GQ (France)

Tous les coups (éditoriaux) sont permis

C’est une campagne d’un genre nouveau. Au tapage médiatique de plus en plus soutenu. Chaque mois, plusieurs ouvrages politiques viennent alimenter la polémique entourant les cercles de pouvoir. Comment les éditeurs draguent-ils les personnali­tés les plus

- elsa Guiol et Vincent cocquebert superbirds

De plus en plus d’ouvrages politiques créent la polémique. Quels en sont les acteurs ? Plongée au coeur d’un nouveau business.

J «e ne peux pas rester immobile toute ma vie. Je dois m’expliquer pour ma femme, mes enfants, mes amis… Tous ceux qui n’ont pas compris mon silence. » L’auteur de cette déclaratio­n parue à l’automne dernier dans les colonnes de L’obs, à lire avec des trémolos dans la voix, se nomme Aquilino Morelle. Contraint de démissionn­er du gouverneme­nt en avril dernier à la suite des accusation­s de conflits d’intérêts formulées par Médiapart, l’amateur de mocassins, ex-conseiller en com’ de François Hollande, va publier dans les mois à venir chez Grasset un ouvrage aux révélation­s censément explosives sur son odyssée élyséenne. Au menu : échanges de SMS, phrases off assassines, traits d’humour douteux… et autres joyeusetés. Le 23 octobre, c’est Patrick Buisson, ancienne éminence grise de Sarkozy et auteur chez Albin Michel, qui a promis de saboter par voie éditoriale le retour de son ancien patron. Une « fusée à trois étages », assure-t-il, dont le décollage est prévu aux environs du mois de mars 2015. Au printemps également, nous aurons droit aux écrits de François Fillon, dont le livre est annoncé chez Albin Michel. Entre-temps, ce mois de janvier est marqué du sceau de l’optimisme au féminin avec les sorties simultanée­s de J’ai raison d’espérer de Clémentine Autain (Flammarion) et Moi j’y crois ! signé Corinne Lepage (Autrement). Conseiller­s malmenés, ex-gloires bannies du pouvoir, futurs candidats pas encore déclarés… Pas une semaine ne se passe sans qu’un grand déballage politique ne vienne nourrir le monde de l’édition. Entamée avec la sortie le 20 août de l’ouvrage de Cécile Duflot De l’intérieur, voyage au pays de la désillusio­n (Fayard), cette séquence a pris sa pleine dimension le 4 septembre avec la publicatio­n de Merci pour ce moment

« Quand j’ai appelé Éric Besson, il était encore sur les trottoirs de la radio. En trois minutes, je l’ai convaincu de faire un livre. » Jean-paul enthoven, Grasset

(Les Arènes) de Valérie Trierweile­r. Il suffit de passer en revue les sorties de ces derniers mois pour prendre la mesure de la vague : livre contre-programme ( Affinités révolution­naires, nos étoiles rouges et noires d’olivier Besancenot, Fayard), droit d’inventaire ( Les partis vont mourir… et ils ne le savent pas de Robert Hue, L’archipel), prospectiv­e menthe à l’eau ( Lettre à ma fille Alma sur l’état du monde qui l’attend d’hervé Morin, Albin Michel), retour d’exil politique ( La Tentation totalitair­e de la gauche de Michèle Alliot-marie, Plon), règlement de comptes ( L’insoumise de Delphine Batho, Grasset), récit d’insiders ( Comédie Française de Georges-marc Benamou, Fayard)… Si les livres de politiques ont toujours existé, beaucoup font désormais concurrenc­e au travail des journalist­es en nous plongeant au coeur du pouvoir. Surtout, leurs formes ne cessent de se réinventer. « Aujourd’hui, les sous-genres pullulent, confirme le sociologue de l’édition, Christian Le Bart. Ces textes sont moins des combats d’idées que des témoignage­s de personnali­tés. Alors que pendant longtemps, ils étaient uniquement liés aux échéances électorale­s et réservés aux grands leaders. » À l’heure de la crise de l’édition et de l’atomisatio­n du pouvoir politique, comment comprendre cette inflation éditoriale tous azimuts ? « En France, l’objet-livre a une légitimité intrinsèqu­e qui permet d’accéder au statut socialemen­t valorisé d’auteur », rappelle Yves Derai, patron des Éditions du Moment. Pourtant, contrairem­ent à un roman, ce sont avant tout des objets médiatique­s destinés à épouser l’air du temps et à créer l’événement. « Il faut s’imprégner de l’humeur politique, analyse Sophie Charnavel, directrice éditoriale des Éditions Fayard. Pour ça, je me rends aux université­s d’été, j’épluche la presse, je rencontre des journalist­es. Si tu ne sors pas du VIE arrondisse­ment, tu ne peux pas savoir quel est l’état d’esprit de la population. »

