GQ (France)

Mark Schultz le survivant

Foxcatcher

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Avachi dans le box du tribunal de Philadelph­ie, ce mardi 25 février 1997, John Eleuthère du Pont, 58 ans, écoute sans ciller son avocat Thomas Bergstrom plaider sa cause, perdue d’avance. Visage usé par douze mois de détention, barbe grise hirsute et longs cheveux gras, le millionnai­re américain inculpé pour le meurtre de Dave Schultz, champion olympique de lutte (- 74 kg) aux Jeux de Los Angeles 1984 tué un an plus tôt de trois balles à bout portant, ressemble à un vieillard affaibli et désemparé. Il est sale et veut paraître fou. « Paranoïaqu­e et schizophrè­ne », détaille l’expertise psychologi­que. « Toxicomane et alcoolique », racontent les proches. Quelques heures plus tard, les jurés le reconnaiss­ent coupable. Il est alors condamné pour le meurtre de celui qui fut l’entraîneur du Team Foxcatcher, cette équipe de lutteurs nourris, logés, blanchis, fondée à la fin des années 1980 par John du Pont sur les 3 km2 du domaine familial de Newton Square, à l’ouest de « Philly ». « Il a plaidé la folie et on l’a reconnu comme malade mental, raconte à GQ Mark Schultz, frère cadet de la victime également médaillé d’or à Los Angeles (en - 82 kg) et membre de l’équipe aux maillots floqués d’un renard sur le torse. Mais le jury n’a pas retenu la démence. Du Pont savait différenci­er le bien du mal. » C’est l’histoire de ces trois hommes que raconte le film Foxcatcher, de Bennett Miller, belle surprise du dernier festival de Cannes en salle le 21 janvier prochain (lire encadré).

Tablettes de chocolat à 4 ans Dix-huit ans ont passé depuis que Dave Schultz a été assassiné. Mark, lui, survit. Pour l’interview, il donne rendez-vous sur Skype. La webcam dévoile un crâne chauve et une silhouette carrée. « Attends, je vais me trouver un truc un peu classe, c’est GQ quand même ! », dit-il en attrapant son ordinateur. Il l’embarque et nous fait visiter sa maison, pièce par pièce, avant de le poser au sommet de la penderie. Il balaye les cintres et arrête son choix sur une chemise grise, du triple XL. Mark Schultz recule de trois pas, ôte son T-shirt et se retrouve torse nu, au milieu de la pièce. Il contracte la cuirasse et lance : « Alors ? Je tiens la forme pour un mec de 54 ans, non? » On le lance sur sa vie, il commence par l’enfance. « J’ai d’abord fait de la gymnastiqu­e. À 15 ans, j’étais champion de Californie, mais j’avais besoin de plus. J’avais besoin d’être heureux. » Mark Schultz,

champion olympique de lutte libre en 1984 et double champion du monde en - 82 kg, Mark ne s’est jamais remis de l’assassinat de son frère Dave par John du Pont,

en 1996. l’histoire est désormais un film,

signé Bennett

Miller (

beau gosse taillé dans le bois sec, dont la mère raconte qu’il avait des carrés de chocolat sur le ventre dès l’âge de 4 ans, subit son adolescenc­e. Il est ce gamin triste au fond de la classe qui se réfugie dans les films de Bruce Lee en rêvant de pouvoir lui aussi « tabasser vingt mecs en même temps ». « Je n’étais pas heureux, c’est sûr. Je manquais de confiance en moi, j’avais un vide à combler. » Il choisit la lutte parce qu’il voit Dave, de 17 mois son aîné, « botter le cul des mômes qui l’emmerdent dans la cour de récré. Je l’ai suivi parce que la seule façon pour moi d’être heureux était de foutre une raclée au monde entier. » En 1977, Dave Schultz a 18 ans. Il est sacré meilleur lutteur de Californie, première ligne d’un palmarès à rallonge. « Dave était dyslexique », nous apprend Mark. « B, D, P… Il mélangeait les consonnes, mais le complexe lui a donné une raison de s’entraîner comme un taré. » Sur le tournage de Foxcatcher, Mark a conseillé Channing Tatum, l’acteur qui joue son rôle. « Lui aussi est dyslexique, comme l’était mon frère. Je crois que c’est un défaut qui vous sert dans la vie… », dit-il en haussant les sourcils. En 1984, Mark et Dave Schultz défendent les États-unis aux JO de Los Angeles. Avant la compétitio­n, ils sont en altitude, à l’abri dans la montagne. « Il fallait entraîner notre corps à l’effort sans oxygène. La clé de ce sport tient dans l’énergie que vous cramez et le nombre de litres d’air que vous êtes capables d’avaler. La technique est secondaire », lâche le champion. Sur la plus haute marche du podium, il ne ressent aucune joie. « J’étais soulagé, oui. Heureux, je ne sais pas… » En cette année de boycott soviétique, les Américains n’ont pas le choix : c’est la victoire ou la honte. Un cauchemar hante toujours ses nuits, une dizaine de fois par an : « Je suis à l’ouverture des Jeux et je ne suis pas prêt. Je n’ai pas de condition physique, mais je dois lutter pour la gagne. Je me réveille toujours quand l’arbitre lance mon match. » En 1987, Mark et Dave sont en France, à Clermont-ferrand, pour les championna­ts du monde. Alain Bertholom, président de la Fédération française de lutte, s’en souvient avec émotion. « Antenne 2 filmait les combats. Il y avait du beau monde. Les frères Schultz, je les ai croisés, et John Du Pont aussi. On me disait qu’il était venu avec son avion mais je n’arrivais pas à y croire. On aurait dit un clochard, avec son vieux survêtemen­t pas lavé. » John Eleuthère du Pont est l’arrière-arrière-arrièrepet­it-fils de l’industriel du Pont de Nemours qui fit fortune dans la poudre à canon au début du XIXE siècle. Enfant étrange, le petit John grandit dans l’opulence.

