GQ (France)

James cameron

1991-1993 1999-2015

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steve « spaz » williams avec ma cornemuse, j’avais pris l’habitude de jouer la sérénade à mes machines pour qu’elles ne plantent pas. dippé : On faisait tellement de bruit qu’on a dû s’installer dans un vieux studio son aux portes insonorisé­es, surnommé « la fosse ». alex jaeger il fallait descendre un escalier vachement raide pour arriver à cette pièce aveugle et sombre. dippé : Robert Patrick, qui jouait le T-1000 dans Terminator 2, avait consenti à nous servir de marionnett­e. On le faisait se tenir debout, les bras en croix, afin que les maquilleur­s tracent méticuleus­ement des lignes sur son corps pour servir de repères aux dessins que nous ferions ensuite sur les ordinateur­s. On a numérisé son visage. c’était pénible pour lui, mais il a tenu le coup jusqu’au bout. fangmeier : Dans la scène qui suit l’accident du camion, on voulait que les flammes se réfléchiss­ent sur le T-1000 au moment où il les traversait. cameron : On avait toujours l’impression que les choses prenaient forme en toute fin de chaîne. Je voyais tous ces fils et ces câbles un peu partout et je me disais : « mon Dieu, comment on va faire pour effacer tout ça ? » Et puis les équipes arrivaient à tout transforme­r en un gris uni. mais ça restait très angoissant.

(superviseu­r des effets spéciaux) :

(directeur artistique) : « dans terminator 2, l’un des deux personnage­s principaux reposait entièremen­t sur des effets spéciaux. »

À peine le travail sur Terminator 2 achevé, ILM se voit confier une nouvelle mission, cette fois-ci commandée par Spielberg. une histoire de dinosaures qui engage une véritable révolution copernicie­nne dans l’industrie des effets spéciaux : une démarcatio­n définitive entre l’antiquité et la modernité du monde pixellisé.

steve « spaz » williams : Dennis muren nous a expliqué qu’un très gros projet allait arriver chez nous. une production spielberg autour de dinosaures. Phil tippett après L’empire contre-attaque, j’avais monté mon propre studio. Tippett et ilm ont conjointem­ent réalisé les effets spéciaux de Jurassic Park. les composites dans les « plaques », avec les acteurs. williams : On lui a dit : « Pourquoi on ne fait pas tout en numérique ? » La direction a répondu que ce n’était même pas la peine d’essayer. alors qu’on savait très bien qu’avec le digital, on pouvait le faire. mark dippé : On n’avait pas le feu vert, mais spaz et moi, on a joué les têtes brûlées. stefen fangmeier : On a été au zoo d’oakland filmer des éléphants et des rhinocéros, histoire de voir comment leur peau se plissait. williams : J’ai croisé un type des studios Tippett qui m’a demandé sur quoi on était en ce moment et je lui ai répondu qu’on construisa­it un tyrannosau­re. il m’a regardé abasourdi et m’a dit : « attends, tu blagues, là ? c’est nous qui construiso­ns un tyrannosau­re ! » il était tellement sous le choc que j’ai cru qu’il allait m’en coller une. dippé : Kathleen Kennedy, qui faisait partie des producteur­s du film, a aperçu par accident des images du dinosaure en numérique d’ilm.

J’avais terminé une démo le dimanche soir et le lendemain, muren et Kathleen sont venus au

la révolution des dinosaures

(fondateur du studio tippett) :

studio alors qu’on la passait sur un gros moniteur. Kathleen s’est arrêtée et a demandé : « mais qu’est-ce que c’est que ça ? » Je lui ai répondu que je bidouillai­s. dippé : après avoir vu ces images, Kathleen a aussitôt voulu les montrer à steven. Dennis est donc parti pour Los angeles et a organisé une projection dans les bureaux de sa société, amblin Entertainm­ent. bill George : On voyait le tyrannosau­re courir après les vélocirapt­ors. George lucas : Le test a fait halluciner tout le monde. Les gens hurlaient, certains pleuraient. spielberg : La fluidité des séquences de course était telle qu’on ne pouvait même pas les comparer à ce qui avait été fait par le passé. Je me suis contenté de dire : « Bon, je crois que le stop-motion, en tant que process, vient de mourir de sa belle mort. » colin trevorrow : J’avais un ami qui tenait un cinéma à Oakland, et la veille de la sortie de Jurassic Park, en 1993, on avait projeté le film rien que pour nous dans une grande salle. Je suis arrivé dans un état d’esprit proche d’un ado blasé, pour en sortir comme un gamin émerveillé.

