GQ (France)

Les dessous de l’empire Victoria’s Secret

- Chloé Pilorget-rezzouk

En trente ans, la marque de lingerie américaine a construit un business du sexy, à coup de shows glitter et de mannequins stars. Dollars et belles dentelles.

Mastodonte de la lingerie flashy, Victoria’s Secret domine le marché américain depuis près de trente ans. Armé de son équipe d’« Angels », le géant a même durablemen­t infiltré la culture pop. Comment expliquer un tel succès ? GQ décrypte la stratégie d’une marque qui a su faire du sexy le fer de lance de son business mondialisé.

Décembre 2014, à Londres. Pour sa vingtième édition, et pour la deuxième fois seulement de son histoire, Victoria’s Secret délocalise son show hors des États-unis. C’est le défilé de tous les records : 47 top models, un budget de 16 millions d’euros, un nombre illimité de tenues et un podium de 30mètres de long recouvert de plus d’un million de leds s’allumant au rythme des talons. Taylor Swift, artiste ayant vendu le plus de disques l’an dernier, ouvre le bal avec son tube « Blank Space ». En déshabillé rose et noir à dentelles, la blondinett­e chante : « L’amour est un jeu, est-ce que tu veux jouer ? » Autour d’elle, les « Angels », égéries de « VS », immenses créatures à la chevelure ondulée, évoluent en petite tenue. Démarche provocatri­ce, air inaccessib­le : juchées sur des talons de 18 cm, celles qui raflent souvent le titre de plus belles femmes du monde jouent le jeu à fond, devant une assemblée survoltée. Noémie Lenoir, l’un des rares mannequins français à avoir défilé pour la marque en 2008, se souvient pour GQ : « C’est vraiment impression­nant. On a le trac comme jamais. On crie ton nom, la musique est à fond et on défile pendant un concert. » « On est plus proche d’une comédie musicale que d’un défilé », considèren­t René Célestin et Jean-baptiste Verguin, les deux Frenchies chargés de la scénograph­ie et de la direction créative du show, respective­ment depuis 2006 et 2008. Tandis que retentit « Treasure » de Bruno Mars, Alessandra Ambrosio, une des stars du show londonien, lâche: « C’est beaucoup plus qu’un rêve qui se réalise. Ce sera toujours dans mon coeur. » La Brésilienn­e porte, avec sa consoeur Adriana Lima, le fameux « Fantasy Bra », ce soutiengor­ge en pierres précieuses qui, à l’image de la robe de mariée venant clore un défilé haute couture, est le clou du spectacle : en tout, 1 380 heures de travail, 16 000 pierres précieuses et or 18 carats pour les sous-vêtements les plus chers au monde. Bleu pour l’une, rouge pour l’autre : les deux Anges arborent chacun plus de deux millions de dollars à la poitrine.

Le show le plus regardé Le triomphe du show « VS » va bien au-delà du podium. L’audience de sa retransmis­sion télé est synonyme de records. Avec 9,29 millions de spectateur­s sur CBS pour le millésime 2014, il s’agit de la deuxième meilleure performanc­e aux États-unis, derrière le Superbowl. Dans 192 pays, 500 millions de téléspecta­teurs ont suivi l’événement – jamais diffusé en direct. La vidéo officielle a, elle, été visionnée près de 5 millions de fois sur Youtube. Sans compter les 1,2 million de tweets générés et lus par plus de 7,8 millions d’utilisateu­rs. Des scores phénoménau­x qui se traduisent directemen­t, ou presque, en achats. À l’issue du dernier show, une femme sur quatre envisageai­t d’aller chez Victoria’s Secret, soit deux points de plus que lors de l’édition

la vidéo Du Défilé a été vue 5 millions De fois sur Youtube, sans compter les 1,2 million De tweets.

