par exemple. Ça varie beaucoup dans le temps. On essaie de rester une toute petite structure. Mais très compétente. Comme l’était Stradivari. Nous préférons être une boutique typique italienne plutôt qu’un gros conglomérat d’architecture et de design. Ce n’est pas notre but.
En pratique, comment t’y prends-tu pour dessiner un circuit ? Termas par exemple.
Normalement, j’essaie de le dessiner en étant sur place. Ça dépend si le circuit est déjà existant ou non. Donc je vais à Termas, je regarde la piste, et j’essaie de comprendre ce que ce circuit me communique. S’il a une âme, ou pas. Beaucoup de circuits dans le monde n’ont pas d’âme. C’est juste une route dans un champ. Mais certains en ont une. Parfois petite. Ce que j’essaie de faire, c’est de la cultiver.
Tu peux nous donner des exemples ? Qu’est-ce qu’une piste sans âme pour toi ? Et une piste douée d’une âme ?
La piste qui a le plus d’âme, avec certitude, c’est Suzuka. Suzuka est l’âme de tous les circuits ( il se marre). Point. J’ai visité plus de 250 circuits. Suzuka est pour moi n° 1. Et ce n’est pas moi qui l’ai conçu. Suzuka est l’objectif que je me fi xe. Une piste sans âme ? Le circuit F1 de Valence qu’ils avaient dessiné en ville. C’en est un. C’est un très grand tracé, OK. Très bien réalisé, OK. Mais sans âme.
Et pourquoi le circuit de Suzuka est-il si particulier ?
J’ai ma propre idée là- dessus. Quand
tu es avec une personne et que tu trouves qu’elle a une âme, c’est parce que tu le ressens. Pas parce que tu comprends pourquoi elle l’a. Pour moi, un circuit, c’est pareil, ça renvoie à quelque chose de personnel, et c’est ce que j’essaie de reproduire quand j’attaque un nouveau projet. La première chose que tu dois prendre en compte est la méthodologie. Ce que nous encourageons depuis le début est de travailler à l’ancienne. On commence avec un papier et un stylo. On n’utilise pas l’ordinateur au départ. On s’en sert seulement lorsqu’on affi ne le projet, lorsqu’on examine le procédé de construction, lorsqu’on fait des simulations, etc. En 1962, quand John Hugenholtz a dessiné Suzuka, c’est comme ça qu’il s’y est pris. Assen, avant 2005 aussi. Ou Zandvoort à la fi n des années 90. Tu peux voir que ces circuits ont été dessinés au stylo, pas avec des calculs. Pas avec un logiciel. Aujourd’hui, tout le monde pense qu’avec un logiciel, il est possible de dessiner une ligne droite, un virage, une ligne droite, un autre virage, et obtenir un circuit ! Et c’est une chance, car après ça, il ne faut pas s’étonner que le circuit en question n’ait pas d’âme. Il y a plein d’autres facteurs en jeu : par exemple, pour moi, le Mugello est un très beau circuit, mais il n’a pas la même âme qu’Imola, que j’aime moins. Parce qu’Imola est un ancien circuit routier qui est devenu un circuit permanent. Tu peux sentir les murs, la vitesse, les virages aveugles. Alors qu’au Mugello, tu ressens l’environnement, comme si tu étais dans un parc et que tu cherchais à aller le plus vite possible. C’est différent. Et tu ressens tout ça.
Donc tu es sur place avec ton stylo...
... Et tu essaies de comprendre comment tu peux rendre encore plus belle l’âme que tu ressens du circuit, ou si tu peux en créer une s’il n’y en a pas. Dans le cas de Termas, il y avait un circuit qui avait été conçu cinq ans seulement auparavant. Mais qui avait été construit à l’économie, et qui n’était pas de bonne qualité. Comme dans les années 50, mais pas avec la méthodologie de l’époque : il avait été réalisé sur logiciel. Donc ce qu’on a fait, c’est d’abord de penser à une réfection. Mais dans les faits, on l’a complètement détruit, à l’exception d’une ligne droite qu’on a gardée. Tout le reste a été refait. J’ai alors essayé de mener une recherche historique sur tous les tracés argentins. L’Argentine a un immense patrimoine dans ce domaine. Plus d’une centaine de pistes, plus ou moins utilisées. Ce que tu identifi es très facilement, c’est que l’Argentine aime les circuits très rapides. Donc ce que j’ai essayé de faire à Termas, c’est de rendre la piste hyper rapide, si possible la plus rapide de tout le calendrier. J’ai gardé ça en tête lors de sa conception. Malheureusement, je n’y suis pas parvenu. Lors de son inauguration, elle était la seconde piste la plus rapide après Phillip Island.