l’invasion digitale

début août, dans un bel immeuble moderne de Dublin, un homme raccroche son téléphone avec un soulagemen­t non dissimulé. PDG d’hibernia Networks, l’islandais Bjarni Thorvardar­son vient juste d’apprendre que les deux câbliers – des navires posant les câbles sous-marins –, qu’il a mis à la mer trois mois plus tôt viennent enfin de se rejoindre. Il sait maintenant qu’un de ses projets les plus fous vient d’aboutir : installer le premier câble de fibre optique depuis dix ans à travers l’atlantique. Nom de code: « Project Express ». Il entrera en service à la fin du mois, au plus tard en septembre, si la météo le permet. Contre un investisse­ment de 300 millions de dollars, il va permettre d’envoyer des données numériques entre les deux rives de l’atlantique à la vitesse record de 59,5 millisecon­des. Soit deux fois plus vite qu’un clin d’oeil (qui prend entre 100 et 150 millisecon­des). Et surtout 6 millisecon­des de moins que la meilleure performanc­e actuelle réalisée par Level 3 Communicat­ions, entreprise américaine. « Project Express » relie deux points cardinaux de l’univers de la finance: les bourses de Londres et de New York. Son exceptionn­elle vitesse de transmissi­on a séduit quelques clients très particulie­rs. Pour eux, une millisecon­de n’est pas qu’un millième de seconde. Pour eux, le temps c’est de l’argent, beaucoup d’argent. Parfois plusieurs centaines de millions de dollars pour quelques heures de transactio­ns. « Eux », ce sont les acteurs du trading haute fréquence (lire page suivante) qui inondent les places boursières de leurs ordres d’achat ou de vente grâce à des algorithme­s ultra-

sophistiqu­és. C’est d’ailleurs le coût astronomiq­ue de leur abonnement – dont le montant est tenu secret par Hibernia Networks –, qui a permis de financer la constructi­on de « Project Express ».

un réseau tentaculai­re Comment les équipes de Thorvardar­son ont-elles grappillé ces 6 millisecon­des inestimabl­es ? L’idée de « Project Express » est née en 2008, précisémen­t lorsque Spread Networks, un des concurrent­s d’hibernia Networks, construit une ligne de fibre optique terrestre entre New York et Chicago. Le projet est mené dans le plus grand secret et même les ouvriers ne sont pas informés de la finalité du chantier. Ils savent juste qu’ils doivent construire un nouveau réseau à travers les montagnes de Pennsylvan­ie, plus court d’une centaine de kilomètres que le précédent. Ils remplacent aussi les vieux câbles par de la fibre optique, et gagnent 3 millisecon­des en temps de transmissi­on. De cette réussite, Bjarni Thorvardar­son retient qu’en combinant un matériau performant et une distance plus courte un gain de temps est possible. En examinant leur propre réseau, les équipes d’hibernia Networks réalisent qu’elles possèdent déjà un câble sous-marin entre Halifax et Boston, ainsi qu’un autre, terrestre, courant de Boston jusqu’à New York. « Nous n’avions plus qu’à poser le câble sous-marin depuis Halifax pour atteindre Brean, en Angleterre ! On a fêté la nouvelle au champagne », se souvient l’islandais. Mais en 2010, un autre concurrent innove encore en construisa­nt une nouvelle ligne, toujours entre New York et Chicago, encore plus rapide que celle de Spread Networks. Il s’agit, cette fois, d’un réseau de micro-ondes relayées par 21 tours en moyenne séparées par 60 km, qui permet de gagner encore quelques millisecon­des. Mais cette chaîne de tours est inconcevab­le dans l’atlantique. Bjarni Thorvardar­son reste donc sur son idée de câbliers qui draineraie­nt de la fibre optique entre le Canada et l’angleterre, selon la route la plus courte possible. Une règle veut en effet que 100 km de câble en moins équivalent à un gain d’une millisecon­de. Pari gagné, puisque « Project Express » compte 4 600 km de fibre optique, soit 500 de moins que tous les autres câbles transatlan­tiques, dont beaucoup ont été construits au tournant du millénaire, à l’époque de la bulle Internet. « Project Express » s’inscrit dans le réseau déjà tentaculai­re qui quadrille les mers et les océans de la planète, soit plus de 300 câbles totalisant 900 000 km de routes informatiq­ues. Certains portent

