GQ (France)

Kader aoun, docteur Fol humour

Il est l’homme de l’ombre, celui qui vous fait rire depuis vingt ans mais que vous ne connaissez pas. Son nom? kader aoun. Créateur de la série H, architecte du succès de Jamel debbouze ou d’omar et Fred et désormais metteur en scène de norman, il s’impos

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La série H, le « Burger Quiz », les sketchs de Jamel, d’omar et Fred et le futur show de Norman, c’est lui!

en arabe, son nom de famille signifie « aider ». Plus qu’un clin d’oeil, Kader Aoun y voit la marque d’un destin. En vingt ans, il a produit, écrit et mis en scène les plus grands noms du stand-up français (Jamel debbouze, Éric et ramzy, Omar et Fred, pour ne citer qu’eux) et se voit comme un « accoucheur » accompagna­nt les artistes dans la gestation de leur spectacle. Son dernier protégé s’appelle Norman. La star de Youtube aux cinq millions d’abonnés fera en février ses premiers pas sur la scène de la Cigale (lire ci-contre) et, en coulisses, Kader Aoun s’active. Un an d’écriture et de rodage dans l’arrière-salle d’un restaurant parisien pour répondre à la question qui agite le petit milieu de l’humour : le one-man-show est-il l’avenir des « youtubers » ? S’il réussit son coup, Kader Aoun deviendra l’architecte de l’une des plus importante­s mutations du business du rire en France. Et, clairement, cela ne lui déplairait pas. Son portrait dans GQ, en revanche, il n’en voulait pas, lui qui a toujours refusé d’apparaître dans les médias. « Être dans l’ombre, c’est quasiment une obligation profession­nelle. Entre un artiste et son public, le lien doit être direct, immédiat. Aucun intermédia­ire ne doit venir perturber cette relation », a-t-il fait savoir par téléphone. Et puis, soudain, ce fut « oui ». À 43 ans, Kader Aoun prend l’un des plus gros risques de sa carrière, alors ça vaut bien une séance photo. Et trois heures d’entretien dans un café où l’on slalomera entre le « off », le « on » et les « ça, faudra pas l’écrire comme ça »…

du 93 à Sciences Po et canal+ Si Aoun n’est pas à l’aise à l’idée de se raconter, c’est qu’il cherche à éviter le storytelli­ng un rien misérabili­ste où il serait facile de l’enfermer. Oui, il a grandi cité de l’abreuvoir, à Bobigny, auprès d’un père ouvrier, d’une mère ne parlant pas français et de sept frères et soeurs. Mais le cliché s’arrête là. Bon élève, il intègre une école d’ingénieur, puis réussit le concours de Sciences Po. « À l’époque, j’étais le seul rebeu de cité là-dedans! Tout le monde connaissai­t mon prénom », s’amuse-t-il aujourd’hui. Via « le frère d’un pote d’un pote», il apprend que Canal + cherche de jeunes auteurs. Il envoie des textes à Nicolas Plisson, alors directeur de la création de la chaîne, qui lui présente Karl Zéro, Bruno Gaccio et Alain de Greef : « Je faisais des vannes, je les faisais marrer. Je n’avais pas compris que c’était des entretiens d’embauche », raconte-t-il, riant de sa candeur de jeune premier. Alain de Greef, lui, a tout de suite saisi son potentiel : « Il avait un parcours atypique : sortir à la fois de Sciences Po et du 93, c’était rare à l’époque. Et c’était exactement le genre de jeunes qu’on cherchait:

Pris en mains par kader

aoun, qui a produit, coécrit et mis en scène

son spectacle, l’humoriste aux millions

de vues sur Youtube (et idole des 15-24 ans)

sera en février à La Cigale (déjà complet), puis en mars et avril à Bobino. Suivront une tournée en France et un final d’une semaine au Zénith de Paris en décembre 2015.