De quelques minutes à des mois d’attente Il faut souvent aux éditeurs des mois avant de convaincre un auteur : faire profil bas face à des agents littéraire­s en surchauffe, enchaîner des rendez-vous sans droit de suite. L’ex-ministre écologiste Delphine Batho, au lendemain de son limogeage à l’été 2013 après ses déclaratio­ns sur le « mauvais budget » de son ministère, s’est fait draguer de toutes parts. « Mais j’ai tout refusé, car je voulais prendre mon temps pour réfléchir », explique-t-elle à GQ. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’elle a fini par taper à la porte de Grasset, car « c’était les seuls à ne pas m’avoir contactée ». Au lendemain de sa séparation d’avec le Président, Valérie Trierweile­r a elle aussi reçu des dizaines de courriers et de mails lui proposant des contrats aux à-valoir mirobolant­s. Si cet ouvrage devrait finalement rapporter deux millions d’euros à son auteur, ils étaient nombreux à avoir flairé le potentiel de ce récit aux accents de roman de gare storytellé comme un décryptage des arcanes du pouvoir. Finalement, c’est Laurent Beccaria qui a emporté la mise. Peu habitué de ce genre de publicatio­ns, le patron des Arènes a bénéficié de l’aide de l’agent littéraire parisienne Anna Jarota. Déjà traduit en Espagne et en Angleterre, Merci pour ce moment s’est pour l’instant écoulé à plus de 600 000 exemplaire­s, et ses droits ont à ce jour été achetés par onze pays. Mélenchon avait, lui, fait monter le désir avant de publier son best-seller politique Qu’ils s’en aillent tous ! à l’automne 2010. Quelques mois plus tôt, son éditrice Sophie Charnavel, alors

chez Flammarion, recevait un texto lui proposant un déjeuner dans une brasserie de la gare de l’est. « Il avait quitté le PS en novembre 2008, et ça faisait un moment que je le harcelais », reconnaît-elle. Après un tartare salade, le leader du Front de gauche a dévoilé son plan d’attaque de la première à la dernière page. « Il avait un projet très précis, se souvient-elle. C’est lui qui écrit, qui choisit le titre, le format, la taille du texte. » Bref, tout. Parfois, un simple coup de fil peut suffire à mettre en marche une petite tornade. Éditeur de l’ouvrage assassin d’éric Besson Qui connaît Madame Royal ? (2007), Jean-paul Enthoven se souvient: « C’est en l’écoutant sur Europe 1, alors qu’il venait de claquer la porte du PS, que je me suis dit qu’il fallait faire un livre de son histoire. Quand je l’ai appelé, il était encore sur les trottoirs de la radio. Je l’ai convaincu en trois minutes. » D’une manière générale, créer le désir des éditeurs n’est pas forcément si évident. Certains, tels des aspirants écrivains, font le tour des maisons, leur manuscrit sous le bras. « Et ceux-là, tu es sûr qu’il faut les refuser », glisse un fin observateu­r du milieu. Car, paradoxale­ment, le livre politique n’est pas une manne financière assurée. Trois semaines après sa publicatio­n en mai dernier, le livre de Michel Sapin L’écume et l’océan, chronique d’un ministre du Travail par gros temps (Flammarion) ne s’était écoulé, d’après l’institut d’études GFK, qu’à 346 exemplaire­s. Quant au président de l’assemblée nationale, Claude Bartolone, et son Je ne me tairai plus (Flammarion), il culminait à 268 exemplaire­s deux semaines après sa sortie. Ceci en dépit d’une large couverture médiatique allant du Monde au « Petit journal » de Canal +. « Le pire, c’est que ce ne sont pas des cas à part, admet une autre éditrice. Il vaut mieux ne pas compter sur les livres politiques pour gagner de l’argent. »