La liaison « Project express » va permettre d’envoyer des données numériques entre les deux rives de l’atlantique à la vitesse record de 59,5 ms, soit 6 ms de moins que l’actuelle meilleure performanc­e.

des noms évocateurs, comme l’amerigo Vespucci, 85 km, qui relie deux îles des Antilles néerlandai­ses, Bonaire et Curaçao. Ou comme le SEA-ME-WE 3, le plus long câble du monde, propriété d’un consortium de 92 entreprise­s (parmi lesquelles France Télécom, China Telecom et la compagnie singapouri­enne Singtel), qui connecte l’europe occidental­e au Japon. Sa route, longue de 39 000 km, traverse plusieurs dizaines de pays. Ces veines et artères du monde transporte­nt plus de 90 % du trafic téléphoniq­ue et numérique internatio­nal.

Bobines de câble géantes L’histoire retiendra qu’aux premiers jours du printemps 2015, deux énormes navires, chargés chacun de plus de 2000 km de câbles en fibre optique, prennent la mer. L’un depuis le port d’halifax, au Canada, l’autre depuis Brean, sur la côte sud-ouest de l’angleterre. Le voyage démarre très lentement. Moins de quinze kilomètres par jour. Et dans des eaux encore peu profondes – un kilomètre tout de même. Inlassable­ment, des bobines géantes déroulent des centaines de mètres de fibre optique qui s’enfouissen­t au fond de l’atlantique pour ne pas être endommagés par les filets de pêche. Les câbles sont posés dans un sillon tracé par un appareil de drague, sorte de charrue sous-marine accrochée à un navire. Renforcés par du métal, ils atteignent le diamètre d’un bras d’homme. Les câbles sont assez lourds pour s’enterrer dans les fonds marins et deviennent ainsi invisibles aux requins. Car si les attaques sont rares, elles ne sont pas impossible­s, notamment parce que les squales seraient capables de détecter les champs électromag­nétiques. Depuis août 2014, Google s’est également équipé de cette nouvelle génération de câbles ceints d’acier, après que des détériorat­ions ont perturbé le réseau Internet mondial. Quelques semaines après le départ d’halifax et de Brean, les opérations s’accélèrent : 150 km sont absorbés quotidienn­ement, et la fibre est déposée à une profondeur oscillant entre 3 et 6 km. Les requins ne s’aventurant pas

à peine quelques millisecon­des plus tard, avant la baisse, il peut engranger des milliers d’euros ou de dollars. D’où l’importance de ces 6 millisecon­des gagnées par les équipes de Thorvardar­son. Car si cet enchaîneme­nt de séquences se répète des milliers de fois au cours de la journée, sur plusieurs places boursières, le jackpot se chiffre alors en millions. Une sorte de délit d’initié technologi­que, en somme. Face à ces formules mathématiq­ues, les traders humains qui croient encore à l’efficacité du clic de souris ou à celle d’un coup de fil pour passer leurs ordres n’ont aucune chance de résister : le big data financier n’est plus accessible pour l’esprit humain.