Et maintenant, c’est la troisième après l’Autriche.
Oui. Parce que tout ne peut pas être toujours réalisé de manière correcte. Et nous n’avions pas suffi samment de contrôle sur le niveau de grip. Nous n’étions pas complètement en charge du revêtement, et ce dernier a été réalisé avec un niveau de grip inférieur à celui qu’on avait conçu. Donc la vitesse n’était pas aussi élevée que ce qu’on aurait souhaité. Pour le reste, c’est la piste sur laquelle tu as le moins de chutes depuis que le championnat MotoGP existe. Tu as vu en Thaïlande : il y a deux fois plus de crashs qu’à Termas.
Donc tu as dessiné Termas pour qu’elle soit ultra-rapide et en même temps peu dangereuse. C’est de la magie, ça !
Oui ! C’est grâce au système DroCAS dont je t’ai parlé, et que j’ai commencé à développer en 2007. C’est le condensé de « Dromo Circuit Analysis System » . C’est l’un des systèmes que nous utilisons. En fait, c’est le premier. Ce système nous permet de comprendre à quel endroit il va y avoir une probabilité de crash en fonction de la géométrie de circuit qu’on dessine, ou qu’on trouve sur un circuit. On continue d’ailleurs à développer DroCAS, même aujourd’hui. On a intégré dans ce logiciel plus de 40 000 crashs qui ont eu lieu sur circuit, et nous continuons à le faire. Ça nous permet de savoir si les virages que nous dessinons ont tendance à entraîner des chutes ou non. À Termas, c’est la première fois que nous avons eu l’opportunité d’utiliser ce système lors de la conception du circuit. En étant sur place. À l’époque, le directeur médical du circuit était Michele Macchiagodena. Il nous a demandé où placer les ambulances, le staff médical, etc. On lui a dit, c’est ton travail, pas le nôtre. Nous, ce qu’on peut te dire, c’est où se produiront 90 % des crashs. Il a donc implanté toute son infrastructure médicale en fonction de nos simulations. Et jusqu’ici, c’est- à- dire depuis cinq ans que le circuit est utilisé, les crashs ont lieu devant les
LES CIRCUITS, ON COMMENCE PAR LES DESSINER AU STYLO, PAS AVEC UN LOGICIEL !
ambulances ! Virages 2, 5, 13. Le circuit est même parfois « trop » sûr parce qu’on avait de l’espace, et qu’on l’a utilisé. Mais on peut aussi réduire les dégagements, car dans 95 % des cas, on sait quelle est la distance minimum dont on a besoin. Et le type de protection qu’il faut mettre en face. Bien sûr, la FIM ( Fédération internationale de motocyclisme, ndlr) intervient ensuite pour demander ses propres modifi cations. C’est leur boulot. Ils nous demandent souvent plus de dégagements que ce qu’on a calculé. Mais avec DroCAS, on sait exactement ce dont on a besoin.
Est-ce exact que la première année à Termas, avec une piste à peu près propre et une météo stable, il n’y a eu que 30 chutes du vendredi au dimanche dans les trois catégories, alors que l’an dernier, au Mans ou à Misano, on en dénombrait plus de 100 ?
32 chutes la première année, 25 cette année, et encore moins si tu mets de côté les accrochages. Misano l’an dernier : 142 chutes sur le mouillé. Le Mans l’an dernier sur le sec : 100 chutes. Barcelone cette année, tout juste resurfacé et sur le sec : 100 chutes. Ça te montre l’importance de construire quelque chose de manière adéquate !
Quelle est la recette pour produire un bitume qui te donne du grip, pas de bosses, et qui résiste bien à la chaleur ?