la culture du secret Les livres politiques sont d’ailleurs rarement intéressan­ts en termes d’à-valoir ou de droits d’auteur. Parfois, certains préfèrent même en faire discrèteme­nt profiter les autres. Jean-luc Mélenchon reverse systématiq­uement ses droits à une associatio­n. Pour son 55 faubourg-saint-honoré (1996), vendu aux environs de 50 000 exemplaire­s, Michel Charasse n’a pas touché un centime, l’éditeur ayant fait un chèque aux Restos du Coeur. Et Éric Besson, qui aurait pu en 2007 s’enrichir avec son brûlot écoulé à 300000 exemplaire­s, a reversé ses droits à une ONG qui fabrique des puits au Sahel. Restent quelques exceptions. D’après Le Canard enchaîné, Aquilino Morelle aurait touché 70 000 € pour son livre à venir. Ce que dément l’éditeur. François Fillon, lui, a refusé les 100000 € d’avance que lui proposait Grasset, estimant que ce n’était pas suffisant (selon nos informatio­ns, il aurait reçu 140000 € de la part d’albin Michel). Henri Guaino, lui, ne se serait pas gêné pour mettre, selon les termes d’un éditeur parisien remonté, son manuscrit aux enchères. D’où, entre les maisons d’édition, une incessante « compétitio­n phallique », pour reprendre les mots de Jean-paul Enthoven. Frédéric Lefebvre, grand lecteur de « Zadig & Voltaire », a trouvé sa solution pour éviter la déconvenue du pilon. Il a opté en juin dernier pour le premier livre politique mis en ligne gratuiteme­nt. Une semaine après la sortie numérique de Vous êtes ma priorité, le député des Français de l’étranger était content de lui, avec ses 2 000 exemplaire­s téléchargé­s. « Je suis un homme actuel, glisse-t-il en guise d’argumentat­ion. J’ai dépassé les problèmes d’ego. » L’autre possibilit­é pour s’assurer des ventes moins honteuses, c’est de se tourner vers les biographie­s vintage (le Georges Mandel de Sarkozy, 1994 ; le Henri IV de François Bayrou, 1999), ou bien de jouer la carte des règlements de comptes d’un représenta­nt du pouvoir contre son propre camp. « Ce qui fonctionne le plus, c’est quand la gauche tape sur la gauche ou la droite sur la droite », confirme un responsabl­e d’édition parisien. Le « Hollande bashing » a de beaux jours devant lui.

Le livre de Cécile Duflot s’est instantané­ment retrouvé dans le Top 10 des meilleures ventes. « Elle incarne une désillusio­n ressentie par beaucoup de Français et c’est pour ça que ça marche », assure son éditrice, Sophie Charnavel. D’ailleurs, la fabricatio­n de ce livre, comme celui de Valérie Trierweile­r, est restée secrète jusqu’au bout de son processus. « Chez Fayard, personne n’était au courant, hormis Sophie de Closets, la PDG, et moi-même », raconte Sophie Charnavel. Sur les en-têtes des factures, le livre avait un nom de code: Églantine. « Mais on a évité d’emballer les palettes de livres sous blister noir à la sortie de l’imprimerie, comme ça peut se faire parfois, car ça attire trop l’attention. »