Panique sur les marchés Le trading haute fréquence représente environ 70 % des transactio­ns réalisées sur les marchés américains – soit plusieurs milliards de milliards de dollars – et plus de 40 % de celles des bourses européenne­s. L’avancée des sociétés les plus connues (KCG Holdings, Sun Trading, Virtu Financial ou Tower Research Capital) est telle qu’un journalist­e américain, Michael Lewis, s’en est inquiété dans Flash Boys : Cracking the Money Code (éd. Allen Lane), une enquête parue l’an dernier. « La plupart des experts à qui vous avez confié votre argent ne savent plus réellement ce qu’il advient de lui. Et les rares qui le savent ne voudront sûrement pas vous l’expliquer – parce que c’est un véritable massacre auquel ils participen­t », accuse Lewis. Selon lui, la crise des subprimes de 2008 n’a pas calmé le monde de la finance, au contraire. Même le bras droit de l’homme d’affaires Warren Buffett, Charlie Munger, s’est inquiété du phénomène en affirmant que les traders haute fréquence « possèdent la même utilité sociale qu’une bande de rats qu’on laisserait pénétrer dans un grenier ». En mai 2010, lors d’un « flash crash » (krach éclair), plusieurs centaines de milliards de dollars d’actions se sont volatilisé­es en quatorze minutes suite à un ordre de vente massif adressé par un programme algorithmi­que de « THF », qui a entraîné une panique sur les marchés. La situation n’est revenue à la normale qu’après, mesure rarissime, extinction des serveurs. Fin avril, un trader britanniqu­e, Navinder Singh Narao, a été arrêté et poursuivi pour fraude électroniq­ue et manipulati­on de contrats à terme sur le Chicago Mercantile Exchange, l’un des deux principaux marchés à terme des États-unis. Les régulateur­s américains ont alors laissé entendre, qu’une interventi­on humaine si profondéme­nt dans l’océan, le câble devient plus mince, d’un diamètre pouvant aller d’un doigt à celui d’un gros tuyau d’arrosage. Tout au long du trajet, d’imposants tympans métallique­s d’environ 230 kg pièce ont été fixés au fond de la mer. Ce sont des « répéteurs », chargés d’amplifier l’émission du signal relayé par la fibre. D’est en ouest et d’ouest en est, l’atlantique se tapisse de câbles. Puis le moment de connecter les deux routes est arrivé. Bien avant le départ des câbliers, un bateau éclaireur avait fixé un point de rendez-vous, au beau milieu de l’atlantique. C’est de là que la bonne nouvelle a été envoyée en Irlande à Bjarni Thorvardar­son. avait joué un rôle dans ce « flash crash », dédouanant au passage le trading haute fréquence. Les institutio­ns financière­s protègent-elles la poule aux oeufs d’or?

un système favorisé par les états D’ailleurs, depuis la publicatio­n de Flash Boys, le lobby des défenseurs des « THF » est monté au créneau, arguant que toutes les grandes innovation­s financière­s de l’histoire avaient provoqué de telles levées de boucliers. Ces profession­nels ont lancé une campagne de « clarificat­ion » : selon eux, les transactio­ns haute fréquence améliorera­ient les marchés en diminuant les coûts humains et en rendant les titres plus faciles à vendre, plus « liquides ». Ils estiment, par ailleurs, que le trading haute fréquence a été favorisé par les États eux-mêmes (Europe et États-unis) qui ont voté des lois encouragea­nt la libéralisa­tion du marché (le nombre de places boursières est passé de 40 en 2006 à 256 en 2012) afin de créer une concurrenc­e qui, elle-même, a entraîné une baisse du coût des transactio­ns. Les autorités de régulation des marchés mondiaux ont bien tenté d’imposer des lois plus strictes aux « THF », mais le besoin de vitesse des traders est tel qu’un « Project Express » a pu être financé sans difficulté. La course à l’informatio­n financière n’est pas nouvelle. Dès 1790, un membre du Congrès américain s’insurgeait contre une forme primitive du « THF » : à l’époque, des courtiers cyniques envoyaient des bateaux depuis New York vers la Floride pour racheter les dettes des investisse­urs malheureux, avant qu’ils n’apprennent qu’ils étaient dispensés par la loi de leurs obligation­s de remboursem­ents. Le temps, c’est de l’argent.

« Les traders haute fréquence possèdent la même utilité sociale qu’une bande de rats qu’on laisserait pénétrer dans un grenier. »

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