GQ (France)

Q Christian Califano, 42 ans

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uand je me regarde dans la glace, je vois tout de suite mes oreilles. Et, à chaque fois, cela me rappelle que j’ai vécu des trucs de dingue. » Christian Califano, 42 ans, ancien pilier du Stade toulousain aux 72 sélections en équipe de France, revoit chaque matin en se rasant le film de sa carrière. Dans ses oreilles, oui. Ces « choux-fleurs », comme on dit dans le rugby, creusés, gonflés et boursouflé­s par des milliers de rucks, de plaquages et d’accrochage­s. La droite est la plus amochée, souvenir d’un coup depied assourdiss­ant reçu il y a vingt ans au milieu d’une mêlée sauvage, face aux All Blacks. « Elle était arrachée, pendait sur ma pommette. Il a fallu la recoller en urgence. J’ai eu mal très longtemps et j’en garderai les stigmates toute ma vie », dit-il… fièrement. Pourquoi s’en vanter ? « Parce qu’un mec qui a de beaux choux-fleurs, il sera respecté et considéré comme un guerrier. C’est une marque de fabrique, un emblème, une sorte de trophée ambulant. »

Passeport pour le respect À la fin de leur carrière, les oreilles des avants ne sont plus que des boules de chair et de cartilage. Plates ou boursouflé­es, recroquevi­llées ou décollées, ces abominatio­ns esthétique­s sont une fierté chez les « gros », les premières lignes, ces ambassadeu­rs des basses oeuvres du rugby qui se frottent en mêlée et se jettent la tête la première dans les rucks. Particular­ité physique du rugby warrior automatiqu­ement associée à l’ovalie, l’oreille cassée est, pour ces joueurs, la carte qui donne accès au respect, à la considérat­ion et à la reconnaiss­ance partout dans le monde. Guerre, respect, fierté… Des mots qui reviennent toujours lorsqu’on évoque les choux-fleurs avec ceux qui les arborent. Pour son livre Trop chou, l’écrivain et photograph­e Henri Refuto a rencontré 31 rugbymen, uniquement des avants, pour recueillir leurs témoignage­s sur « ce qu’ils ont de plus précieux ». « Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’idée m’est venue du calendrier des “Dieux du Stade”. Je trouvais plutôt facile de faire du beau avec du beau et je me suis mis au défi de faire du beau avec des gueules fracassées. » Il les prend en photo et les fait parler de leurs choux: « C’est un phénomène égalitaire et intergénér­ationnel. Tous les avants en ont, amateurs ou profession­nels, jeunes ou vieux. Chacun a son histoire, ses propres souvenirs. Un des frères Spanghero me disait : “Quand je touche mon oreille, je me retrouve vingt ans en arrière”. » Un chou-fleur ne pousse pas sans mal. Au contraire. C’est extrêmemen­t douloureux. Docteur au service de médecine du sport du CHU de Clermont-ferrand, Mathieu Abbot explique cliniqueme­nt le phénomène : « On appelle cela un othématome, causé par la tuméfactio­n du pavillon à la suite d’un traumatism­e de l’oreille. À court terme, le risque, c’est l’infection. C’est pour ça qu’il faut faire régulièrem­ent des ponctions évacuatric­es. À long terme, c’est une lyse du cartilage et la déformatio­n définitive de l’oreille. C’est tout. Cela n’a aucune conséquenc­e sur la fonction auditive. » C’est sans doute pour cela qu’aucun rugbyman profession­nel n’a eu recours à la chirurgie réparatric­e. Olivier Magne, célèbre pour ses oreilles en forme de galette, y a pensé, raconte Henri Refuto. « Mais il n’a jamais franchi le pas, il ne le fera jamais. Ses oreilles font partie de son histoire.» Idem pour Fabien Pelous, Yannick Bru, Patrice Collazo ou encore Christian Califano. Lionel Faure, ancien pilier de Clermont-ferrand aux oreilles mâchées, raconte : « Ma mère me demandait souvent si je comptais me faire opérer après ma carrière. Je lui répondais que si j’attaquais le chantier, il faudrait faire tout le reste. Arcades, nez… J’ai un physique atypique, mes oreilles, je les garde. Je fais partie d’un clan ! »

Rugby à l’ancienne Ce clan, club très prisé des « gros », c’est celui pour lequel certains seraient capables de se taper les oreilles avec un extincteur ou contre les murs. « C’est une légende. Enfin, j’en ai entendu parler mais je ne l’ai jamais vu de mes propres yeux, raconte Karl Château, jeune troisième-ligne de Perpignan. Par contre, j’ai un ami qui rêvait d’avoir un chou et il se frottait les oreilles tout seul pour les faire gonfler. Le jour où il a réussi son coup, il l’a regretté pendant quelques semaines tellement il avait mal. » À 23 ans et depuis le début de sa carrière, Karl Château porte un casque pour prévenir des coups mais aussi se protéger des frottement­s. Son père a pourtant des choux sur les deux oreilles et, petit, il adorait les tripoter. Mais il a décidé de garder les siennes intactes : « C’est associé au rugby à l’ancienne. Aujourd’hui, il existe des techniques pour éviter les choux-fleurs. Mais je sais que certains jeunes veulent encore en avoir pour montrer aux anciens qu’ils n’oublient pas les valeurs du combat. » Pourtant, sa génération et celles à venir préfèrent éviter la gueule cassée. Un jeune espoir du Racing Métro confirme en off que ce qui fait le rugbyman d’aujourd’hui, c’est la carrure affûtée, la barbe, les tatouages. Mais pas le nez de travers, les dents en moins et les oreilles déchiqueté­es. Christian Califano, ambassadeu­r du rugby d’avant, comprend. « Peut-être que la philosophi­e change… » Les règles ne sont plus les mêmes, lescontact­s sont moins fréquents en mêlée, la moindre brutalité

est lourdement pénalisée. Casques, bandeaux, pansements viennent aussi préserver les oreilles des premières lignes qui font preuve d’une coquetteri­e nouvelle. « L’oreille de pilier perd de son attrait et de son prestige, confirme Pierre-michel Bonnot, plume de L’équipe. Un peu comme l’oreille de porc panée: c’est très bon mais plus personne n’en mange. Le rugby a cédé à la vanité du paraître. Là où les plus rustiques passaient devant la douche sans freiner pour arriver plus vite à la buvette, les métrosexue­ls en culottes courtes se laissent aller à l’impérialis­me cosmétique qui impose un esthétisme vaguement androgyne. » Pierre-michel Bonnot préfère se souvenir du pilier Martin Pichon, qui s’était fait arracher l’oreille d’un coup de dent par son vis-à-vis, Christian Lesbarrère­s. Un bout d’oreille avait été retrouvé sur la pelouse du stade Jean-bouin mais au moment de l’opération, la greffe n’avait pas pris: « Au téléphone, Albert Ferrasse (président de la Fédération de 1968 à 1991, ndlr) m’avait dit : “Bah, Martin Pichon, il a les cheveux longs, ça ne se verra pas!” »

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