Attention, votre vie est devenue un jeu vidéo
(et votre drh est déjà sur world of warcraft !)
Développer ses compétences pros sur Counter-strike, exercer ses neurones avec Candy Crush… GQ vous aide à reprendre les manettes de la société gamifiée.
Développer ses compétences professionnelles grâce à Counter-strike, exercer ses neurones avec Candy Crush, trouver l’amour sur l’application Play Me! Dans la société « gamifiée » d’aujourd’hui, les pratiques ludiques ont investi tous les champs d’activité. Pour le meilleur ou pour le pire ? GQ vous aide à reprendre habilement les manettes de votre vie avant d’aller défier votre boss.
«Je préfère recruter un très bon joueur de World of Warcraft (WOW) que quelqu’un qui a décroché un MBA à Harvard », déclarait il y a quelques mois John Seely Brown, administrateur d’amazon et chercheur spécialisé dans les organisations. Pour progresser dans ce jeu d’heroic fantasy peuplé de seigneurs de guerre aux dents longues et autres chevaliers pandas, il faut savoir gérer efficacement sa guilde, passer en revue un nombre hallucinant de stratégies, puis mettre en oeuvre la meilleure d’entre elles sur un mode coopératif, dans le but de mener à bien des raids dévastateurs, soit autant de qualités indispensables à un bon manager. Une guilde ? Une équipe ? Après tout, où est la différence ? Loin de constituer une simple coquetterie, l’attrait pour les profils de leaders forgés via ce jeu épique fait aujourd’hui son chemin dans le monde des affaires. Aux États-unis, mentionner son niveau à WOW sur son CV est même en passe de devenir un must. En juin dernier, Stephen Gillett, directeur des opérations de la société informatique Symantec, expliquait au site de CNN qu’il avait obtenu plusieurs postes de direction (Corbis, Starbucks) en partie grâce à sa double vie de paladin numérique, niveau 70. « J’ai mentionné toutes ces qualifications sur mon CV. J’ai dit : “Voilà ma guilde, voilà mon ranking, voilà
les principales missions online que j’ai menées.” En voyant ça, certains s’exclament : “Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?”. Alors que d’autres se disent au contraire : “Voilà, c’est exactement le profil que je cherchais !” » Mais comment un type qui passe des heures à en massacrer d’autres avec son avatar peut-il raisonnablement être identifié comme un haut potentiel ? Une étude publiée en août 2013 par l’université du Texas et l’université UCL à Londres offre quelques éléments de réponse : les jeux de stratégie en temps réel favoriseraient la plasticité cérébrale et la capacité à gérer plusieurs tâches en même temps. D’autres travaux, notamment ceux menés par l’universitaire Olivier Houdé, soulignent que ces univers persistants, en invitant le joueur à se projeter sur des cartes gigantesques, induisent une spatialisation de la mémoire qui permet une pensée à haut débit, bien plus performante que celle activée par l’utilisation du langage. L’exploitation de cette aptitude au « fast thinking » forgée par le jeu n’en serait qu’à ses débuts. « Je pense que les capacités développées par les “hardcore gamers” sont encore largement sous-estimées par la société, indique Nicolas Cerrato, qui a longtemps managé une équipe professionnelle de Counter-strike (un jeu de tir en vue subjective, ndlr) avant de fonder le site Gamoloco. Pourtant, les jeux multijoueurs les mieux conçus développent et entretiennent une force cérébrale et motrice, un peu comme des appareils de musculation pour le cerveau. Du coup, un bon joueur a d’excellents réflexes, des capacités de prédiction élevées, une faculté à identifier une situation comme bonne ou mauvaise (avec beaucoup de nuances entre les deux) et un certain sang-froid. Voilà pourquoi, aux yeux des passionnés de Starcraft ou de League of Legends, les joueurs pros sont les personnes les plus intelligentes du monde. » Dans un registre plus solitaire, Arnaud Montebourg se muscle lui aussi le cerveau en enchaînant les parties de Candy Crush. En mars dernier, celui qui était encore ministre du Redressement productif affichait un honorable niveau 103 (sur un total de 500) dans l’univers acidulé de ce jeu pour smartphone où l’on progresse en alignant les lignes de bonbons. Comme Valéry Giscard d’estaing avec son accordéon en son temps, Montebourg a bien compris que se mettre en scène en victime consentante de cette « ludo-addiction » était le meilleur moyen de dire : « Regardez, je suis comme vous. »
Un nouveau monde (ludique) est possible Chacun à leur manière, ces indices laissent affleurer une réalité nouvelle : en une dizaine d’années, la perception sociale du jeu a radicalement changé. Au point de totalement s’inverser. Selon une étude Opinionway publiée en septembre 2014, 64 % des Français considèrent que le jeu est une activité essentielle. Ce pourcentage monte même à 81 % chez les moins de 35 ans. Dans ce contexte, la pratique ludique est aujourd’hui parée de toutes les vertus et porte une tendance de fond : celle de la « gamification ». « Ce terme décrit l’utilisation des mécaniques du jeu pour changer les comportements. Initialement appliqués dans le contexte des jeux vidéo, ces procédés sont transposés dans le monde réel », expliquent les auteurs de l’ouvrage La gamification, ou l’art d’utiliser les mécaniques du jeu dans votre business (éd. Eyrolles). Des défis lancés à ses utilisateurs
