Juin 2013 Juillet 2013 À partir d’août 2013 août 2014
Le fugitif destination Russie scandale planétaire Edward SNOWDEN installé À Moscou
en sécurité du nom de Bruce Schneier ont affirmé publiquement qu’ils croyaient en l’existence d’un autre lanceur d’alerte, qui divulguerait anonymement des pièces confidentielles aux médias. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel a corroboré cette idée en publiant un long article sur les liens qui unissent le BND, le renseignement allemand, à la NSA : y apparaît un mémorandum de 2002, stipulant un accord entre les deux services, lequel, précise le journal, ne provient pas du « fonds » Snowden. L’intéressé ne se prononce pas sur le sujet et se contente de poser la question suivante : « Comment l’opinion peut-elle avoir confiance en la NSA dans ces circonstances alors que celle-ci est censée détenir toutes nos coordonnées et plus largement toutes les données relatives à notre vie privée ? » Parmi les auteurs des révélations du Spiegel figurait la journaliste et documentariste Laura Poitras, soit la première personne contactée par Snowden avant son leak et auteur du film Citizenfour sorti en octobre aux États-unis. À la fois présente médiatiquement et experte en cryptage, la jeune femme aurait ensuite très bien pu être jointe par d’autres whistle blowers de la NSA, tout en continuant de se servir de la couverture de l’initiateur. Quand je lui ai écrit un mail lui demandant sans ambages si elle connaissait d’autres sources, son avocat m’a répondu que « Laura ne répondra[it] pas à [notre] question ».
une famille dans l’administration fédérale Snowden est par nature un garçon réservé et sa situation le rend d’autant moins affable : « Je ne veux pas parler de ma famille, ça la mêlerait à tout ça, je ne tiens pas à ce qu’on écrive ma biographie. Et puis, ça desservirait la cause qui m’a amené jusqu’ici. Je suis ingénieur, pas politicien. Je refuse le devant de la scène, je n’ai aucune envie de devenir un genre de divertissement, ni que les médias me trouvent des excuses, ou que sais-je encore. Cela délégitimerait un mouvement très important pour moi. » Mais lorsqu’il finit par accepter de parler de son histoire personnelle, Snowden se révèle moins un insurgé « hacktiviste » de la trempe d’un Commander X/chris Doyon des Anonymous ( GQ #82) qu’un démocrate idéaliste loyal et sincère, que son pays et son gouvernement ont peu à peu dégoûté au fil des années. Né le 21 juin 1983 dans le Maryland, non loin d’ailleurs du siège de la NSA, il vient d’une famille «où à peu près tout le monde travaille pour l’administration fédérale ». Il espère logiquement suivre la même voie. Enfant, il se prend de passion pour les ordinateurs, mais aussi pour la mythologie grecque : « Ça m’a fait réfléchir à la façon de situer et d’identifier les problèmes, et ça m’a poussé à comprendre qu’on mesurait la valeur d’un individu en fonction de sa capacité à envisager et à se confronter à ces problèmes. » Au lycée, il attrape une mononucléose qui l’empêche de suivre les cours. Il refuse de redoubler et décide d’intégrer un community college, ces établissements accessibles aux non-bacheliers. Son expertise geek et son QI de 145 l’amènent àtravailler pour la société informatique d’un camarade de cours. Le 11 septembre 2001 au matin, alors qu’il se rend justement au travail, il est profondément affecté par
Greenwald et Poitras, qui ont rejoint Snowden à Hong Kong, révèlent dans Le Guardian et Le Washington Post l’espionnage massif pratiqué par la NSA et les services secrets britanniques. Snowden est licencié par son employeur et se réfugie à Moscou. « J’étais très ouvert aux arguments du gouvernement sur l’irak alors qu’il s’agissait de propagande […] Je jugeais leurs intentions forcément nobles. » Snowden formule des demandes d’asile politique dans une vingtaine de pays, dont la France. Poutine déclare que Snowden peut rester en Russie s’il ne cause pas de tort aux États-unis. Une position qui pousse le fugitif à renoncer à sa demande d’asile en Russie. Les journaux anglo-saxons poursuivent leurs révélations, suivis par la presse allemande, brésilienne, et même indienne. Le monde découvre comment les services secrets américains ont espionné leurs institutions et certains rendez-vous politiques. Snowden obtient un permis de séjour de trois ans en Russie. En octobre, Citizenfour, le documentaire de Laura Poitras, bien accueilli par la critique et qui pourrait être nominé aux Oscars, révèle que Lindsay Mills, la compagne de Snowden, l’a rejoint à Moscou.