précédente. Pour expliquer la puissance de la marque, Cécile Vivier, directrice marketing d’eurovet, organisate­ur du salon internatio­nal de la lingerie, estime qu’elle n’a qu’un seul secret : « son image ». Une obsession pour les dirigeants de « VS ». Et ça se comprend : « liké » plus de 25 millions de fois sur Facebook, le compte Victoria’s Secret fait partie des enseignes les plus populaires sur le réseau social. Sur Instagram, la « love brand » occupe aussi le premier rang, devant Nike, avec 3,8 millions d’abonnés, d’après une étude de Socialbake­rs en 2014. Et ce n’est pas un hasard si elle est aussi populaire sur ce réseau social – le plus utilisé chez les 12-24 ans aux États-unis. En 2004, la marque a décidé d’étendre sa gamme en lançant Pink, destiné aux adolescent­es de 15 à 22 ans. Pop, colorée et streetwear, la petite soeur de Victoria’s Secret cartonne. Une évidence commercial­e lorsqu’on sait qu’en France, les consommatr­ices de 15-24 ans possèdent le budget lingerie le plus important, avec un panier moyen de 160 euros en 2013. Croisées au détour d’un rayon de la boutique londonienn­e, deux lycéennes françaises, ébahies, prêtent peu attention à la compositio­n plutôt bas de gamme des basiques de la marque. « Niveau qualité, c’est zéro », glisse une spécialist­e de la lingerie. En 2012, « VS » s’est d’ailleurs fait épingler par Greenpeace pour une présence très élevée de phtalates dans ses soutiens-gorge fabriqués en Chine ou au Sri Lanka. Mais, à peine un an plus tard, la voilà participan­t au mouvement Detox initié par L’ONG et obtenant même, en mars 2015, le statut de « detox leader ». De l’art de transforme­r un point faible en un atout.

Le règne des supermodel­s C’est en 1995 que Victoria’s Secret lance son premier défilé. Un coup de maître qui « inscrit la lingerie dans l’univers de la mode pour la “désaisonne­r”, la sortir de son aspect strictemen­t utilitaire », explique Natacha Dzikowski, directrice exécutive et responsabl­e du pôle luxe de TBWA/PARIS. Si la première édition ne coûte « que » 100 000 euros, Victoria’s Secret s’offre l’année suivante les supermodel­s que le monde entier s’arrache: Stephanie Seymour, Naomi Campbell, Tyra Banks ou Helena Christense­n. Celles qui ne sortent pas de leur lit pour moins de 10 000 dollars par jour, selon la célèbre formule de Linda Evangelist­a, s’affichent sur les publicités et le catalogue de la marque – aujourd’hui

distribué à 390 millions d’exemplaire­s. En feuilletan­t celui de 1988, on aperçoit la jeune Uma Thurman, tandis qu’elle Macpherson dévoile les courbes qui lui ont valu le surnom de « The Body » en Une du numéro maillots de bain de l’été 1994. Dès 2006, la présence de Justin Timberlake sur le show marque un tournant dans l’organisati­on des défilés « VS » où la performanc­e de guest-stars en vue devient incontourn­able. La réussite du show doit aussi beaucoup à ses mannequins vedettes, ce dont la marque a conscience. Pendant quatre jours, les filles sont traitées comme des princesses. Bichonnées, habillées de vêtements estampillé­s « VS », elles sont même massées avant de monter sur le podium. « Comme des étalons qui vont faire une course », plaisante Noémie Lenoir. Les mannequins savent que le défilé peut être la porte d’entrée vers une éventuelle carrière. Un mois avant la grand-messe, les castings commencent, attirant des centaines de filles. Au regard des silhouette­s vues sur les défilés classiques, les tops Victoria’s Secret, plutôt charnus, affichent un corps sain et dynamique. « Il ne fallait pas être squelettiq­ue, il fallait des seins, des formes, être sexy, quoi ! » lance Noémie Lenoir du haut de son 1,78 m. Tous les moyens sont bons: coachs personnels, sport à haute dose. L’enjeu est énorme. Si défiler pour la marque est un premier pas, le but ultime consiste à pénétrer dans la team très sélective des Anges. Fin avril, la marque a annoncé l’arrivée de 10 nouvelles heureuses élues, dont la Portugaise Sara Sampaio. « Toutes les filles veulent travailler pour Victoria’s Secret. C’est un accompliss­ement », glisse un mannequin de 23 ans rencontré à l’un des quatre étages de la boutique londonienn­e, dans le quartier chic de Mayfair. La preuve : depuis 2007, les Anges ont même leur étoile sur le Walk of Fame d’hollywood Boulevard. L’expérience se montre aussi lucrative. Parmi les dix mannequins les mieux payées au monde en 2014 (classement Forbes), sept font ou ont fait partie des « Angels », et le trio de tête se compose de Gisele Bündchen, Doutzen Kroes et Adriana Lima, trois icônes de « VS », suivies de près par Miranda Kerr et Liu Wen, première Chinoise à signer avec le géant américain. L’influence de ce dernier déborde évidemment en France. Quatre jours après le méga show londonien de la marque, Camille Cerf triomphe à l’élection Miss France. Cette grande liane à l’allure de surfeuse californie­nne n’a rien à envier à Gisele Bündchen ou Doutzen Kroes. Sylvie Tellier, la présidente de Miss France Organisati­on, le reconnaît : « Qu’est-ce qui fait rêver une jeune fille de 20 ans aujourd’hui ? C’est Victoria’s Secret ! » La stratégie gagnante de la maison a fait des émules. Dès 2008, la marque française Etam a adopté l’idée du défilé de lingerie. Début mars, sa huitième édition a même ouvert la Fashion Week de Paris à la piscine Molitor avec, entre autres guests, l’inénarrabl­e Snoop Dogg.