OK, je te réponds mais il va falloir que je te tue après ! ( rires) Dans les faits, c’est toujours un compromis. Tu dois savoir clairement ce dont tu as besoin. Et une fois que tu as posé les bonnes questions, tu obtiendras les bonnes réponses. Un bitume adapté au désert ne fonctionnera pas en Norvège, par exemple. Parce que la géologie, la nature des silex et le type d’enrobé disponible sur place sont différents. Tous les ingrédients qui forment la bonne recette ne sont pas si faciles à réunir sur un endroit donné. Notre job consiste à aider le prestataire local à réunir les meilleurs éléments dont nous avons besoin. Afi n qu’il arrive à être le plus proche possible de ce que nous avons déterminé. Par exemple, à Sepang, l’enrobé disponible était le même que sur le circuit de Singapour. On l’a testé et on a demandé 14 modifi cations pour obtenir ce qu’on voulait. Et à la fi n, on y est arrivé. Mais si on avait utilisé l’enrobé dans sa première version, ils auraient dû à nouveau resurfacer la piste quelques mois plus tard, comme ça s’est passé en 2007. Ils avaient refait la piste en mai, et en octobre, pour le MotoGP, le tracé avait été refait à 50 %. Parce que le bitume s’arrachait. À Sepang, la piste a été utilisée cinq jours après qu’on a fi ni nos travaux de réfection. Et ça n’a pas bougé.
On a vu avec Silverstone que le drainage n’était pas une chose simple à obtenir. Comment s’y prend-on ?
Il y a deux choses importantes à savoir. 1 : l’eau n’a pas d’os ! C’est- à- dire qu’elle s’infi ltre partout. Et la seconde, c’est que l’eau s’écoule toujours du haut vers le bas ( il se marre). Avec ces deux postulats en tête, tu dois avoir recours à de nombreux outils informatiques qui te permettent de calculer par où l’eau va s’écouler. Il faut examiner le type de texture de l’asphalte. La vitesse à laquelle l’eau s’écoule en fonction de l’inclinaison de la piste. La façon dont les bosses affectent ces éléments. On essaie d’installer des zones de drainage là où il y en a besoin. Pas partout. Sur une piste de F1 moderne, tu as plus de 10 km de canaux de drainage. À Termas, on n’en avait pas plus d’ 1,2 km. Alors que tu peux aussi y courir avec des F1.
En dehors de Termas, quels sont les tracés que tu aimes en MotoGP, et pourquoi ?
Qatar : le tracé n’est pas mal, même s’il ne fait pas partie de mes préférés. Ensuite, Termas, Austin : trop compliqués, beaucoup trop compliqués. C’est sympa quand c’est compliqué, mais pas avec autant de virages. Jerez : beau tracé. Facile, rapide, bien réalisé. L’une de ces pistes dotées d’une âme dont je te parlais tout à l’heure. Utilisée par la F1 et le MotoGP. Le Mans : je préfère le circuit des 24 H auto. Mugello : l’un de mes préférés. Pas parce que j’y travaille, mais juste à cause du tracé. Barcelone : très bien. Assen : je préfère la version de 2004 ( avec le Northern Loop qui a
hélas été éradiqué depuis, ndlr). Sachsenring : je n’aime pas. Le seul virage que j’apprécie, c’est celui que tout le monde déteste : le droite rapide n° 11 en descente. Le problème au Sachsenring, ce n’est pas ce virage surnommé La Cascade ( The Waterfall, comme disait
Nicky Hayden), c’est la météo ! Il y fait souvent trop frais et tu as huit virages qui vont dans la même direction. Du coup, quand il fait froid, tout le monde se plaint du n° 11 à cause des chutes. Cette année, avec 10 ° C de plus, aucune plainte. Parce que les pneus restaient à température malgré la succession de gauches, et qu’ils ne perdaient plus l’avant dans le droite rapide juste après. Donc je pose la question : est- ce bien la forme du virage qui est problématique ? ( il se marre). J’essaie toujours de concevoir des pistes qui soient bien équilibrées. En prenant en compte l’usure des pneus. Et la fatigue physique que ça engendre pour les pilotes. Donc je n’aime pas ce tracé qui ne tourne quasiment qu’à gauche. OK, c’est différent : c’est petit, étroit, physiquement exigeant. Mais ce n’est pas parce que je ne l’aime pas que le tracé est mauvais. De plus, cet endroit a défi nitivement une âme. Brno : bien et facile. Red Bull Ring ? Bien aussi ! Parce qu’il est très rapide. Trop d’accélérations et de freinages pour moi, mais réellement différent des autres. Silverstone : c’est un ancien aéroport. Comme Monza en F1. Un immense circuit, avec un héritage historique important, mais le tracé ne m’inspire rien de spécial. Aragon est un grand circuit. J’aime bien le Corkscrew ( virage “tire- bouchon”, ndlr) en descente, ou les virages qu’il y a en haut de la montagne juste avant, mais le reste ressemble à Silverstone. Misano, je n’aime pas. Je préférais l’ancien qui tournait dans l’autre sens. Aujourd’hui, le circuit est très compact avec, là aussi, trop d’accélérations et de freinages. Motegi : je n’aime pas non plus. Parce que les virages sont trop à angle droit. Trop simple. On dirait un design conçu par logiciel. Phillip Island : très bien. Et Sepang ? L’un des meilleurs.