Vraies plumes et discrets emprunts Logiquemen­t, ceux qui écrivent leur texte eux-mêmes sont souvent les premiers à le rappeler. Delphine Batho a mis plus d’un an avant de publier ses 272 pages de charge contre la politique énergétiqu­e de François Hollande. Elle s’est donc fait griller la priorité par son ex-collègue du ministère du Logement. « Sauf que mon livre n’est pas un coup éditorial ni un coup médiatique, mais une démarche politique, plaide l’ex-protégée de Ségolène Royal. Si j’ai mis autant de temps, c’est que je voulais conduire une réflexion en profondeur. La preuve, c’est que c’est moi qui l’ai écrit, ce qui est assez rare. » Rama Yade, elle, a opté pour la publicatio­n du journal qu’elle tenait au jour le jour. Des notes qui deviendron­t ses Carnets de campagne (2013). « On n’y a pas touché une ligne », confirme Yves Derai. Le patron des Éditions du Moment ajoute : « Parfois, on reçoit un manuscrit sans même savoir si l’homme politique en question en est vraiment l’auteur. Le plus souvent, un conseiller travaille sur le premier jet puis “l’auteur” s’approprie le livre, comme cela s’est passé avec Manuel Valls qui, lorsqu’il a dû “rentrer” dans son ouvrage, a su pleinement s’y glisser. » Mais c’est loin d’être toujours le cas. « Combien de fois ai-je dû secouer un politique qui racontait à la télé des choses qui n’étaient pas dans son livre », soupire Jean-paul Enthoven, qui préfère ne pas citer de nom. Et d’autres, plus subtils, font tout ce qu’ils peuvent pour nous y faire croire. « Dominique de Villepin, par exemple, posait dans un avion privé la plume à la main, au moment de la publicatio­n d’un pavé de poésie, alors qu’il était aux affaires », souligne amusé un journalist­e politique. Très souvent, les politiques, dont l’agenda saturé ne leur permet pas de soigner leur prose, se font aider par des journalist­es politiques (Cécile Amar du JDD pour Cécile Duflot ou Hélène Bekmezian du Monde pour Claude Bartolone), ou des auteurs recommandé­s par leur éditeur. Après plusieurs heures d’entretien, les écrivains de l’ombre, dont les noms sont toutefois de plus en plus imprimés en couverture, et qui sont payés à quelques exceptions près entre 7 000 et 10 000 €, leur soumettent un manuscrit qu’ils valideront ou non. Quant au réel talent littéraire des politiques, il fait figure d’exception. François Bayrou ( Projet d’espoir, Plon), Pierre Lellouche ( Mondialise­z-vous !, Éditions du Moment) ou Bruno Le Maire ( À nos enfants, Gallimard) font partie de cette petite élite qui semble rendre hommage à la figure du grand écrivain à la Malraux. « Le Maire a un lectorat qui apprécie avant tout son talent littéraire sans forcément partager ses idées », souligne un spécialist­e. Pourtant, c’est avant tout pour exister médiatique­ment, moins comme le représenta­nt d’un courant d’idées que comme un potentiel homme providenti­el, qu’ils sont aussi nombreux à publier à tour de bras. Depuis la sortie de son Voyage au pays de la désillusio­n, Cécile Duflot est partout, profitant de chaque rebond de l’actualité pour occuper l’espace médiatique. Le nouveau gouverneme­nt Valls fin août: elle est la première à dire tout le mal qu’elle en pense. Après la mort de Rémi Fraisse, ce militant écolo tué par une grenade de gendarmes le 26 octobre, c’est encore elle qui dégaine la première charge anti-gouverneme­nt.

Le culte de l’ego « Ce mouvement parle de l’individual­isation de l’espace politique et de la perte de crédibilit­é des partis et des institutio­ns, analyse Christian Le Bart. Le livre renforce cette logique. Il est signé d’un auteur qui est le plus souvent en couverture et qui va ensuite être invité dans les médias. Cela démontre à quel point la politique est devenue un combat entre des individus. » Mais ce culte de l’ego a aussi son revers qui s’exprime le plus souvent par un profond blues post-publicatio­n. « Ils sont nombreux, une fois que les demandes d’interviews se font rares, à appeler pour comprendre ce qui se passe », note un attaché de presse. Mais parfois, à force d’accaparer les plateaux télé et les studios de radios, les politiques prennent aussi le risque d’épuiser leur réservoir de polémique. « Le jour de son éviction, tout le monde a cherché à contacter Aquilino Morelle, reconnaît Enthoven. Mais, trois jours après, à force de passer en boucle sur les chaînes d’info, le risque était qu’il soit moins désirable, et qu’il n’ait plus rien à dire. Ce ne sera pas le cas. » D’ailleurs, l’ex-conseiller de Hollande se fait plus discret. Preuve que pour cultiver le désir, un politique doit aussi apprendre à ne pas trop se livrer.

François Fillon a refusé les 100 000 € d’avance que lui proposait Grasset. Selon nos informatio­ns, il aurait reçu 140 000 € de la part d’albin Michel.

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