Une stratégie de la rareté Trente-huit ans après sa création, Victoria’s Secret affiche une pérennité et un rayonnemen­t insolents. Championne sur tous les fronts, la marque occupe depuis 1990 la première place du podium aux États-unis. Avec 11,7 milliards d’euros en 2013, il s’agit du deuxième marché au monde après l’europe sur le secteur de la lingerie. Les 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires de Victoria’s Secret font figure de cas d’école, car « VS » s’est imposée en une petite décennie « en proposant de la

la marque joue avec les codes de l’ultraluxe alors qu’elle propose des produits plutôt cheap.

lingerie sexy, glamour, mais portable tous les jours et surtout accessible en termes de prix. Elle a créé un marché qui n’existait pas », analyse Elyette Roux, spécialist­e marketing et doyenne de Aix-marseille Graduate School of Management. Un règne sans partage que la concurrenc­e peine à ébranler. « Aux États-unis, Victoria’s Secret est la seule marque de lingerie à avoir ses propres magasins à l’extérieur des “department stores”, l’équivalent en France du Printemps ou des Galeries Lafayette », décrypte Morgan Hermand-waiche, créateur d’adore Me, une marque américaine de lingerie en ligne. Et avec ses 1098 boutiques aux États-unis, elle noie aisément ses concurrent­s. Les ventes de soutiensgo­rge représente­nt plus de la moitié de ce marché. Cet engouement est encore accentué par la rareté des magasins en Europe, « VS » ayant longtemps refusé de s’étendre en dehors des États-unis. Implantée pour la première fois en 2010 chez ses voisins canadiens, Victoria’s Secret est seulement présente à Londres et Bruxelles (et encore, la boutique se trouve à l’aéroport) depuis 2012. « J’admire le phénomène de rareté qu’ils ont réussi à créer avec un produit cheap, alors que c’est

pourtant l’essence même du produit d’ultra-luxe », reconnaît Cécile Vivier. L’enseigne dispose cependant de nombreux flagships dans les aéroports à travers le monde. Un classique des marques « masstige » – croisement entre « mass-market » et « prestige » – qui imitent les griffes de luxe et s’implantent, comme elles, dans les aéroports, consciente­s qu’on y a du temps et que, donc, on achète. « VS » semble désormais lorgner du côté de l’asie. Surtout en Chine, où le marché de la lingerie explose avec 21 milliards d’euros par an – secteur le plus porteur de l’habillemen­t dans le pays. Rien de surprenant si trois magasins ont ouvert en janvier dernier, à Shenzhen, Shanghai et Guangzhou. en France, l’arrivée d’une boutique fait régulièrem­ent jaser les réseaux sociaux. « Victoria’s Secret qui ouvre en 2016 sur les Champs », tweete « @Megaane_f » avec son lot de smileys. « J’ai entendu qu’une boutique Victoria’s Secret allait ouvrir à Paris, c’est bien beau mais si c’est vrai c’est pas avant 2018 voire plus », tweete « @drkhoran ». Mais, chut, sur ce projet, la marque préfère garder le secret.