Aimerais-tu dessiner d’autres circuits pour le championnat du monde MotoGP ?
On est en train de le faire, donc oui ! Mais pas seulement. On a agi en tant que consultant pour la première partie du resurfaçage à Silverstone ( que demande la Dorna pour que le GP puisse retourner là- bas, ndlr). On vient de fi nir quelques améliorations pour Misano. On a aussi des projets en Malaisie : pour une rénovation du circuit de Johor. On travaille à Singapour sur le tracé de F1. Nous nous occupons aussi de dessiner les modifi cations qui vont avoir lieu ces prochaines années à Imola. De beaucoup de choses en fait. Et j’en suis très heureux. On aime dessiner des circuits, que ce soit pour la F1, le MotoGP, le Superbike ou l’endurance. Ou pour des motards qui viennent y rouler à la journée. C’est ce que j’expliquais à ma femme hier. Ce que j’aime dans mon boulot, ce n’est pas de savoir qui va l’aimer une fois qu’il sera fait. C’est tout le processus et les challenges que pose la construction de la piste jusqu’à son achèvement qui est passionnant. Une fois que le circuit est terminé, c’est terminé pour moi aussi. Lorsque je suis allé en Argentine pour le premier MotoGP, j’ai été interviewé et l’on me demandait si j’étais ému de voir cette course inaugurale sur “mon” circuit. J’ai répondu que j’avais été vraiment impressionné par le niveau de performance des pilotes, et je me rappelle encore
du dernier virage ( Marquez 1er, Pedrosa 2e, Lorenzo 3e en 2014, ndlr). Mais en fi n de compte, j’avais été davantage ému lors de ma précédente visite, quand j’ai constaté que le circuit avait été réalisé exactement comme on l’avait conçu.
Et les autres projets sur lesquels vous bossez actuellement sont-ils secrets ?
Oui, car il y a plein de gens qui disent qu’ils ont un circuit, et que le MotoGP va venir chez eux ( circuit of Wales, Kymiring, circuit de Java en Indonésie, etc., ndlr). Puis les choses prennent du retard, voire ne se font jamais. On a actuellement plusieurs clients qui nous demandent de construire des tracés pouvant accueillir la F1 et le MotoGP. Mais tant que le projet n’est pas suffi samment avancé, nous n’en parlons pas.
Ce n’est pas trop compliqué de dessiner des circuits pour le MotoGP et la F1 ?
Non, parce qu’avec les systèmes informatiques dont je t’ai parlé, on arrive naturellement à remplir les conditions de sécurité dont on a besoin pour les deux disciplines. Notre boulot, c’est de pousser le design pour qu’il soit à la frontière de l’acceptable par nos clients. Parce qu’en fi n de compte, même si un circuit n’accueille que le MotoGP et pas la F1, il sera quand même utilisé par des voitures et des motos qui viennent tourner à la journée. Donc on ne peut pas penser qu’à l’un des deux mondes. D’ailleurs, nous sommes actuellement les seuls, avec les Allemands ( Tilke, ndlr), à construire des pistes qui accueillent Formule 1 et MotoGP.
Quid
de Spa-Francorchamps ?
J’y suis allé. Je sais qu’ils voudraient recevoir le MotoGP, et qu’ils conduisent des travaux en ce sens, mais je ne sais pas s’ils recevront l’homologation. Des virages comme le double gauche de Blanchimont demandent encore du travail au niveau des dégagements. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, les pilotes sont parfois trop exigeants en Commission de sécurité. Je pense qu’il devrait y avoir une limite à ces revendications établie par la FIM. La Fédé devrait être en mesure de dire : « Stop, concentrez- vous sur la course, nous, on gère la sécurité. » À ce titre, le cas du Sachsenring est parlant : jusqu’en 2018, les pilotes trouvaient que la courbe n° 11 était la plus dangereuse de la saison. Et cette année, pas une seule plainte. J’aimerais donc que l’arbitrage en la matière soit plus objectif.
Quand tu vas sur un terrain où tu projettes de construire un circuit, est-ce que les autres tracés sont une source d’inspiration, ou tu pars d’une feuille blanche ?