gérais tout ce réseau avec un autre type. Je me suis vite aperçu que l’agence se servait de technologies très datées. » En 2007, il a suffisamment gravi les échelons pour partir en mission à Genève – l’agence veut qu’il enquête sur l’industrie bancaire helvète. Il fréquente des officiers de la CIA et se rend compte que nombre d’entre eux, payés en fonction des sources recrutées, se retrouvent à approcher à peu près n’importe qui. Souvent, ils font boire telle ou telle source potentielle, qui finit en cellule de dégrisement ou dans quelque autre situation compromettante dont ils finissent par la sortir, exerçant sur eux une forme de chantage indigne. « Je voyais des agents prendre des risques inconsidérés dans leur politique de recrutement. Les victimes en souffraient forcément et notre réputation en tant que nation en souffrirait encore plus si de telles pratiques étaient révélées. » Snowden songe alors déjà à sonner l’alarme, mais l’élection d’obama lui laisse un espoir. « Je pense qu’à l’époque même les anti-obama étaient intérieurement impressionnés par les valeurs qu’il véhiculait. Il insistait beaucoup sur le fait que nous n’allions jamais sacrifier que la NSA a l’habitude de transmettre au Mossad (les services secrets israéliens) le contenu brut, non anonymisé, de communications entre la Palestine et les États-unis. Ainsi, et en totale contradiction avec les principes de la surveillance classique, les mails et conversations téléphoniques échangés entre des Américains d’origine palestinienne et leurs proches restés au pays peuvent être rendus entièrement accessibles aux services secrets israéliens, qui ont alors la liberté d’utiliser à leur gré les individus engagés dans ces discussions. « C’est un des abus les plus graves auxquels j’ai assisté », affirme Snowden, qui a lui-même livré l’information au Guardian, lequel l’a révélée dans ses pages l’an dernier.
Black-out syrien provoqué par la NSA En Russie, la nuit tombe tard en ce mois de juin, et l’on distingue de la fenêtre de la chambre d’hôtel de longues ombres qui commencent à envelopper la ville. Snowden n’a pas l’air de vouloir rentrer chez lui puisqu’il me laisse poser mes questions et y répond longuement. Il rajuste ses lunettes qui glissent souvent sur son nez car une plaquette est manquante. Il semble perdu dans ses pensées, occupé à se remémorer l’instant où il a pris sa décision. Ce moment crucial où, quelques clés USB à la main et en pleine conscience des conséquences, il a fait le geste qui allait changer sa vie. Son visage est grave et ses mots bien pesés : « Si le gouvernement ne représente pas nos intérêts, c’est alors au peuple de les défendre. Et en sonnant l’alarme, c’est ce que j’ai voulu faire. À Hawaï, ma position de directeur technique au sein du département de partage de l’information me donnait accès à absolument tout. » À presque tout, devrait-on préciser, du moins jusqu’en 2013. À l’époque, Snowden a en effet encore un point-clé à éclaircir : celui de la cyberguerre extrêmement agressive menée par la NSA tout autour du monde. Et c’est en acceptant, dans cette intention, de travailler avec un des plus importants sous-traitants de l’agence, Booz Allen, qu’il parvient à obtenir des informations sur le sujet. Il occupe alors en effet une position double, qui lui permet de superviser simultanément les interceptions de communications nationales et celles vers l’étranger. Il constate vite que les communications américaines « sont surveillées puis enregistrées sans mandat et sans exigence de suspicion d’ordre criminel ». Il apprend également par un collègue qu’en 2012, des cyberguerriers de la NSA ont voulu prendre le contrôle d’un gros routeur syrien afin d’y