par l’appli Foursquare en passant par le programme Nike+ (qui permet de se mesurer à d’autres sportifs à travers la planète), le recours au divertissement compétitif a déjà infusé dans nombre de domaines. Si cette nouvelle tendance s’affirme avec autant de force, c’est que les vieilles ficelles qui faisaient s’agiter le corps social seraient, elles, bien usées. « La société moderne arrive à un stade de saturation. La rationalité, l’individu, le progrès et la promesse de libération qui accompagnaient toutes ces notions ne fonctionnent plus, analyse le sociologue Aurélien Fouillet, auteur de L’empire ludique (éd. Bourrin). On vit un moment de transition sociale, culturelle, comportementale, où on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait : le jeu est l’espace dans lequel on va pouvoir inventer les contours d’un autre monde possible, réinvestir cette part d’incertitude tragique que la société avait tenté d’évacuer. » Mathieu Triclot, spécialiste des « play studies » et auteur de Philosophie des jeux vidéo (éd. Zones), va plus loin : « Il est fort possible que le prochain terrain de jeux ne soit pas un espace à part, mais la réalité tout entière. » Pour prendre le pouls de cette profonde mutation, nous nous rendons, mi-novembre, dans le grand amphithéâtre de la Gaîté Lyrique, fer de lance parisien de la culture numérique. Là se tient, à guichets fermés, la deuxième édition du colloque « (En)jeux de société », regroupant un impressionnant plateau d’intervenants. Spécialiste de la thérapie par le jeu vidéo et accro lui aussi à Candy Crush (niveau 167), le psy Michael Stora précise d’emblée : « Jouer est une compétence de très haut niveau et ceux qui ne savent pas jouer sont inquiétants. » Là où le gamer était il y a dix ans encore perçu comme un potentiel serial killer, on le retrouve aujourd’hui aux avant-postes d’une hiérarchie psychosociale dominée par la figure de l’homo ludens. Son inclination à faire mentalement corps avec les machines est désormais ouvertement valorisée dans un contexte où, comme l’explique le scientifique Joël de Rosnay, « nous sommes en train de passer de la société de communication à la société de symbiose avec l’écosystème numérique. »
Une répétition de la vie À l’issue de deux heures de débats, on ressort avec une certitude : le jeu, c’est du sérieux. Étonnant paradoxe qu’illustre un nombre croissant d’exemples dans la société gamifiée, et notamment les incroyables avancées permises par le « serious game » Foldit, une sorte de puzzle biochimique mis au point par Seth Cooper, professeur d’informatique de l’université de Washington. Portant sur des chaînes d’acides aminés, ce jeu en ligne a permis, grâce à l’intervention de milliers d’anonymes, de déterminer la structure probable d’une enzyme du sida, soit un problème sur lequel les chercheurs professionnels et les supercalculateurs informatiques se cassaient les dents depuis une dizaine d’années. À sa façon, Foldit illustre parfaitement le nouveau concept hybride de « playbor » (contraction de play et de labor), où logiques productives et ludiques s’interpénètrent au point de se confondre. « Il n’y a pas meilleure ressource que celle de la multitude mobilisée via le jeu, nous confie le prof de Sciences-po Emmanuel Durand, auteur de La Menace fantôme (Presses de Sciences Po). Dans ce registre, la plateforme Kaggle, qui permet aux entreprises de proposer aux ingénieurs, statisticiens et informaticiens des concours d’analyse et de traitement de données, fait elle aussi des merveilles. Si les récompenses se chiffrent parfois en millions de dollars, la motivation première des participants semble se situer ailleurs, dans ce plaisir particulier procuré par le jeu. C’est un espace qui autorise l’expérience de l’échec, dans lequel on ne perd que des choses sans gravité. On peut donc s’y essayer à une sorte de répétition de la vie réelle. » Qu’il s’agisse de recruter les meilleurs collaborateurs (comme L’oréal via le jeu Brandstorm), de former
« Un bon joueur a d’excellents réflexes, une faculté à identifier une situation comme bonne ou mauvaise et un certain sang-froid. »
Nicolas cerrato, fondateur de gamoloco