Toujours d’une feuille blanche. Les circuits existants sont très bien pour comprendre ce qui est bon et ce qui est mauvais. Mais pas pour les reproduire. Car mon but est de construire du sur- mesure pour chaque emplacement. En fonction de ses caractéristiques, afi n d’obtenir une âme différente. C’est très important de savoir ce qui a déjà été fait. De savoir si une erreur a été commise et de comprendre pourquoi. Ça t’apprend à faire les bons choix pour que ton circuit fonctionne. Donc non, à Termas de Rio Hondo, je n’ai copié aucun virage existant. Mais si tu regardes El Villicum ( nouveau circuit argentin de Superbike, ndlr), ils ont reproduit mon dernier virage à Termas, le n° 14, car ils ont compris que dans cette direction, ça fonctionnait mieux pour connecter la voie des stands. Copier est très simple. Mais si tu ne comprends pas pourquoi ça a été fait sur tel circuit, à un autre endroit, il est possible que ça ne fonctionne pas.
La topographie est-elle une source d’inspiration ?
Oui. Mais aussi le vent, la position du soleil, la direction d’où vient la pluie en général. La façon dont l’eau s’écoule. La culture du pays. Juste pour te donner un exemple : les pilotes italiens sont toujours bons sur les circuits rapides. Alors que les Espagnols le sont sur les circuits lents. Pourquoi ? Parce que les Espagnols s’entraînent sur des pistes sinueuses, moins rapides que les pistes italiennes. Donc quand je vais dans un pays, je dois comprendre quel est son héritage culturel s’il y en a un. Et s’il n’y en a pas, cela me donne l’opportunité de le créer. C’est un choix et une responsabilité.
Quels sont le temps et le budget nécessaires à la construction d’un circuit de MotoGP ?
En ce moment, ça coûte entre 50 et 100 millions de dollars ( soit entre 44 et 88 millions d’euros, ndlr). Le temps pour le construire : de deux à quatre ans, ou plus. En incluant la conception. Le politique a un rôle déterminant dans le processus d’autorisation. Si tu es soutenu par les politiques et que tu n’as pas à t’occuper des autorisations, tout peut être fait en deux ans. Si tu es en Norvège par exemple et que les autorisations te demandent quatre ans, tu ne peux pas faire moins.
Si ton budget était illimité, à quoi ressemblerait ton circuit idéal ?
Je ne fais jamais de compromis de budget pour un tracé. C’est plutôt au niveau des infrastructures, comme les tribunes ou les stands, qu’on peut opter pour différents niveaux d’équipement. Si l’on me donnait un champ et que c’est mon budget, je préférerais réaliser une piste comme Brands Hatch et ne pas avoir de stands. Ou Cadwell Park. Ça, ce sont les circuits tels que je les vois. Le problème avec les tracés de F1 ou de MotoGP, c’est le coût des infrastructures autour de la piste. Voilà pourquoi une piste de F1 nécessite plus de 80 millions de dollars ( 70,4 millions d’euros). Un bâtiment de stands coûte en général entre 10 et 20 millions de dollars ( 8,8 à 17,2 millions d’euros). Rien que ça ! Et puis après, tu dois acheter le terrain. Et les rails de sécurité ! Si tu veux une piste de 6 km, tu as besoin de 12 km de rails. Plus 12 km de grillage. Plus 12 autres un peu plus loin ( pour éviter que des pneus ne volent dans le public en cas de crash). Ce sont tous ces coûts cachés qui font monter l’addition.
Tu parles aux pilotes avant d’entamer un projet ?
Toujours ! Par exemple, pour les modifi cations de Sepang
( resurfaçage + dévers dans le dernier virage et modifi cation de profi l et de cambrure dans les virages n° 5 et 6, ndlr), je suis allé voir plusieurs pilotes, plusieurs teams, ainsi que plusieurs team managers. J’ai collecté toutes les infos sur ce qu’ils pensaient du tracé de l’époque. Même chose avant la construction de Termas pour connaître les souhaits des pilotes. Mais en fi n de compte, c’est nous qui prenons les décisions. Parce que le boulot des pilotes, c’est de piloter. C’est moi qui construis, c’est à moi de prendre mes responsabilités.
Comment se fait-il qu’un bon circuit produise un beau spectacle en piste, et qu’un mauvais circuit des courses horribles ?