saisir une immense masse d’adresses mail et d’informations liées au trafic Internet du pays. Mais un problème technique est survenu et c’est l’ensemble des connexions Internet syriennes qui ont planté en même temps. Les hackers d’état de la NSA ont été pris de panique et ont tenté désespérément de couvrir leurs traces. Mais sans accès à Internet, la tâche s’est avérée impossible. Énorme coup de chance : les combattants syriens étaient visiblement trop occupés à rétablir le réseau pour chercher à identifier la cause du plantage. Et personne n’a jamais su, jusqu’ici, que c’était le gouvernement américain qui était responsable de cette curieuse situation. Une blague a
« On crie au scandale sur les écoutes
d’angela Merkel, mais tout le monde se fiche que 80 millions d’allemands soient surveillés. »
circulé dans les bureaux de l’agence : « Si jamais on se fait choper, on pourra toujours dire que c’est Israël qui nous a demandé de faire ça. » Pour Snowden, une goutte d’eau fait déborder le vase le 13 mars 2013. Déjà largement désillusionné, il lit une déclaration de James Clapper, directeur du renseignement national, affirmant que la NSA ne surveille « pas sciemment » les communications des Américains. « Je suis tombé dessus et j’ai dit à mes collègues, “Attendez, le mec est sérieux là ?” Et ils n’ont pas plus réagi que ça. J’ai pensé à la banalité du mal dont parle la philosophe Hannah Arendt à propos de la bureaucratie nazie. Et j’ai trouvé que le sentiment d’impunité exprimé par Clapper en disait très long sur notre système et nos dirigeants. » Il est donc temps d’agir tout en sachant que les conséquences pourraient être plus que fâcheuses pour lui. Mais Snowden sait dès lors que ses convictions ne lui laissent plus le choix. Il rassemble tous les fichiers sensibles et les copie sur plusieurs clés USB. Deux mois plus tard, il prend un avion pour Hong Kong, où il a donné rendez-vous à Glenn Greenwald et Laura Poitras. La documentariste en tirera une vidéo de douze minutes qui révélera les actes de Snowden au monde entier.
L’arme technologique Aujourd’hui, le whistle blower réfugié à Moscou se sait plus que jamais suivi, traqué, surveillé de très près. Et se doute qu’un jour ou l’autre, il tombera aux mains des autorités de son pays. « Je ne cherche pas à tout prix à me sacrifier pour la cause, je ne suis pas dans l’autodestruction, mais c’est évident que je vais finir par me faire coincer. Même Bill Gates me considère comme un traître ! (le fondateur de Microsoft l’a ainsi qualifié dans une interview à Rolling Stone, ndlr) Les autorités vont s’acharner pour me griller. Je regrette que l’encryptage ne soit pas encore généralisé et j’attends avec impatience le jour où celui-ci sera devenu une norme universelle ! D’ici là, les gens du renseignement surveillent encore mes communications : ils savent à qui je parle même s’ils ne savent pas ce qu’on se dit. » Avant la chute de Snowden sortiront peut-être de ses dossiers ou de ceux de ses imitateurs des informations encore plus brûlantes que celles déjà connues. « Mais j’ai peur que les gens soient déjà blasés par ce genre de révélations, qu’ils s’habituent à tout ça, me dit-il avant de partir. Staline disait qu’un mort, c’était une tragédie, mais qu’un million de morts c’était une statistique. Aujourd’hui, c’est un énorme scandale quand on apprend qu’angela Merkel est sur écoute, en revanche tout le monde se fiche que 80 millions d’allemands soient surveillés. Et je me dis donc qu’au fond, la vraie question n’est pas de prévoir ce que l’on va apprendre de ces potentiels futurs leaks, mais ce qu’on va en faire politiquement. Parce que la technologie est aujourd’hui la seule vraie arme politique. »