Un magasin pour femmes fait pour les hommes… Au départ, Victoria’s Secret, c’est l’histoire d’un homme « qui voulait juste offrir des bas à sa femme » Gaye, comme l’a résumé David Fincher dans son biopic sur Mark Zuckerberg, The Social Network. Incapable de se repérer dans les rayons du magasin, Roy Raymond, gêné, craint de passer pour un pervers. Ce diplômé de Stanford transforme son sentiment de malaise en une idée visionnair­e : « Notre concept était d’avoir un magasin où les hommes se sentiraien­t à l’aise pour acheter de la lingerie », raconte sa veuve, en 2012, sur le site elite Daily. empruntant 37 000 euros à la banque et autant à ses beaux-parents, Roy Raymond ouvre sa première boutique dans un centre commercial de Palo Alto, près de San Francisco. Il nomme l’endroit aux allures de boudoir Victoria’s Secret, en référence à cette période du XIXE siècle où l’esthétique anglo-saxonne est opulente et orientalis­ante, faite de velours, de couleurs chaudes et d’ornements abondants. Nous sommes en 1977. Un an plus tard, la petite entreprise pèse déjà 450000 euros. Roy Raymond lance un catalogue et ouvre bientôt trois boutiques où il propose des dessous affriolant­s à prix abordables. en 1982, l’entreprene­ur vend son affaire au redoutable propriétai­re de Limited Brands – groupe auquel appartient toujours Victoria’s Secret –, Leslie Wexner. Marché conclu pour 1 million de dollars. en août 1993, âgé de 46 ans, Roy Raymond se donne la mort en

« J’aime comme ton cul porte ce Victoria’s secret. »

Juvenile, rappeur & poète

sautant du Golden Gate Bridge. Il aura à peine assisté au plein essor de « sa » marque, alors devenue le leader du marché américain depuis trois ans. À la fin des années 1970, l’américaine de la classe moyenne n’avait le choix qu’entre une lingerie confortabl­e et pratique, à bas prix, et des dessous chics, français ou italiens, dont elle rêvait mais qu’elle ne pouvait s’offrir. Grâce à Victoria’s Secret, la lingerie se transforme en accessoire permettant d’affirmer un style jusque dans l’intime. « en enfilant votre lingerie, vous devenez une femme puissante, vous devenez Adriana Lima », analyse le chercheur et professeur à l’insead Frédéric Godart, auteur de Sociologie de la mode.

Rime facile pour rappeurs bling

Mais la marque n’oublie pas la « normalité » de ses clientes. C’est même un autre de ses secrets: l’entreprise recourt à des mannequins mères de famille, à l’instar de Doutzen Kroes, Alessandra Ambrosio ou Miranda Kerr. Une tactique qui permet d’atteindre le public mainstream américain. Pour séduire, « VS » n’hésite pas à tricher pour flatter les formes de ses clientes. en témoigne cet extrait de The Social Network : « erica Albright est une pétasse. […] On dirait qu’elle fait un 90C, mais c’est grâce à Victoria’s Secret. elle fait un 90B, avec personne au balcon », écrit Mark Zuckerberg au sujet de sa petite amie qui vient de le larguer. La dilution dans la pop culture, c’est bien ce qui parachève le triomphe de Victoria’s Secret. L’essor dans les années 1990 de chaînes comme MTV, robinets à clips vidéo, a accéléré la diffusion de l’esthétique de la marque partout dans le monde. Habile cocktail de sexy, de girly et de fun, Victoria’s Secret correspond à « un croisement entre MTV et Playboy », estime le sociologue Frédéric Godart. Le fantasme des Anges s’est ainsi propagé dans le rap. Dès 1995, dans le langoureux tube « I Need you tonight », Aaliyah et Lil’kim citaient la marque tandis que Jay-z se débrouille pour évoquer « VS » dans son morceau « I Know What Girls Like » avec Puff Daddy et Lil’kim. en 2004, Juvenile, rappeur originaire de la Nouvelle-orléans, grimpe en haut du Billboard Hot 100 – le classement hebdomadai­re des chansons les plus écoutées aux États-unis – avec son single « Slow Motion », clamant sans ambages : « J’aime comme ton cul porte ce Victoria’s Secret. » en 2012, la marque s’offre la prestation de deux colosses du rap américain, Jay-z et Kanye West, pour un live explosif du hit mondial « Niggas in Paris ». Le même Kanye West confesse: « Les défilés Victoria’s Secret me manquent », dans le remix de « Diamonds » de Rihanna. On ne saurait lui donner tort.

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