Ha ha ! Une mauvaise conception, c’est quand le circuit est terne, facile, parfait. Une piste parfaite, ça ne fonctionne pas. Une piste a besoin d’être imparfaite. Car ce sont ses défauts qui permettent de faire la différence entre les pilotes. Il faut donc sublimer ces défauts pour en faire quelque chose de beau. Voici l’exemple que je prends toujours : pense à 20 superbes femmes. Tu prends le meilleur de chacune d’entre elles, et tu les réunis en une seule et même femme. Le résultat sera monstrueux ! Alors que chacune sera individuellement plus belle que la synthèse que tu viens de créer. Parce qu’elle possède des différences subtiles que tu ne peux pas recréer. C’est pourquoi je reprends l’exemple de Suzuka. Ce n’est pas une piste parfaite, mais son âme est incomparable.
Tous les pilotes qui ont couru à Suzuka ont été marqués par l’endroit...
Oui. Je n’ai été là- bas qu’une fois. Je m’y étais préparé des semaines à l’avance en jouant sur la Playstation ® . Mais une fois sur place, même en connaissant chaque centimètre de piste, le feeling était totalement différent. C’est comme lorsque tu regardes le Mugello à la télé : oui, la piste est belle, rapide. Mais une fois que tu y es pour de vrai, ça n’a plus rien à voir. C’est pareil pour Zandvoort – autre création de John Hugenholtz –, qui est construit dans les dunes. Ce circuit est un bijou. La piste est au milieu des dunes, qui constituent d’ailleurs les dégagements. C’est un autre Suzuka que nous avons en Europe. Comme Rijeka en Croatie, où se déroule le championnat du monde de side- car. Une piste magnifi que et qui pourtant, n’est pas parfaite.
Peux-tu améliorer une piste où les courses sont mauvaises pour qu’elles deviennent bonnes, ou est-ce trop de travail ?
C’est possible, on l’a démontré par exemple à Sepang, où ils avaient de gros problèmes de dépassement en F1. Et on a prouvé qu’avec des petites modifs dans les virages 5 et 6, Max Verstappen a pu se positionner à l’exter’ de Dani Ricciardo et y rester pendant trois virages. La plupart du temps, il est facile d’améliorer les circuits. Peut- être pas suffi samment, mais un petit peu. Le problème, c’est ton état d’esprit. Tout dépend si tu veux aller sur un circuit et dire « je l’ai fait ! » , ou si tu y vas humblement, que tu essaies de comprendre ce que tu as sous les yeux. Et que tu tentes de régler un problème technique.
Y a-t-il de nouvelles technologies qui arrivent et qui vont changer la façon dont tu travailles aujourd’hui ?
J’espère que non. Parce qu’en tant qu’entreprise, nous aimons la technologie, mais nous apprécions aussi notre fonctionnement « à l’ancienne » . Pour autant, à chaque fois que nous avons un besoin, nous essayons de développer l’outil qui va nous permettre d’y répondre. Drainage, bosses, sondages, fabrication de l’asphalte, bruit... Nous avons été subventionnés par L’Union européenne car nous avons développé un appareil de mesure de bruit qui prédit de manière précise quel sera le bruit à l’intérieur du circuit. Qu’il émane d’une voiture ou d’une moto. Misano nous a demandé de développer DroCAS pour le MotoGP, Mugello de développer un outil de drainage spécifi que qu’on a appelé Whatson. Et qui est un outil d’analyse de la piste. Imola a voulu que nous améliorions le scan laser de Whatson, on l’a fait. Javier Alonso, de la Dorna, était venu me voir en 2013 et m’avait dit : « Jarno, on a un problème. À chaque fois qu’un pilote vient nous voir et nous dit qu’il y a une bosse, nous ne pouvons pas la voir. Peux- tu nous aider ? » Je lui ai répondu : « Oui, il y a un outil que nous avons breveté : Whatson. Il nous permet de dessiner le profi l des bosses sur le circuit. De la même manière que d’autres outils qu’on a développés prédisent où l’eau va stagner en cas de pluie. Je peux te dire combien de litres par minute un mètre carré d’asphalte drainera à tel endroit, ou non. Je peux aussi te dire combien de temps va durer le grip de ton asphalte. » C’est pour ça que chez Dromo, nous n’avons pas que des ingénieurs et des architectes. On a aussi des physiciens et des géologues. C’est une approche scientifi que et multidisciplinaire. Mais c’est ce que nous aimons. C’est notre façon de faire.
SI NOUS AVONS BESOIN D’OUTILS POUR MESURER LES DÉGAGEMENTS OU VOIR LES BOSSES, NOUS LES CRÉONS