Il a deux ans quand ses parents divorcent. Fils à maman apeuré, il intègre la fac de Miami dans les années 1960, d’où il sort diplômé de biologie. John du Pont a des passions et des millions, alors, il dépense sans compter. Il fait construire le musée d’histoire Naturelle du Delaware pour y entreposer sa collection de 6 000 oiseaux empaillés et 2 millions de coquillage­s. Il claque un million de dollars pour un timbre de 1856. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, ce sont les athlètes. « Il a échoué à en être un, dit Mark Schultz, alors il a vécu son rêve par procuratio­n. La lutte était parfaite pour lui : une terre vierge où des mecs soutenus par personne s’entraînent comme des chiens pour battre des profession­nels soviétique­s. » Il existe une photo en noir et blanc de John du Pont, à l’époque où il ne nageait pas encore dans la coke. Il porte un slip de bain et la veste du club de natation de Santa Clara. Derrière la pupille, le vide. La détresse dans un oeil mort. «Je me souviens de notre rencontre comme si c’était hier, lors d’un tournoi, en 1986, dit Mark. Dans les vestiaires, une porte s’ouvre et je vois deux yeux qui me fixent. Il avait une gueule de dingue avec cette coupe de cheveux à la Ronald Mcdonald. Il avait des morceaux de ce qu’il avait bouffé entre les dents, il puait l’alcool, il était camé à mort. Il représenta­it tout ce que je détestais. Mais il m’a dit qu’il m’aimait bien, qu’il allait investir dans la lutte, qu’il ne serait pas dans mes pattes.»

Un gourou parano La plupart des lutteurs approchés par John du Pont acceptent sa propositio­n. Un salaire, une assurance santé, une maison, des tournois aux quatre coins du monde et le meilleur centre d’entraîneme­nt du pays, comment dire non ? Au début, le gourou est invisible. Puis, il passe de temps en temps. Puis, à chaque entraîneme­nt. Ensuite, il conseille, pique des colères, et finit par suivre ses athlètes dans tout ce qu’ils font. « Du Pont, ce qui le faisait bander, c’était les athlètes, tranche Pino Massidda, ex-entraîneur de l’équipe de France passé par Foxcatcher. Il était toujours là pour accompagne­r un lutteur au sauna… » De John du Pont, il garde surtout l’image d’un gourou qui errait comme un fantôme. « Il donnait des pourboires à ses préférés. Valentin Jordanov, un Bulgare sept fois champion du monde, était grassement payé pour entraîner du Pont lui-même. Une fois, Jordanov me dit qu’il lui apprend une nouvelle prise et que ce serait sympa que je me laisse faire. Je joue le jeu. Derrière, du Pont ne m’a plus adressé la parole. J’en valais plus la peine. À ses yeux, j’étais une merde, l’entraîneur français qui ne sait pas lutter, continue Massidda. Et puis l’ambiguïté sexuelle sautait aux yeux. Je me souviens d’un type, un lutteur américain, pas très bon d’ailleurs. Je ne sais pas s’il était gay ou gigolo mais du Pont l’aimait beaucoup, il lui a fait construire une maison sur place. Ce genre de trucs existait à Foxcatcher. Du Pont adorait le favoritism­e. » À l’écouter, on se fait en revanche de Dave Schultz l’image d’un homme extraordin­aire et d’un entraîneur hors pair. « On disait d’alain Prost qu’il était “le professeur”, Dave était pareil. Il gagnait avec classe. Son style, c’était de l’art. » Un soir après un tournoi à Nice, Massidda et Schultz sont au restaurant. Il y a du monde, les discussion­s bourdonnen­t sous le plafond, on ne s’entend pas à un mètre. « Je ne comprenais rien, alors il s’est penché vers moi et tout en continuant de parler, il a appuyé son index sur mon tympan. Ça m’a fait comme un électrocho­c. Je me souviens encore de notre discussion. » Une autre fois, en stage à Lake Placid, les deux lutteurs arrivent en retard au footing. Le groupe est parti. « Il m’a dit : “On les rattrapera pas. Viens, on va faire du taï-chi”. Dave Schultz était respecté pour ce qu’il était, un mec simple, qui aimait la vie et se foutait pas mal de l’argent. » Massidda a été son invité, dans sa maison de Foxcatcher. « C’était un gars généreux, un peu baba cool. Il passait son temps à se trimballer pieds nus. Sa femme, Nancy, me faisait penser à la hippie dont Tom Hanks tombe amoureux dans Forrest Gump. » Il soupire dans le téléphone.

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