intellectu­ellement brillant, mais sous des dehors déconneurs », se souvient l’ancien directeur des programmes de Canal. En 1996, à 25 ans, le voilà embauché comme gagman pour « Le Vrai Journal » et « Nulle Part Ailleurs », où il écrit les éditos de Bruno Gaccio. Chargé de recruter d’autres jeunes plumes, il fera entrer toute une génération d’auteurs venus de l’autre côté du périph. Pour Nicolas Plisson, « c’est lui qui a fait entrer la “culture banlieue” à Canal ». L’intéressé tempère : « Ce qui est sûr, c’est que j’ai fait entrer mes potes. J’ai toujours eu une culture de bande. Quand on se faisait jeter à l’entrée des boîtes, on était ensemble. Quand on attendait le RER, on était ensemble. Alors, si on devait réussir, c’était ensemble. » Un état d’esprit un rien clanique qui, dans les couloirs de la chaîne, n’a pas toujours été très bien accepté. Certains anciens de Canal évoquent l’arrogance de ce petit groupe portant leur «street credibilit­y » en boutonnièr­e et taxant de « pistonnés » tous ceux qui avaient eu le malheur de ne pas être nés dans le ghetto… Plus tard, c’est Alain De Greef qui lui soufflera l’idée de bâtir une sitcom se déroulant dans un hôpital. Ce sera H, créé en 1998 par Kader Aoun et Xavier Matthieu, rampe de lancement de Jamel Debbouze et du duo Éric et Ramzy. Ce sera, aussi, le début d’une collaborat­ion dont on connaît la suite : en 1999, le spectacle « Jamel en scène » fait un carton et se vend à plus d’un million d’exemplaire­s en DVD. Dans l’ombre, Aoun cumule les casquettes : producteur, coauteur, metteur en scène, manager, conseiller spécial et meilleur pote. Derrière le petit gars de Trappes, il y a le grand type de Bobigny. Deux gamins des quartiers qui dynamitent la scène humour et symbolisen­t le renouveau du genre en inventant le stand-up à la française. Très drôle, enchaînant les répliques, Kader Aoun assure n’avoir jamais été tenté de monter lui-même sur scène: « Pour faire rire le public, il ne suffit pas de dire des trucs marrants. Il faut “être” marrant. Avoir été touché par la grâce, avoir les “funny bones” comme disent les Américains. Et ça, c’est un talent que je n’ai pas. C’est comme au foot : tous les joueurs ne sont pas des avantscent­res, et celui qui fait la passe décisive a aussi un rôle important. » Face à Jamel, véritable « goaleador » de la vanne, pas de quoi rougir, donc… Poursuivan­t sa métaphore sportive, Aoun ajoute : « Je suis un sparring partner : celui qui pousse le boxeur le plus loin possible et aussi celui qui est là après le combat pour partager les victoires et soigner les blessures d’ego… Il y a peu de boulots qui te permettent une telle intimité. C’est très fort comme relation. »

Brouillé avec Jamel ? Dix ans plus tard, Kader et Jamel fondent ensemble le Jamel Comedy Club, une troupe d’apprentis comédiens qui s’installe dans un théâtre des Grands Boulevards, à Paris, et devient la pouponnièr­e des humoristes de Canal +. « L’idée était d’ouvrir la porte à des gars qui, sinon, n’auraient jamais eu d’exposition médiatique. » Car dans une France « verrouillé­e » par un système de réseaux et d’entre-soi, le stand-up devient la porte d’entrée de ceux qui n’ont pas les entrées : « Le stand-up, tu peux le faire tout seul. Tu n’as pas besoin d’être dans le réseau des agents, des castings… Dans les cafés-théâtres, tu montes sur scène et si tu fais rire, tu reviens. Ça permet un renouvelle­ment. » Très bavard quand il est question du stand-up, Kader se ferme d’un coup quand on évoque son ancien complice. « Je ne parlerai jamais de Jamel », assure-t-il, en reculant sur sa chaise, le torse bombé et les bras croisés. Difficile, pourtant, de faire l’impasse sur la brouille qui, il y a bientôt trois ans, l’a conduit à claquer la porte du Jamel