ses équipes (comme Renault avec la Renault Academy), d’apprendre à se servir du nouveau Microsoft Office (via le jeu Ribbon Hero) ou bien d’assurer la motivation de ses troupes (comme le groupe Total avec Play’inn), les ludo-process semblent aujourd’hui les mieux adaptés pour mobiliser efficacement les générations Y et Z. Serious games, news games, advergames, social games… La logique du jeu a investi la plupart des pans de l’existence : de Sega, qui met au point un jeu pour vous aider à faire pipi plus droit, à Chore Wars qui gamifie les tâches ménagères, en passant par Epic Win et sa tentative de transformer votre existence en jeu de plateforme, nos vies ressemblent à Super Mario. Faut-il s’étonner, dans ce contexte, de voir le patron de Vice, Shane Smith, offrir une chevalière à ses collaborateurs les plus méritants comme s’ils venaient de boucler une mission dans Zelda ? Là comme ailleurs, derrière le fun, les enjeux sont colossaux : le marché de la gamification pourrait ainsi atteindre 2,1 milliards d’euros en 2016, selon le cabinet d’analyse M2 Research. Rien qu’en 2014, 70 % des 2 000 plus grandes organisations ont eu recours à la ludification pour booster la productivité de leurs employés. Un peu comme les envahisseurs, le monde ludique a déjà débarqué, sans qu’on y ait forcément prêté attention. En cette soirée de novembre, nous avons rendez-vous à la Gare Saint-lazare, à Paris, à côté du Burger King. Juste en face du fast-food, un étrange appareil aux allures de borne d’arcade fait des yeux doux aux passants. Canibal, tel est son nom. « C’est une recycling digital machine qui utilise le jeu pour sensibiliser les gens à la question du tri des déchets, nous explique Benoît Paget, patron de la société en pleine croissance qui commercialise l’appareil. On y dépose des cannettes, des bouteilles en plastique ou des verres en carton et là, une loterie se déclenche qui permet de gagner des bons de réduction dans tous les commerces de la gare. C’est une façon d’aborder la question du recyclage en évitant la culpabilisation. » Incontestablement, l’avènement du jeu semble participer d’un étrange mouvement d’euphémisation des activités humaines : on ne travaille plus, on ne s’informe plus, on ne fait plus de l’exercice, on ne trie plus ses déchets mais… on joue.
le piège pavlovien de la gratification Alors que l’appli Kahnoodle entreprend de gamifier votre vie de couple pantouflarde, on s’en remet même à cette mécanique artificiellement divertissante pour trouver l’âme soeur, comme l’illustre l’apparition en mai dernier de l’outil de rencontre Play me ! Mix entre Tinder (pour l’aspect géolocalisation) et le Trivial Pursuit (pour les questionnaires de culture G), cette application met en relation des anonymes au moyen de quizz sur smartphones. « En général, les sites de rencontres sont assez froids, on a l’impression de passer un entretien d’embauche. Ici, le jeu permet de briser la glace, nous explique le centralien Xavier de Baillenx, cofondateur de la start-up qui commercialise Play me ! Les gens se lancent des défis, et cela crée de la connivence. Les joueurs peuvent même s’envoyer des malus, sur le même principe que la peau de banane dans Mario Kart. Le malus vodka rend par exemple les questions floues. » Affichant 100 000 inscrits, Play me !, grâce à ses quiz aux intitulés très 15e degré (« Mort au communisme », « J’aime le métal et
« la gamification nous promet un univers de récompenses et de progression sur le modèle des jeux en ligne. » mathieu triclot, philosophe
la bière »), séduit un public féminin lassé par le caractère explicite des autres plateformes. Graphiste dans une boîte de jeux vidéo, Élodie, 30 ans, s’est laissée séduire par les attraits de ce que l’on nomme le « daming » (dating + gaming) : « L’ambiance est plus sereine, plus cool que sur des sites comme Adopteunmec, où les choses sont trop directes. En plus, les profils sont variés. Ça change des informaticiens et des hardcore gamers », souligne la demoiselle qui, malgré quelques rencontres IRL, n’a pas encore trouvé l’amour, celui qui vous fait oublier que vous avez une partie en cours. Si le jeu est donc si largement utilisé aujourd’hui, c’est en grande partie parce qu’il figure un formidable vecteur d’adhésion au monde qui nous entoure, articulé autour du triptyque : challenge, feedback et récompense. « La gamification nous promet, en guise de monde plus fun, un univers de traces, de points et de progression sur le modèle des jeux en ligne », analyse le philosophe Mathieu Triclot. Ce système de motivation libère dans le cerveau un puissant cocktail composé de norépinéphrine, d’épinéphrine et de dopamine, l’hormone du plaisir. Mais gare à la « pointification », soit le fait de n’être plus motivé que par l’accumulation pavlovienne de ces gratifications. « Le jeu est au coeur du contrôle social », confirme le bien nommé anthropologue Dominique Desjeux. « Il participe à une forme d’infantilisation générale que l’on peut expliquer par une peur du réel », nuance l’essayiste Emmanuel Durand. Le philosophe Mathieu Triclot enfonce le clou en précisant que derrière l’explosion visible du game (le jeu bordé par des règles), la société souffre en réalité d’une absence de play (les comportements réellement ludiques). Joueurs invétérés, n’oubliez pas d’actionner le bouton pause.
« Le jeu participe à une forme d’infantilisation générale que l’on peut expliquer par une peur du réel. » emmanuel Durand, essayiste