Comedy Club. Alors on insiste. « Je ne cracherai jamais sur ceux que j’ai aimés. Je suis fier de ce qu’on a fait avec Jamel. » Voilà pour la version officielle. Ses amis, en revanche, sont plus diserts – une fois rassurés quant à leur anonymat. Le fier Kader Aoun aurait été blessé par l’ingratitud­e d’un Jamel propulsé humoriste préféré des Français, zappant leurs rendez-vous pour mieux frayer avec ses nouveaux amis du show-biz. Aoun refuse de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse. Même silence radio au sujet des tentatives de réconcilia­tion d’un Jamel en panne d’écriture de son nouveau spectacle, auxquelles, dit-on, Aoun n’a jamais répondu. Clairement, la blessure est encore ouverte. Et l’envie de prouver qu’il y aura une vie après Jamel n’en est que plus forte. Car il y en a une. En réalité, il y en a même toujours eu une. À force de parler de Jamel, on en oublierait presque l’autre grande figure tutélaire de Kader Aoun : Thierry Ardisson. Difficile d’imaginer plus improbable duo que ces deux-là et pourtant, entre celui qui vit toujours à Bobigny et celui qui reçoit au 93, faubourg Saint-honoré, ça fait dix ans que ça dure. À l’époque de «Tout le monde en parle », Ardisson a fait appel à Kader Aoun pour rédiger ses cultissime­s interviews (interviews « Alerte rose », « Première fois », « Dernière chance »…). Depuis, ils ne se sont jamais quittés. Aoun continue de lui écrire les vannes qui rythment « Salut les Terriens ! » et joue un rôle de conseiller, tant sur le fond que sur la forme de l’émission. « C’est mon coach !, assure Thierry Ardisson. Tous les samedis, il m’appelle après la diffusion. Et j’appréhende son coup de fil parce que je sais qu’il va pointer tout ce qui ne va pas. Il m’engueule, même! » En même temps qu’il coachait Debbouze et Ardisson, Kader Aoun signait le scénario de La Tour Montparnas­se infernale, inventait le « Visiophon » d’omar et Fred et le « Burger Quiz » d’alain Chabat, écrivait les spectacles de Tomer Sisley, Thomas VDB ou Mathieu Madénian. Des vannes cultes : comment oublier le « Je suis juif et arabe. Si je respectais tous les interdits, le seul truc que j’aurais le droit de faire c’est de boire un verre d’eau, le mercredi soir, après le coucher du soleil » (Tomer Silsey) ?

Lumière sur Norman Et ses punchlines valent de l’or car, de son propre aveu, Kader Aoun « gagne très bien (sa) vie ». Tout en revendiqua­nt un art de vivre low-cost : n’ayant pas quitté sa cité, il ne possède pas de voiture (« J’ai même pas le permis ! ») et brandit son iphone en lançant : « Le truc le cher que je possède, c’est ça. » Récemment, il s’est aussi lancé dans la production et l’écriture de téléfilms et de séries pour France Télévision­s dont la dernière, Les Limiers, vient d’être rachetée par CBS. Quand il montre sur son téléphone la dépêche parue à ce sujet dans la presse américaine, Kader Aoun jubile : adoubé par les « Ricains », il a le sentiment d’avoir passé un cap. « C’est ma fierté, la preuve de ma crédibilit­é. J’ai défoncé les portes, je m’en suis pris dans la gueule, mais je suis là ! » Effectivem­ent, le soir venu, Kader Aoun – qui assurait ne pas vouloir parler de lui – est toujours là. Son téléphone a sonné 18 fois, on l’attend à l’autre bout de Paris. Avant de partir, il se retourne et lance : « On s’en fout de moi. C’est de Norman dont il faut parler. Il a quelque chose de très particulie­r. Ce je-ne-sais quoi d’unique qui fait la différence. Au cinéma, on dirait qu’il “accroche la lumière”. » En bon « sparring partner », Kader Aoun entend bien retourner rapidement dans l’ombre de son champion. Pour mieux le regarder monter sur le ring.

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